Des cours en anglais à l'Uni?
L'internationalisation des échanges, commerciaux mais aussi intellectuels, fait que la question linguistique est devenue un enjeu culturel et éducatif de premier plan. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire. Question ultra-sensible s'il en est, puisque la langue est non seulement un outil de communication, mais aussi une manière de penser et d'appréhender le monde, l'un des principaux facteurs de l'identité culturelle. C'est d'autant plus le cas dans un pays multilingue comme la Suisse et, a fortiori, dans une ville internationale comme Genève. Quelles langues faut-il enseigner? Le Canton de Zurich vient de décider d'introduire l'anglais, à la rentrée 2006, comme seconde langue dès la deuxième année primaire, bien avant le français. Les hautes écoles n'échappent pas au débat. L'EPFL a saisi l'occasion de la réforme de Bologne pour modifier son règlement en la matière: la langue d'enseignement au niveau du master devrait être principalement l'anglais, selon les nouvelles directives approuvées par la Conférence des doyens en octobre dernier. L'idée d'introduire des cours en anglais ressurgit régulièrement à l'Université de Genève aussi. La vice-rectrice Nadia Thalmann, qui a longtemps enseigné au Canada, est particulièrement sensible à cette question et souhaiterait encourager l'usage de l'anglais dans l'enseignement au niveau des masters pour les branches scientifiques. Alors, pour ou contre l'anglais à l'Université?
Moderne, l'anglais? Pourquoi alors priverait-on nos étudiants d'une bonne occasion de se familiariser avec la deuxième langue la plus parlée au monde ?(1) L'EPFL ne montre-t-elle pas dans ce domaine la voie à suivre? L'anglais est aujourd'hui à ce point associé à l'idéologie libérale dominante qu'il suscite un rejet quasi instinctif auprès des personnes qui ne se reconnaissent pas dans cette idéologie. Beaucoup d'étudiants francophones hésiteront à parler en anglais pour protester contre "l'hégémonie culturelle anglo-américaine". Ces mêmes personnes s'en prendront aux anglicismes. Le 21 décembre 1999, Bernard Hess, un Démocrate suisse, parti d'extrême droite, a déposé une motion devant le Conseil national pour la protection des langues nationales et contre l'emploi des termes anglais, en s'inspirant de la loi Toubon en France. Parmi les cosignataires: deux représentants de la Lega tessinoise, Giuliano Bignasca et Flavio Maspoli, trois écologistes romands, Fernand Cuche, Patrice Mugny et Anne-Catherine Ménétrey, deux communistes, Joseph Zisyadis et Jean Spielmann, ainsi que l'indépendant Christian Grobet(2). Professeur au Département des sciences de l'antiquité, Jean-Paul Descoeudres, qui pratique couramment l'anglais pour avoir enseigné dans des pays anglophones, a des arguments plus modérés à faire valoir. "J'ai été longtemps favorable à des cours en anglais, mais j'ai revu ma position." Pour lui, le 11 septembre et ses suites ont fait prendre conscience aux Européens qu'ils ne partageaient pas forcément les mêmes valeurs que le monde anglo-saxon: "Nous devrions dépenser plus d'énergie à défendre le français. La francophonie n'est pas seulement une vue de l'esprit. Nous ne sommes pas dans une position marginale, comme pourraient se sentir les Finlandais ou les Grecs. Et Genève, ville francophone et ouverte sur le monde, peut faire valoir une position unique à cet égard. Aujourd'hui, même les chercheurs grecs, qui pendant longtemps s'exprimaient en anglais dans les colloques, tendent à parler dans leur langue. L'anglais n'est plus la langue du futur." Déjà ringard l'anglais? Robert Roth, doyen de la Faculté de droit, qui tient à préciser qu'il s'exprime là à titre personnel et non pas au nom de la Faculté, n'est pas loin de le penser: "Les partisans de l'anglais passent pour modernes. En réalité, il font surtout preuve d'un manque d'ambitions." Les étudiants des universités suisses devraient, selon lui, connaître deux langues nationales, plus l'anglais. "L'avenir de l'Europe est à la pluralité des langues et des cultures. Or nous avons le privilège d'habiter un pays où se pratiquent trois langues nationales. Ce serait une catastrophe culturelle, si nous venions à perdre cet avantage." Bon pour la mobilité? Robert Roth observe effectivement, en droit international et en droit des affaires, un glissement vers l'anglais dans les publications d'articles académiques. Cela étant, "on a tort de croire que l'anglais favorise la mobilité. La Faculté de droit est, à l'Université de Genève, celle qui a, proportionnellement, le plus d'étudiants qui séjournent à l'étranger. Or nous avons adopté l'allemand comme seconde langue, de préférence à l'anglais, et les pays germanophones sont les destinations favorites des étudiants."(3) Un constat qui vaut d'ailleurs pour l'ensemble des étudiants romands, dans le cadre d'ERASMUS(4). Qu'en est-il des étudiants venant à l'Université de Genève de l'étranger? Pour Nadia Thalmann, le fait de proposer des cours en anglais constituerait un atout indéniable pour attirer des personnes en formation venues des pays anglo-saxons, mais aussi d'Asie. "On perdrait les étudiants d'Afrique francophone", lui rétorque Jean-Paul Descoeudres. Quel anglais? Même constat chez Lisa Godin-Roger, chargée d'enseignement à l'Ecole de traduction et d'interprétation (ETI): "Qui va juger du niveau d'anglais? Si on attire des étudiants anglophones par des cours en anglais, il faut que les enseignants soient également anglophones, sans quoi la réputation de l'Université en souffrira vite. Et quand je dis anglophone cela ne veut pas dire forcément des Américains ou des Anglais, mais aussi des Sud-africains, des Australiens ou encore des Indiens", relève cette américaine d'origine, qui souhaiterait par ailleurs qu'il y ait davantage de contacts à ce sujet entre l'ETI et les facultés, notamment la Faculté des lettres. Toutefois, sans exiger qu'enseignants et étudiants pratiquent tous l'anglais d'Oxford, on peut admettre que la compréhension et la rédaction de textes en anglais soient intégrées à un apprentissage des outils académiques de base, au même titre que l'informatique. Dans le cadre de la réforme de Bologne, la FPSE, par exemple, songe à introduire des cours de rédaction anglaise. L'ETI propose d'ailleurs des cours de niveau professionnel dans ce domaine. De même, l'Université de Genève propose dès cet automne un cours donné en anglais et destiné aux étudiants non-francophones. Ce programme spécial est l'aboutissement d'un projet initié par les Relations Internationales afin de répondre à la demande d'étudiants étrangers, et obtenir ainsi davantage de places d'échange anglophones pour les étudiants d'UniGE. L' "International Students' Diploma" comporte des enseignements de culture générale sur Genève, de droit international & d'organisation internationale et bien sûr, de langue française. Il dure trois mois. Par décret ou par nature?
(1) Les statistiques varient passablement à ce sujet, l'anglais est tantôt classé au 2e rang, tantôt au 3e. Le français est généralement classé autour du 10e rang. Pour en savoir plus: |
Jacques Erard
Université de Genève
Presse Information Publications
Avril 2004
2004