Campus n°145

Une ville submergée de l’âge du bronze révèle ses secrets

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Dans le Péloponnèse, un site préhistorique côtier et submergé a révélé quelques surprises aux archéologues. Un sondage stratigraphique sous-marin – une première – a notamment permis de remonter des restes d’une industrie de teinture pourpre ainsi que des lames en obsidienne

Lambayanna est une petite plage publique du Péloponnèse, s’ouvrant sur les eaux bleu turquoise de la baie de Kiladha. La pente étant douce à cet endroit, le baigneur doit marcher un peu avant de pouvoir commencer à nager. À ce moment, cependant, il y a de fortes chances qu’il ait déjà foulé sans le savoir les vestiges d’une ville datant de l’âge du bronze ancien (environ 3000 ans avant notre ère). Les fondations de murs et de bâtiments, délimitées un peu plus loin par ce qui ressemble à un mur d’enceinte et de bastions, découvertes par hasard en 2014 par l’équipe de Julien Beck, chargé de cours au Département des sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres), affleurent en effet sur le fond marin à quelques dizaines de mètres seulement du rivage. Depuis son identification et grâce à une variété de techniques de mesures et de fouilles inédites, le site sous-marin a produit nombre de trouvailles inattendues: un fragment de poterie remonté d’un carottage indiquant l’existence possible d’un village englouti vieux de 8000 ans, des restes d’une industrie de production de teinture pourpre datant du bronze ancien ou encore des lames en obsidienne dont certaines remontent à la fin du Néolithique. Le site de la baie de Kiladha, qui comprend la plage de Lambayanna mais aussi la grotte de Franchthi un peu plus au sud, est même devenu un cas d’école pour l’archéologie préhistorique côtière et submergée. Il a d’ailleurs été choisi, en même temps qu’un autre lieu de fouilles au large de l’île de Wight dans la Manche, pour illustrer les sites sous-marins dans le numéro spécial du 20 mai de la revue Quaternary International consacré à ce thème.
Que certains sites préhistoriques soient actuellement submergés vient du fait que le niveau des mers a augmenté au cours des derniers millénaires en raison du réchauffement climatique qui a suivi la fin de la dernière glaciation. En Grèce, ce phénomène est accentué par une activité tectonique qui a tendance à faire s’affaisser les terres. En d’autres termes, durant le dernier maximum glaciaire, la plage de Lambayanna se trouvait probablement à un ou plusieurs kilomètres plus à l’ouest. Jusqu’à la fin du Néolithique, il y a 5000 ans, la baie de Kiladha formait une vaste plaine accueillante pour les premiers agriculteurs et la grotte de Franchthi un abri naturel, très grand et pratique, situé à l’intérieur des terres (elle s’ouvre actuellement sur la baie).

Aspirateur sous-marin

« Un de nos accomplissements majeurs à Kiladha est la réalisation en 2017 d’un sondage stratigraphique sous 1,75 mètre d’eau, explique Julien Beck. C’est, à ma connaissance, la première fois qu’un tel travail était effectué dans des conditions sous-marines. Nous avons donc dû innover et improviser. Avec des équipements de plongée et un cadre d’aluminium pour délimiter le travail, nous avons creusé un trou carré de 2 mètres de côté et d’un peu plus d’un mètre de profondeur. Couche après couche, nous avons enlevé du mobilier archéologique que nous avons récupéré à l’aide d’un aspirateur spécial. Nous avons ainsi progressivement remonté le temps, siècle après siècle, passant de l’âge du bronze ancien à la limite du Néolithique. Nous nous sommes arrêtés, faute de temps, mais la source d’artefacts n’était toujours pas tarie. »
La fouille révèle notamment que sous la première ville se trouvent les fondations d’une autre, plus ancienne, bien que toujours datée de l’âge du bronze ancien. Cette deuxième cité réserve une surprise aux archéologues sous la forme d’une forte abondance de restes d’un mollusque gastéropode connu sous le nom de murex (Hexaplex trunculus). Peu ragoûtant, il est improbable qu’il ait servi de nourriture. Il est nettement plus vraisemblable que le coquillage ait été utilisé pour la production de pourpre améthyste, une teinture bleu violacé très prisée durant l’Antiquité et obtenue à partir du mucus sécrété par cet animal. Si cette hypothèse devait être confirmée, la baie de Kiladha deviendrait, et de loin, le plus ancien site attestant d’une utilisation de la pourpre améthyste en Méditerranée. Ce titre est pour l’heure attribué à une fresque à Akrotiri, sur l’île de Santorin, et qui a 1000 ans de moins.
« Pour l’anecdote, l’immense trésor récupéré par Alexandre le Grand lors de la prise de la ville de Suse en Perse au IVe siècle avant notre ère comptait des quantités impressionnantes de pourpre dite d’Hermione dont la qualité est décrite par les auteurs de l’époque comme exceptionnelle car elle avait gardé tout son éclat alors qu’elle y avait été amassée près de deux siècles auparavant, raconte Julien Beck. Il se trouve qu’Hermione est une ville située à une douzaine de kilomètres seulement de la baie de Kiladha. La pourpre d’Hermione devait être considérée comme une des meilleures et des plus précieuses du monde antique. Il semblerait que des populations locales de l’âge du bronze ancien, près de 3000 ans plus tôt, aient déjà remarqué cette particularité. »
Par curiosité, Julien Beck invite en 2018 deux spécialistes du murex à Kiladha. Ces derniers sont immédiatement frappés par la qualité chromatique remarquable de la pourpre qu’il est possible d’extraire aujourd’hui encore des gastéropodes vivant à cet endroit. Quelque chose dans l’écosystème côtier de ce coin du Péloponnèse fait que les murex y fournissent, depuis des millénaires, une teinture exceptionnelle.
Curieusement, la couche stratigraphique contenant les vestiges de la ville plus récente, située juste au-dessus, ne contient plus aucune trace de ce coquillage. C’est comme si cette activité avait subitement cessé, à moins qu’elle ne se soit déplacée à un autre endroit. Le sondage ne représente en effet qu’une fenêtre de 4 m2 voyageant à travers le temps et l’espace.


L’obsidienne en rupture

Le sondage stratigraphique a également mis au jour des outils en obsidienne, une roche volcanique vitreuse originaire de Milos, une île de l’archipel des Cyclades. Il s’agit de lames qui devaient être très coupantes. L’obsidienne était en effet un excellent matériau pour la découpe avant l’apparition du métal.
« Des fouilles réalisées dans les années 1960 et 1970 dans la grotte voisine de Franchthi ont elles aussi livré des lames d’obsidienne, précise Julien Beck. Les plus vieux outils remontent au Mésolithique et les plus récents datent d’environ 3000 avant notre ère, lorsque la grotte, qui n’a jamais servi d’habitat au Néolithique, est finalement abandonnée. Cette dernière date correspond, à peu de chose près, à l’âge des plus anciennes lames d’obsidienne trouvées dans le sondage de Lambayanna. »
La question est donc de savoir si les outils des deux sites sont fabriqués de la même manière, indiquant une éventuelle transmission continue d’un savoir-faire technologique. Cela pourrait soutenir le scénario selon lequel, sous la pression lente mais inexorable de la montée des eaux, des habitants auraient quitté leur hypothétique village situé plus bas dans la plaine et laissé tomber la grotte de Franchthi devenue inutile pour fonder, un peu plus haut, la ville de Lambayanna.
La question a été posée à Catherine Perlès, professeure à l’Université de Paris Nanterre et spécialiste de tessons de céramiques et des lames d’obsidienne retrouvées dans la grotte de Franchthi. Et sa réponse a été immédiate: les deux techniques de fabrication de lames sont différentes, un résultat qui contredit l’idée d’une continuité de population entre les deux sites.

Village perdu

Baie de Kiladha 1200.jpgUn des rêves de Julien Beck reste de découvrir le ou les villages néolithiques qui, selon lui, a forcément dû être érigé quelque part dans la plaine côtière de Kiladha. Des carottages réalisés en 2015, à 400 mètres au large de la grotte de Franchthi, ont permis de remonter un fragment de poterie (lire aussi Campus n° 123) qui pourrait provenir d’un tel établissement. Plus récemment, le chercheur a effectué des séries de mesures de résistivité électrique (ou ERT pour Electrical Resistivity Tomography) sur le plan d’eau situé juste devant la grotte. Les résultats ont révélé des anomalies potentiellement provoquées par des structures régulières aujourd’hui enfouies sous la boue.
Julien Beck prépare actuellement un nouveau projet de fouilles avec l’objectif d’apporter des éléments de réponses aux nombreuses questions encore en suspens et de continuer à reconstruire le paysage de cette plaine côtière tel qu’il devait être il y a des millénaires.

Anton Vos

 

Chronologie d’une fouille sous-marine


1967-1976 : Une équipe des États-Unis fouille la grotte de Franchthi et y découvre des traces d’une activité humaine qui a duré 35 000 ans. Elle trouve des outils d’obsidienne dès les niveaux du Mésolithique. La grotte, qui n’a jamais été habitée à proprement parler, est abandonnée vers 3000 ans avant notre ère.

2012 : Le projet « Baie de Kiladha » de l’Université de Genève démarre sous l’égide de l’École suisse d’archéologie en Grèce et en collaboration avec le Service grec des Antiquités sous-marines.

2013 : Un article paru dans la revue Antiquity rapporte que des graines domestiques retrouvées dans la grotte de Franchthi
datent du début du VIIe millénaire avant notre ère, ce qui en fait les plus anciens témoins à ce jour
de l’agriculture sur le continent européen. Cette découverte relance l’idée de la présence d’un village dans la plaine de Kiladha, aujourd’hui sous l’eau.

2014 : L’expédition Terra Submersa de l’Université de Genève, réalisée avec le bateau solaire PlanetSolar, permet la découverte d’alignements de pierres sous à peine 1 à 3 mètres d’eau au large de la plage de Lambayanna. Les archéologues identifient trois structures circulaires de 10 mètres sur 18
(des tours ou des bastions) ainsi que des fondations de murs
etde bâtiments, le tout sur une surface de 1,2 hectare.
2015 : Des carottages au large de la grotte de Franchthi livrent un fragment de terre cuite enfoui sous 10 mètres d’eau et 2 mètres de boue. Il pourrait appartenir à un village englouti.

2016 : Un premier sondage stratigraphique est effectué sur
le site de Lambayanna. En parallèle débute le relevé topographique des structures architecturales submergées et des mesures géophysiques sous-marines.

2017 : Un deuxième sondage stratigraphique, plus grand et plus profond, est réalisé sur le site de Lambayanna.

2019-2020 : L’équipe réalise des mesures bathymétriques plus au large de la plage de Lambayanna et devant la grotte de Franchthi.