2005

Prévention contre le tabagisme en Suisse

Prévention anti-tabac: la Suisse traîne encore les pieds

La Suisse est le quatrième consommateur mondial de cigarettes par habitant et la proportion de jeunes fumeurs y est très élevée. Les pouvoirs publics cherchent à inverser cette tendance, comme l'illustre la récente décision de l'Université de Genève d'interdire la fumée sous ses toits. Pour Jean-François Etter, de l'Institut de médecine sociale et préventive (IMSP), ces changements restent toutefois insuffisants. Attaché à une approche strictement scientifique de la prévention, il est favorable à des messages forts, mais qui évitent la stigmatisation des fumeurs. Entretien.

Jean-François Etter et son équipe de chercheurs jouent un rôle de premier plan pour la prévention du tabagisme en Suisse romande, voire au-delà, grâce notamment au site internet stop-tabac.ch qu'il ont mis en ligne dès 1996, la face la plus visible de leur action. Classé, l'an dernier, par une étude de Brown University aux Etats-Unis, dans le "top 5" des meilleurs sites de prévention du tabagisme, cet outil fournit des conseils aux personnes souhaitant arrêter de fumer et permet de tester leur niveau de dépendance. Il permet, en outre, aux utilisateurs d'échanger leurs expériences, via un forum de discussion, la partie du site rencontrant le plus de succès. Mais la prévention passe aussi par tout un travail de recherche, qui fait l'objet de publications régulières dans des revues scientifiques.

Comment a évolué le message de prévention ces dernières années?
Jean-François Etter: Il devrait suivre le développement des recherches scientifiques. Dans les années 70, par exemple, les responsables de santé recommandaient aux fumeurs de passer aux cigarettes légères. Or, on s'est aperçu depuis que ces dernières étaient tout aussi nocives, provoquant parfois d'autres types de cancer. De plus, le goût plus doux de ces cigarettes a incité les jeunes et les femmes à commencer à fumer. C'est un exemple où des messages bien intentionnés ont été contre-productifs. En la matière, les bonnes intentions ne suffisent pas.

Quelle est aujourd'hui la catégorie d'individus les plus exposés aux dangers du tabac?
Les personnes d'âge moyen sont celles qui fument le plus, même si l'on constate une augmentation auprès des jeunes. De même, il y a aujourd'hui tout autant de jeunes femmes que de jeunes hommes fumeurs dans nos pays. Cela se traduit déjà par une augmentation du nombre de cancers du poumon chez les femmes.

La Suisse est souvent montrée du doigt pour son retard dans ce domaine. Comment l'expliquez-vous?
La Convention anti-tabac de l'OMS est un traité international par lequel les Etats s'engagent à développer leur législation nationale. La Suisse a signé ce traité mais ne l'a pas encore ratifié. Comparé à l'Union européenne (UE), qui a pris une direction très forte, la Suisse suit par la petite porte. La nouvelle ordonnance fédérale sur le tabac marque cependant un saut qualitatif important. Elle reprend certains éléments des directives de l'UE, notamment en matière d'étiquetage. Mais la mesure la plus efficace reste l'augmentation du prix des cigarettes, surtout auprès des jeunes. Des études ont montré qu'une augmentation de 10% du prix était suivie par une diminution de la consommation de cigarettes de 3% ou 4% parmi l'ensemble de la population, tandis que chez les jeunes cette diminution est de 7% ou 8%.

Mais comment expliquer cette tiédeur lorsqu'il s'agit de prendre des mesures?
Une explication possible pourrait se trouver dans le fait que la Suisse abrite le siège mondial de Philip Morris, à Lausanne, et les sièges européens des autres multinationales du tabac. En s'établissant ici, ces compagnies échappent aux droits américain et européen beaucoup plus contraignants. Par sa situation géographique, la Suisse est utilisée comme base pour s'attaquer aux marchés émergeants en Asie ou en Europe de l'Est. 70% des hommes fument en Chine, contre 2% des femmes, mais avec l'occidentalisation du pays, la proportion de fumeuses ne cesse d'augmenter. C'est ce public que vise désormais l'industrie du tabac. En Suisse, cette dernière dispose de très bons relais au niveau politique. Une étude a révélé comment plusieurs tentatives pour renforcer la législation ont été freinées avec succès au Parlement par les politiciens proches de l'industrie du tabac. Les Suisses ont aussi un pouvoir d'achat élevé, c'est un des pays au monde où le nombre de minutes de travail pour se payer un paquet de cigarettes est le moins important.

Percevez-vous malgré tout une évolution?
Oui. Une partie des taxes prélevées sur la vente de tabac est désormais utilisée pour la prévention. L'affichage publicitaire dans les lieux publics est interdit à Genève. Ce sont des signes encourageants. De même, l' "affaire Rylander", par exemple, a favorisé une prise de conscience de l'influence occulte de l'industrie du tabac. En ce qui concerne l'Université de Genève, cela a même eu un impact direct sur l'interdiction faite aux chercheurs de recevoir de l'argent de cette industrie. Nous avons affaire à un adversaire puissant, qui a recours à des stratégies très sophistiquées. L'industrie du tabac utilise, par exemple, la contrebande pour lutter contre l'augmentation des taxes, notamment au Canada.

On parle beaucoup des effets nocifs du tabac sur la santé, mais votre discours prend également en compte l'environnement…
C'est en effet un aspect rarement évoqué. Pourtant, en Afrique, les cultivateurs ont recours au feu de bois pour sécher les feuilles de tabac, ce qui contribue au déboisement, car il faut une grande quantité de bois pour sécher le tabac. Il y a également des phénomènes de pollution des sols à cause des engrais, et la culture du tabac appauvrit les sols et utilise beaucoup d'eau.

Ne craignez-vous pas qu'en stigmatisant les fumeurs, ces derniers se sentent marginalisés, dévalorisés, entraînant d'autres types de problèmes de santé publique?
Il faut éviter les messages qui blâment. Je suis très critique, par exemple, vis-à-vis d'un concours qui se met en place dans les écoles suisses, mais qui a été refusé à Genève, pour de bonnes raisons à mon sens, car cette approche soulève de graves questions éthiques. Ce programme consiste à récompenser avec de l'argent les classes d'école où personne ne fume… On imagine la pression que doivent subir les fumeurs, qui deviennent alors des boucs-émissaires. On sait également que les programmes d'éducation anti-tabac dans les écoles n'ont aucun impact sur le nombre de jeunes fumeurs. Mais on continue à dépenser de l'argent à cet effet. C'est absurde. Je suis pour une approche strictement scientifique. Les messages de prévention doivent être systématiquement évalués et ils doivent être très directs.

C'est-à-dire?
Montrer sans détour les dégâts provoqués sur les artères, par exemple, comme cela s'est vu dans un clip récent. Il est prouvé que cela a un impact, contrairement aux campagnes plus "douces", genre "j'aime embrasser les non-fumeurs". Je suis donc pour des messages forts, mais sans stigmatisation, des messages qui offrent aussi une solution.


> www.stop-tabac.ch
> Institut de médecine sociale et préventive
> Publications scientifiques de J.F. Etter

1 février 2005
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