2004

Des cours en anglais à l'Uni?

 

Des cours en anglais à l'Uni? Pas en avant ou pas en arrière?

 

L'internationalisation des échanges, commerciaux mais aussi intellectuels, fait que la question linguistique est devenue un enjeu culturel et éducatif de premier plan. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire. Question ultra-sensible s'il en est, puisque la langue est non seulement un outil de communication, mais aussi une manière de penser et d'appréhender le monde, l'un des principaux facteurs de l'identité culturelle. C'est d'autant plus le cas dans un pays multilingue comme la Suisse et, a fortiori, dans une ville internationale comme Genève.

Quelles langues faut-il enseigner? Le Canton de Zurich vient de décider d'introduire l'anglais, à la rentrée 2006, comme seconde langue dès la deuxième année primaire, bien avant le français. Les hautes écoles n'échappent pas au débat. L'EPFL a saisi l'occasion de la réforme de Bologne pour modifier son règlement en la matière: la langue d'enseignement au niveau du master devrait être principalement l'anglais, selon les nouvelles directives approuvées par la Conférence des doyens en octobre dernier.

L'idée d'introduire des cours en anglais ressurgit régulièrement à l'Université de Genève aussi. La vice-rectrice Nadia Thalmann, qui a longtemps enseigné au Canada, est particulièrement sensible à cette question et souhaiterait encourager l'usage de l'anglais dans l'enseignement au niveau des masters pour les branches scientifiques.

Alors, pour ou contre l'anglais à l'Université?

 

Moderne, l'anglais?
L'usage de l'anglais dans les échanges internationaux est considéré comme un signe de modernité. Il est vrai que pour une part non négligeable des habitants de la planète, en Asie notamment, la connaissance de l'anglais est l'une des clés d'accès au mode de vie et au confort économique dont nous jouissons en Occident. C'est vrai pour le français aussi, il faut le relever. En Afrique, par exemple, bien que dans une moindre mesure. Même en Europe, savoir se débrouiller en anglais est une nécessité pour travailler dans des entreprises et des organismes internationaux.

Pourquoi alors priverait-on nos étudiants d'une bonne occasion de se familiariser avec la deuxième langue la plus parlée au monde ?(1) L'EPFL ne montre-t-elle pas dans ce domaine la voie à suivre?

L'anglais est aujourd'hui à ce point associé à l'idéologie libérale dominante qu'il suscite un rejet quasi instinctif auprès des personnes qui ne se reconnaissent pas dans cette idéologie. Beaucoup d'étudiants francophones hésiteront à parler en anglais pour protester contre "l'hégémonie culturelle anglo-américaine". Ces mêmes personnes s'en prendront aux anglicismes. Le 21 décembre 1999, Bernard Hess, un Démocrate suisse, parti d'extrême droite, a déposé une motion devant le Conseil national pour la protection des langues nationales et contre l'emploi des termes anglais, en s'inspirant de la loi Toubon en France. Parmi les cosignataires: deux représentants de la Lega tessinoise, Giuliano Bignasca et Flavio Maspoli, trois écologistes romands, Fernand Cuche, Patrice Mugny et Anne-Catherine Ménétrey, deux communistes, Joseph Zisyadis et Jean Spielmann, ainsi que l'indépendant Christian Grobet(2).

Professeur au Département des sciences de l'antiquité, Jean-Paul Descoeudres, qui pratique couramment l'anglais pour avoir enseigné dans des pays anglophones, a des arguments plus modérés à faire valoir. "J'ai été longtemps favorable à des cours en anglais, mais j'ai revu ma position." Pour lui, le 11 septembre et ses suites ont fait prendre conscience aux Européens qu'ils ne partageaient pas forcément les mêmes valeurs que le monde anglo-saxon: "Nous devrions dépenser plus d'énergie à défendre le français. La francophonie n'est pas seulement une vue de l'esprit. Nous ne sommes pas dans une position marginale, comme pourraient se sentir les Finlandais ou les Grecs. Et Genève, ville francophone et ouverte sur le monde, peut faire valoir une position unique à cet égard. Aujourd'hui, même les chercheurs grecs, qui pendant longtemps s'exprimaient en anglais dans les colloques, tendent à parler dans leur langue. L'anglais n'est plus la langue du futur."

Déjà ringard l'anglais? Robert Roth, doyen de la Faculté de droit, qui tient à préciser qu'il s'exprime là à titre personnel et non pas au nom de la Faculté, n'est pas loin de le penser: "Les partisans de l'anglais passent pour modernes. En réalité, il font surtout preuve d'un manque d'ambitions." Les étudiants des universités suisses devraient, selon lui, connaître deux langues nationales, plus l'anglais. "L'avenir de l'Europe est à la pluralité des langues et des cultures. Or nous avons le privilège d'habiter un pays où se pratiquent trois langues nationales. Ce serait une catastrophe culturelle, si nous venions à perdre cet avantage."

Bon pour la mobilité?
Responsable du Bureau des relations internationales de l'Université, Edith Bohren se dit plutôt favorable à l'introduction de l'anglais, mais à doses homéopathiques. "Je pense que cela faciliterait la mobilité et les possibilités d'échanges en direction des pays anglophones." Le nombre d'étudiants qui veulent se rendre dans ces pays reste en effet nettement plus élevé que dans le cas de figure inverse. Pour une raison toute simple: bon nombre des meilleures institutions académiques, à l'échelle mondiale, se trouvent dans les pays anglo-saxons. "Je ne suis pas pour autant en faveur d'un chamboulement linguistique, comme à l'EPFL. Mais cela se justifie sans doute pour des cours ciblés, par exemple de politique européenne ou en droit international."

Robert Roth observe effectivement, en droit international et en droit des affaires, un glissement vers l'anglais dans les publications d'articles académiques. Cela étant, "on a tort de croire que l'anglais favorise la mobilité. La Faculté de droit est, à l'Université de Genève, celle qui a, proportionnellement, le plus d'étudiants qui séjournent à l'étranger. Or nous avons adopté l'allemand comme seconde langue, de préférence à l'anglais, et les pays germanophones sont les destinations favorites des étudiants."(3) Un constat qui vaut d'ailleurs pour l'ensemble des étudiants romands, dans le cadre d'ERASMUS(4).

Qu'en est-il des étudiants venant à l'Université de Genève de l'étranger? Pour Nadia Thalmann, le fait de proposer des cours en anglais constituerait un atout indéniable pour attirer des personnes en formation venues des pays anglo-saxons, mais aussi d'Asie. "On perdrait les étudiants d'Afrique francophone", lui rétorque Jean-Paul Descoeudres.

Quel anglais?
Anglais de Bombay ou de Carouge, encore faut-il savoir de quel anglais on cause. L'hégémonie linguistique a un prix à payer: la langue de Shakespeare est certainement la plus mal parlée au monde. "Mon collègue irlandais Kevin Mulligan nous prie de nous abstenir de parler en anglais dans des réunions, pour lui éviter d'assister au massacre de sa langue", raconte Jean-Paul Descoeudres. "Combien de professeurs seraient capables de donner des cours dans un bon anglais? A quoi bon dès lors exposer les étudiants à une langue boiteuse?" ajoute l'archéologue.

Même constat chez Lisa Godin-Roger, chargée d'enseignement à l'Ecole de traduction et d'interprétation (ETI): "Qui va juger du niveau d'anglais? Si on attire des étudiants anglophones par des cours en anglais, il faut que les enseignants soient également anglophones, sans quoi la réputation de l'Université en souffrira vite. Et quand je dis anglophone cela ne veut pas dire forcément des Américains ou des Anglais, mais aussi des Sud-africains, des Australiens ou encore des Indiens", relève cette américaine d'origine, qui souhaiterait par ailleurs qu'il y ait davantage de contacts à ce sujet entre l'ETI et les facultés, notamment la Faculté des lettres.

Toutefois, sans exiger qu'enseignants et étudiants pratiquent tous l'anglais d'Oxford, on peut admettre que la compréhension et la rédaction de textes en anglais soient intégrées à un apprentissage des outils académiques de base, au même titre que l'informatique. Dans le cadre de la réforme de Bologne, la FPSE, par exemple, songe à introduire des cours de rédaction anglaise. L'ETI propose d'ailleurs des cours de niveau professionnel dans ce domaine.

De même, l'Université de Genève propose dès cet automne un cours donné en anglais et destiné aux étudiants non-francophones. Ce programme spécial est l'aboutissement d'un projet initié par les Relations Internationales afin de répondre à la demande d'étudiants étrangers, et obtenir ainsi davantage de places d'échange anglophones pour les étudiants d'UniGE. L' "International Students' Diploma" comporte des enseignements de culture générale sur Genève, de droit international & d'organisation internationale et bien sûr, de langue française. Il dure trois mois.

Par décret ou par nature?
C'est le seul point sur lequel les avis semblent converger: l'introduction de cours en anglais devrait être laissée au bon vouloir des facultés, au cas par cas. Là où la langue est le principal matériel d'étude, comme en droit ou en lettres, on voit mal comment sacrifier le français au profit de l'anglais. La situation est différente dans des disciplines techniques où la langue est un facteur secondaire, principalement à la Faculté des sciences. "De toutes manières, introduire des cours en anglais ne signifie pas la fin du français. Si on s'apercevait tout à coup que plus de 50% des cours de l'Université sont en anglais, je comprendrais les inquiétudes. Mais là nous sommes à 0%!", ironise Stuart Edelstein, professeur au Département de biochimie.

 

L'avis du recteur André Hurst
Un seul risque: manquer d'ambition
Lorsque nous entreprenions nos études de lettres, au siècle dernier, notre illustre professeur Jean Rousset posait comme un pré-requis des études le fait que l'on était capable de comprendre les trois grandes langues nationales et l'anglais. Aurions-nous à ce point démissionné de nos ambitions qu'il nous faille longuement discuter aujourd'hui de l'opportunité de parler anglais? Ne devrions-nous pas en être, bien plutôt, à nous demander pendant combien de temps encore nous pourrons nous passer dans la vie courante du chinois, du japonais ou de l'arabe? Certes, j'ai conscience de "pousser le bouchon", mais c'est pour dire que le risque que nous courons en ce moment, c'est avant tout de manquer d'ambition. Sans aller jusqu'aux extrêmes, nous pouvons parfaitement nous offrir deux chantiers ouverts : attirer les étudiants anglophones des lieux du monde où l'on parle cette langue, et, dans le même temps, leur offrir la possibilité d'entrer dans la diversité culturelle européenne dont la pluralité linguistique est un trait dominant. C'est l'objectif poursuivi par un programme qui va bientôt débuter dans notre Université, The International Students' Diploma: donné en anglais, il laisse à l'étudiant anglophone le temps de se familiariser avec le français tout en poursuivant un programme attractif dans sa langue. Une expérience dont les résultats guideront sans doute notre suivi de la question ces prochaines années.
André Hurst

(1) Les statistiques varient passablement à ce sujet, l'anglais est tantôt classé au 2e rang, tantôt au 3e. Le français est généralement classé autour du 10e rang.
(2) Domaine Public, 23.03.2000
(3) Environ 50 étudiants "out" sur 140, dont près de la moitié choisit une destination dans une université germanophone
(4) Programme de l'UE ERASMUS: 10 ans de participation suisse 1992-2002

Pour en savoir plus:
Heather Murray, Ursula Wegmüller, Fayaz Ali Khan, L'anglais en suisse, rapport de recherche préparé à la demande de l'Office fédéral de l'éducation et de la science

Jacques Erard
Université de Genève
Presse Information Publications
Avril 2004

5 avril 2004
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