Campus n°151

La planification, viatique vers un monde plus sobre

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Convertir l’économie à la sobriété exige de la volonté, du savoir-faire et de la méthode. Professeur associé au sein de la Faculté des sciences de la société, Cédric Durand fait le point sur la question.

L’invasion de l’Ukraine par les troupes de Vladimir Poutine en février dernier a mis en évidence la très grande dépendance dans laquelle se trouve
l’Europe envers la Russie sur le plan énergétique. Une faiblesse qui semble avoir mis tout le monde d’accord, sur un point au moins : afin de traverser l’hiver sans encombre, il faudra réduire drastiquement notre consommation. Soit, mais la sobriété ne se commande pas. Pas plus qu’elle ne s’obtient du jour au lendemain. Pour atteindre les objectifs fixés par nos gouvernements, il faudra sans doute plus que mettre un couvercle sur la casserole et tourner d’un cran le bouton du chauffage. Et penser que les progrès de la technologie suffiront à eux seuls à résoudre le problème semble tout aussi illusoire. À défaut de formule magique, Cédric Durand, professeur associé au sein de la Faculté des sciences de la société et fin connaisseur des questions de planification, a une petite idée sur la question. Explications en trois actes.

Acte I : la guerre
Le 24 février 2022 aurait-il pu marquer un tournant décisif dans la transition énergétique que des voix de plus en plus nombreuses appellent aujourd’hui de leurs vœux ? L’idée selon laquelle le déclenchement de la guerre en Ukraine pouvait donner un coup de pouce significatif à un changement en profondeur de nos modes de consommation énergétique n’avait en effet rien de saugrenu. Elle a d’ailleurs été soutenue par des personnalités telles qu’Ursula von der Leyen, l’actuelle présidente de la Commission européenne, ou le philosophe Pierre Charbonnier, chargé de recherche à Sciences Po Paris. Selon leur raisonnement, face au choc politique majeur causé par l’attaque des troupes russes sur le sol ukrainien, toute une série d’acteurs jusque-là imperméables au concept de transition énergétique ne pourraient que se rendre compte que la situation de dépendance dans laquelle se trouvait l’Europe envers les énergies fossiles, en particulier russes, n’était pas tenable ni souhaitable à long terme. Et que si, pour en sortir, il fallait investir ou payer plus cher son énergie, dans la mesure du possible renouvelable, le jeu en valait incontestablement la chandelle. La suite a prouvé que non.
«La guerre est très clairement une mauvaise nouvelle pour le climat et l’environnement, confirme Cédric Durand. Depuis le début des événements en Ukraine, on a remis en route des centrales à charbon, on envisage de relancer le nucléaire et on investit de plus belle dans les énergies fossiles avec des contrats qui nous engagent sur plusieurs dizaines d’années.»
Pire encore, selon le chercheur : l’Europe accepte désormais de se fournir auprès de partenaires produisant du gaz de schiste alors que ce mode d’extraction avait jusque-là été banni en raison de son impact très négatif sur l’environnement. Quant au reste du monde, et en particulier l’Asie, la baisse du prix des hydrocarbures, causée notamment par la nouvelle disponibilité des ressources russes, aurait plutôt tendance à stimuler la demande qu’à favoriser la sobriété. «Pour le dire un peu crûment, analyse Cédric Durand, le gaz russe a certes l’inconvénient de nourrir la guerre et les crimes qui vont avec mais il est moins polluant que le ‘gaz de la liberté’ que nous importons aujourd’hui des États-Unis.»

Acte II : le prix
À défaut de booster le recours aux énergies renouvelables sur le continent européen, le conflit russo-ukrainien aura au moins eu le mérite, selon le chercheur, de mettre en évidence le fait que la question énergétique ne peut pas être indéfiniment confiée à la seule logique du marché. «Si on prend l’exemple de la Suisse, illustre Cédric Durand, on se trouve dans un système où l’essentiel de l’électricité à disposition est fourni par une production locale, en grande partie issue d’infrastructures hydroélectriques, et dont les coûts n’ont objectivement pas été du tout affectés par la guerre en Ukraine. Pourtant, à cause de l’interconnexion des marchés, les factures se sont mises à flamber depuis l’hiver dernier. Il y a donc à l’évidence quelque chose qui ne va pas.»
Jusqu’ici, la doxa économique affirmait pourtant que le prix constituait la variable décisive permettant aux différents agents économiques de s’adapter aux fluctuations de l’offre et de la demande.
Partant de là, la stratégie recommandée par de nombreux experts pour atteindre une plus grande sobriété énergétique consistait tout simplement à faire pression sur les tarifs en vue de provoquer une limitation quasi automatique de la consommation. L’idée n’est pas absurde en soi mais elle a ses limites. «Les gens sont contraints par la manière dont est organisée la société, précise Cédric Durand. Les personnes qui doivent se déplacer de leur lieu de résidence à leur travail, par exemple, ne peuvent pas forcément s’adapter du jour au lendemain. Pour ce faire, il faut qu’elles disposent d’alternatives, comme la proximité de transports publics ou la possibilité de réduire leurs déplacements. Par ailleurs, c’est une manière de faire qui est profondément injuste puisque, proportionnellement, les dépenses énergétiques sont bien plus élevées pour les ménages à revenus modestes que pour ceux dont les revenus sont élevés. À mon sens, l’idée selon laquelle on peut adapter la structure d’une économie en changeant le système de prix est donc fondamentalement erronée. Ce qu’il faut faire, c’est exactement l’inverse, à savoir organiser le changement de la structure de l’économie pour permettre aux agents d’absorber un système de prix différent.»
Un constat qui, selon l’économiste, devrait inciter les pouvoirs publics à gérer les questions énergétiques selon une logique centralisée à même de privilégier la stabilité des prix et la sécurisation des approvisionnements. La chose suppose toutefois un changement complet de paradigme, à l’image de ce que tente aujourd’hui de mettre en place le gouvernement allemand, sous la houlette d’Isabella Weber. Cette jeune économiste formée aux États-Unis plaide en effet pour la mise en place d’un mécanisme de concertation visant à définir les priorités en termes d’approvisionnement couplé à un système de rationnement permettant de déterminer à quel usage on veut réserver en priorité l’énergie à disposition.
«C’est une logique qui est tout à fait compatible avec les objectifs de sobriété qui sont visés aujourd’hui, note Cédric Durand. Elle rejoint par ailleurs une argumentation déployée de longue date par les mouvements écologistes et qui pointe du doigt toute une série de dépenses non indispensables et négatives pour le climat. Légiférer dans le domaine de la publicité, par exemple, n’affecterait pas immédiatement le bien-être des populations tout en ayant un double effet positif en termes de sobriété. D’une part, parce que cela permettrait d’économiser directement l’électricité qui peut être mise notamment dans les panneaux d’affichage électriques et, d’autre part, parce que cela limiterait les incitations à la consommation.»

Acte III : le plan
Renverser la table afin de donner naissance à un système économique capable de répondre à nos besoins essentiels tout en obéissant à une logique de production conforme à l’idée de sobriété énergétique, et plus largement de soin écologique, est une opération complexe. Mais ce n’est pas non plus un objectif impossible à atteindre moyennant une méthode de travail adaptée. «Ce qu’il s’agit de faire au fond, c’est une forme de rétroplanning, explique Cédric Durand. On sait qu’on veut aller vers cet objectif à telle échéance, voilà comment on fait pour y parvenir et ce que ça implique secteur par secteur, territoire par territoire.»
Le premier pas consiste à faire émerger un certain nombre de préférences collectives quant au monde dans lequel on souhaite vivre demain à l’intérieur d’un cadre qui ne péjore pas les possibilités des générations futures. «Il ne s’agit pas de décider quel café on peut boire ou quels habits on peut porter, mais bien de choisir les infrastructures à construire en termes de mobilité, la manière dont il faut organiser la ville ou le type d’investissement à consentir dans la rénovation des bâtiments, détaille Cédric Durand. Parce que dans tous ces domaines, complexes et dont la temporalité est très longue, chacun ne dispose pas de tous les paramètres pour faire des choix qui ont du sens au niveau individuel.»
L’exercice a pour objectif de produire un certain nombre de scénarios qui, tout en définissant des règles et des contraintes, ne balisent pas complètement le chemin afin de ne pas tuer toute capacité d’innovation. «Il n’est pas question de revenir à une forme de planification uniformisante, poursuit le chercheur. Non seulement parce que ce n’est pas souhaitable en soi et parce que chacun doit pouvoir mettre du sens dans ses actions mais aussi parce que, dans ce nouveau cadre, il va falloir expérimenter et, par conséquent, accepter de parfois se tromper, quitte à en tirer les leçons.»
Si le but est limpide, la forme que doivent prendre ces espèces d’États généraux 2.0 n’est, elle, pas clairement définie. Assemblée citoyenne participative constituée sur une base volontaire ou via un tirage au sort, recours aux élus ou mélange des deux. Finalement, peu importe, dans la mesure où la légitimité de cet organisme est suffisamment solide pour permettre à l’ensemble de la société de s’engager durablement sur la voie choisie et que la consultation ne laisse personne de côté. Tant la communauté académique que les milieux économiques ou les associations de consommateurs devront donc être en mesure d’y faire entendre leur point de vue. Ce sera ensuite aux institutions politiques et aux administrations d’entrer en scène avec le mandat de dessiner différents scénarios permettant d’atteindre les objectifs ainsi fixés. «Il faudra alors faire un choix, complète Cédric Durand, peut-être par référendum, pour décider quelle option retenir. Vaut-il mieux maintenir un choix aussi large que celui dont on dispose aujourd’hui en matière de consommation individuelle et réduire la mobilité ou l’inverse ? Faut-il viser une baisse simultanée dans les deux domaines ? Rien n’est écrit d’avance mais mon espoir, c’est que ce travail permette de mettre en évidence d’autres manières d’exister qui soient qualitativement supérieures à celles que l’on connaît aujourd’hui.»
À cet égard, deux chantiers semblent particulièrement évidents aux yeux du chercheur : le monde du travail, qui génère de nombreuses situations de souffrances et perpétue tout un éventail d’activités loin d’être épanouissantes, ainsi que certains modes de consommation qui s’avèrent, in fine, plus aliénants que satisfaisants.
L’étape suivante consiste à rassembler les divers éléments liés à la mise en œuvre d’une telle planification et passera forcément par une certaine forme de contrainte.
Parmi les outils à disposition figurent en premier lieu les investissements consentis par les pouvoirs publics qui se doivent naturellement d’être conformes avec le scénario qui a été dessiné. Mais, comme le relève Cédric Durand, il est aussi possible d’utiliser d’autres leviers tels que le crédit, dont le taux peut être déterminé en fonction de critères qualitatifs plutôt que d’être relativement uniforme comme c’est le cas à l’heure actuelle.
Pour assurer la bonne marche d’un tel paquebot, il faut également disposer d’un appareil statistique adéquat, qui soit comparable avec ce qui se fait dans le domaine de la finance.
«On doit être en mesure de connaître très précisément l’impact sur la biosphère d’une institution comme l’Université par exemple, détaille Cédric Durand. Quelle est l’empreinte des bâtiments, le coût du chauffage, etc. Ces données sont indispensables pour mesurer l’impact de l’ensemble des organisations sur les écosystèmes tant au niveau local qu’international et ainsi assurer un suivi cohérent des objectifs fixés dans le cadre de la transition écologique.»
Enfin, pour que la mayonnaise ait une chance de prendre, il faudra encore ajouter quelques ingrédients à la recette. Alors qu’aujourd’hui, pour stimuler l’innovation, on a plutôt tendance à multiplier les barrières, que ce soit sous forme de droit à la propriété intellectuelle ou de protection du secret industriel, Cédric Durand plaide ainsi pour la mise en place d’un Pacte vert international. Un accord global dans le cadre duquel chaque pays et chaque région du monde pourrait échanger de bonnes pratiques écologiques contre l’accès à des technologies propres.
Il défend également l’idée de favoriser les attitudes responsables en termes de consommation dans l’ensemble de la société en s’attaquant aux comportements les plus polluants, qui sont souvent le fait des plus riches. «Plusieurs études montrent, d’une part, qu’à partir d’un certain seuil de revenu, le sentiment de bonheur n’augmente plus, argumente le chercheur. D’un autre côté, pointer du doigt les agissements qui semblent visiblement aller à l’encontre des objectifs communs, comme l’usage des jets privés, par exemple, me semble loin d’être inutile. Ce type de comportement a certes un impact négligeable sur la totalité des émissions de gaz à effet de serre mais montrer leur inadéquation peut avoir des répercussions importantes sur les modes de consommation, dont on sait qu’ils fonctionnent en cascade. En termes d’exemplarité et d’un point de vue didactique, le fait que les modes de consommation les plus destructeurs ne servent plus de modèles me semble constituer un signal qui est loin d’être négligeable.»
Reste la question qui fâche : qui va payer pour tout ça ? Investir dans l’isolation d’un bâtiment implique en effet une dépense supplémentaire pour les propriétaires. Remplacer une usine polluante par une infrastructure durable a également un coût, de même que la fermeture d’une mine de charbon. Or, le secteur privé est généralement peu enclin à investir à perte.
«Beaucoup de choses auxquelles on accordait de la valeur vont effectivement devoir être abandonnées, confirme Cédric Durand. Il y aura des pertes et il faudra bien trouver un moyen de les absorber autre que le simple flux du marché. Mais là encore, des solutions existent. On peut tout à fait imaginer de confier le soin aux pouvoirs publics d’absorber les mauvaises créances, comme on le fait en cas de crise financière, mais on peut aussi envisager la mise en place d’une taxation exceptionnelle afin de franchir une fois pour toutes ce cap vers un avenir différent.»