Campus n°152

Vers une neuroscience des rêves

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La recherche scientifique sur les expériences oniriques a beaucoup progressé au cours des dernières décennies. Au point de pouvoir, aujourd’hui, deviner en direct le contenu des songes.

Dans son ouvrage Les Rêves et les moyens de les diriger, publié en 1867, le baron et marquis Léon d’Hervey de Saint-Denys rapporte une expérience dont il est lui-même le sujet. S’apprêtant à passer deux semaines chez des amis dans le Vivarais (l’Ardèche actuelle), ce sinologue au Collège de France qui note ses rêves depuis l’âge de 13 ans achète chez son parfumeur un flacon contenant une essence des plus spécifiques. Il ne l’ouvre qu’une fois arrivé sur les lieux de villégiature, mais, dès cet instant, il imprègne son mouchoir du liquide odorant et le tient constamment sous son nez, malgré les réclamations et les moqueries de ses amis. À la fin du séjour, il referme hermétiquement le flacon et l’oublie dans un tiroir. Plusieurs mois plus tard, il remet le parfum à son domestique avec pour instruction, un jour pris au hasard, d’en répandre quelques gouttes sur son oreiller le matin très tôt à son insu alors qu’il dort encore. Durant les premiers jours de l’expérience, les rêves de Saint-Denys n’évoquent rien de spécial. Puis, une nuit, il se sent comme transporté dans le pays qu’il a visité l’année précédente et en revoit le paysage montagneux dans les moindres détails. À son réveil, il perçoit, flottant encore dans l’air, l’odeur du parfum qu’il avait emporté avec lui dans le sud de la France et qui, cette nuit-là, l’y a renvoyé en songes.
Influencer les rêves, plus d’un siècle et demi plus tard, fait partie du travail de Sophie Schwartz, professeure au Département des neurosciences (Faculté de médecine). L’une des dernières études qu’elle a cosignées, publiée le 21 novembre dans Current Biology, offre d’ailleurs un parallèle saisissant. Dans cette expérience, des patients et des patientes souffrant de cauchemars récurrents répètent, plusieurs jours à la suite, le scénario d’un de leurs rêves effrayants auquel ils ont imaginé une fin positive. Au cours de ces séances, les scientifiques les ont exposés non pas à une odeur mais à un son. Il s’agit en l’occurrence d’un accord de piano majeur qui est ensuite rejoué à intervalles réguliers la nuit durant la phase de sommeil dit paradoxal, au cours duquel sont générés les cauchemars. Résultat: les patientes et les patients traités de la sorte voient le nombre de leurs rêves effrayants diminuer de manière spectaculaire et durable.

Campus : Comment la science des rêves a-t-elle évolué depuis les expériences de Léon d’Hervey de Saint-Denys ?

Sophie Schwartz : Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le rêve est considéré comme un sujet scientifique de haute importance. En 1851, la Section de philosophie de l’Académie française des sciences morales et politiques donne notamment pour sujet de concours la théorie du sommeil et des songes [un concours remporté en 1854 par un certain Albert Lemoine et auquel Saint-Denys, trop dilettante dans son approche du rêve, renonce à participer, ndlr]. C’est l’époque du début de la psychologie expérimentale et on se pose alors des questions sur la conscience et les différents états du cerveau. Le rêve fait partie intégrante de ce mouvement. Le problème, c’est que le crédit scientifique de ces recherches est mis à mal au début du XXe siècle.

Pourquoi ?

Cela est dû à deux phénomènes concurrents. Le premier est l’avènement de la psychanalyse, qui considère que le rêve ne peut pas être appréhendé par une approche scientifique traditionnelle et propose à la place un système autoréférentiel, n’ayant plus ou peu de liens avec d’autres domaines comme la recherche sur le cerveau ou la psychologie expérimentale. Le contenu des rêves commence à prendre une signification particulière et, surtout, il nécessite une interprétation pour accéder à sa signification qui serait cachée ou latente. La méthode psychanalytique consiste notamment à guider le patient ou la patiente dans une quête visant à élucider le contenu « refoulé » (instincts agressifs, désirs sexuels et autres) que le rêve véhicule. Dans ce cadre théorique, le rêve n’est plus un état de la conscience dont l’étude permettrait d’en savoir plus sur le fonctionnement du cerveau mais un outil thérapeutique visant à traiter des dysfonctionnements psychologiques dont les causes sont à chercher dans le vécu des patientes et des patients. Tandis que le rêve se retrouve progressivement au centre de l’intérêt de l’approche psychanalytique, de nombreux chercheurs en psychologie expérimentale s’en détournent.

Quelle est la seconde cause du discrédit de la science des rêves ?

L’avènement du comportementalisme (behaviorisme). Ce mouvement scientifique nie l’intérêt de la phénoménologie. Selon ses promoteurs, tout ce qui a trait à notre expérience subjective est nul et non avenu quand il s’agit de comprendre les mécanismes psychologiques ou physiologiques de l’être humain. Pour étudier un comportement donné, ce que le sujet pense ou ressent devient un épiphénomène inintéressant car ce sont des histoires qu’il se raconte, des faux souvenirs, de l’imagerie mentale biaisée par des émotions, etc. En proposant des modèles du comportement en termes de faits et observations mesurables, la démarche du behaviorisme n’est en soi pas dépourvue d’intérêt même si elle exclut de facto l’étude des phénomènes subjectifs. Il en résulte que le rêve reste durablement entre les mains des psychanalystes mais aussi de praticiens douteux prétendant maîtriser leur symbolisme.

Qu’est-ce qui a changé cet état des choses ?

L’avancée la plus importante dans la recherche sur le rêve est sans doute la découverte du sommeil paradoxal. Avant cela, on croyait que le sommeil était homogène et se limitait à un état caractérisé par un corps qui se relâche et un cerveau qui se repose, permettant la restauration des fonctions cérébrales et physiologiques. Dans les années 1950, des chercheurs de l’Université de Chicago découvrent toutefois que la réalité est un peu plus complexe. L’anecdote veut que l’un d’eux, un étudiant diplômé en physiologie de 30 ans, Eugene Aserinsky, ayant récupéré un vieil électroencéphalographe, se soit mis à enregistrer nuit après nuit l’activité cérébrale et les mouvements oculaires de volontaires endormis, traçant des courbes sur des kilomètres de papier millimétré. Un soir, il décide de mesurer le cerveau de son propre fils de 8 ans. Il l’équipe avec des électrodes et le met au lit tandis qu’il s’installe dans la pièce voisine. Au bout d’une heure ou deux, il se rend compte que les stylos de l’appareil commencent à bouger plus que d’habitude, indiquant que les yeux et le cerveau du garçon sont de nouveau actifs. Il se rend à son chevet, s’attendant à le voir éveillé. Ce qu’il découvre le prend par surprise. Son fils est en effet immobile et dort profondément. Mais sous ses paupières, ses yeux bougent à toute vitesse. Il ne le sait pas encore, mais Eugene Aserinsky vient de découvrir une nouvelle phase du sommeil, inconnue jusque-là, qui sera appelée la « phase des mouvements oculaires rapides » (REM pour rapid eye movement), puis « sommeil paradoxal » par le neurologue français Michel Jouvet quelques années plus tard. Par la même occasion, il ouvre la première fenêtre donnant directement accès aux mécanismes du rêve.

Quel est le rapport entre le sommeil paradoxal et les rêves ?

Dans l’article de Science paru en 1953 qui rapporte la découverte, Eugene Aserinsky et son professeur Nathaniel Kleitman suggèrent déjà que cette nouvelle phase du sommeil représente le substrat physiologique des songes. Ils décrivent une série d’expériences durant lesquelles ils réveillent des dormeurs volontaires à différents moments de la nuit pour leur demander s’ils ont rêvé, quelle était la longueur perçue de leur rêve, etc. Ils remarquent ainsi que les rêves ne semblent survenir que durant le sommeil paradoxal et être absents au cours des autres phases – on sait aujourd’hui qu’on rêve aussi durant les autres phases du sommeil mais qu’on s’en souvient moins. Contrairement au sommeil lent qui caractérise notamment les premières phases suivant l’endormissement, le sommeil paradoxal se distingue aussi par la production d’ondes cérébrales rapides et dénuées de synchronicité. Le cerveau semble actif à tel point qu’il est impossible de savoir, sur la seule base des courbes de l’électroencéphalogramme, si le sujet est éveillé ou endormi. C’est d’ailleurs pourquoi on dit à l’époque du sommeil paradoxal qu’il correspond à un troisième état de la conscience, entre l’éveil et le sommeil.

Cette activité est-elle associée aux rêves ?

Le sommeil paradoxal est la phase où l’on fait les rêves les plus typiques, très narratifs, avec des perceptions sensorielles vives et des actions motrices complexes. Ce sont les songes qui nous plongent dans un monde simulé dans lequel on perçoit et on agit. Le cerveau fonctionne alors comme si on bougeait vraiment et le cortex moteur primaire envoie ses commandes. On s’entraîne réellement à perfectionner des mouvements, à affiner son habileté durant cette phase du sommeil. Le signal n’est inhibé qu’au niveau des motoneurones de la moelle épinière. En fait, durant le sommeil paradoxal, le corps est totalement paralysé. Avec le mouvement rapide des yeux et une activité cérébrale d’un cerveau éveillé, l’atonie musculaire est d’ailleurs le troisième critère indispensable définissant cette phase du sommeil. Et c’est un critère important car s’il n’était pas rempli, les gens pourraient agir leur rêve. Il existe d’ailleurs une maladie (une phase précoce de la maladie de Parkinson qui s’appelle le trouble du comportement du sommeil paradoxal) caractérisée par l’absence de cette paralysie. Les patients qui en souffrent commencent à parler, crier, gesticuler brusquement dans leur sommeil.

Avec la découverte du sommeil paradoxal, la recherche sur le rêve regagne-t-elle du crédit ?

Petit à petit, les recherches en psychologie puis en neurosciences se penchent en effet de nouveau sérieusement sur les comportements impliquant des expériences subjectives. Cela dit, au début de ma carrière dans les années 1990, la recherche sur le rêve traîne encore une aura légèrement sulfureuse – ce qui, soit dit en passant, a sans doute participé à mon intérêt pour ce domaine. Mais les méthodes d’imagerie cérébrale de plus en plus perfectionnées nous permettent alors progressivement d’obtenir des informations qui nous étaient inaccessibles jusque-là.

Lesquelles ?

L’analyse du cerveau en train de rêver nous a notamment informés sur son architecture fonctionnelle. En effet, différentes régions du cerveau stockent des informations spécifiques, telles que les identités, les visages, les lieux, les événements. Elles doivent constamment communiquer entre elles pour que, durant la veille, les bons éléments soient associés entre eux et s’organisent pour nous offrir une expérience unitaire, continue et cohérente de notre environnement et de nous-mêmes. Nous avons ainsi découvert que lorsqu’on rêve, le système nerveux central adopte un fonctionnement qui produit des expériences un peu similaires à celles que rapportent certains patients à la suite de lésions cérébrales. La communication entre ces différentes régions ne fonctionne plus aussi bien, voire plus du tout, notamment parce que certaines régions préfrontales chargées de leur supervision sont largement désactivées pendant le sommeil. De ce fait, on peut rêver que sa grand-mère a la tête du boucher du quartier et parle avec la voix de Dark Vador sans que cela nous intrigue le moins du monde dans le rêve lui-même. Durant la nuit, il n’est pas rare que l’on réalise des actions impossibles, comme voler dans les airs, sans que le cerveau nous réveille pour nous avertir que c’est dangereux ou absurde. En outre, les contraintes du monde extérieur disparaissent (environnement calme et obscur, filtration des informations par le cerveau, etc.) et des visions extraordinaires sont générées par le cerveau avec une très grande créativité.

Où en est la recherche actuelle sur les rêves ?

Grâce aux instruments de mesure les plus perfectionnés, on peut pour ainsi dire « entrer » dans le cerveau des dormeurs quand ils sont en train de rêver. On essaye ainsi d’élucider certains mécanismes de mémorisation des événements vécus dans la journée. Le cerveau n’est pas toujours capable de trier et de classer immédiatement les informations qu’il emmagasine durant l’éveil car les différentes régions cérébrales sont alors mobilisées en priorité pour traiter les données provenant du monde extérieur. L’avantage du sommeil est que les différentes urgences, présentes à l’éveil, disparaissent et que le cerveau a ainsi la possibilité de revisiter les informations qu’il a récemment enregistrées, pour les réorganiser, les consolider en mémoire, etc. Cela se fait grâce à un mécanisme de réactivation neuronale, selon lequel les souvenirs récents, généralement de la journée précédente, qui sont stockés temporairement dans une structure appelée l’hippocampe, sont réactivés, parfois plusieurs fois de suite, pour les réorganiser, les relier les uns aux autres et les consolider dans la mémoire. Ces réactivations ont lieu surtout durant les phases de sommeil lent. On pense qu’elles influencent le contenu des rêves mais on n’en est pas encore sûr. Par ailleurs, on s’est demandé quels souvenirs ont plus de chances d’être rejoués durant la nuit.

Comment avez-vous fait pour répondre à cette question ?

Indépendamment de la recherche sur les rêves, nous savons que les événements émotionnels sont mémorisés de manière plus stable et plus durable que d’autres. En effet, la plupart des événements importants pour notre survie sont associés à une forte émotion, comme la peur face à un danger ou le plaisir à l’obtention de nourriture, de protection, de sexe ou encore de récompense sociale. Dans une étude parue le 6 juillet 2021 dans la revue Nature Communications, nous avons ainsi demandé à des volontaires de jouer à deux jeux mobilisant des zones cérébrales très différentes. Le premier fait appel à l’orientation spatiale et consiste à circuler dans une sorte de labyrinthe virtuel et à en trouver la sortie. L’autre demande de reconnaître un visage cible à partir d’un petit nombre d’indices. On fait jouer les personnes aux deux jeux mais sans jamais les laisser achever les parties. À la fin, on les laisse gagner à l’un des jeux, ce qui représente une récompense produisant une forte émotion positive. Les volontaires dorment ensuite au laboratoire alors que nous suivons l’activité de leur cerveau. Nous avons pu montrer, grâce au fait que nous pouvons identifier la zone cérébrale liée à l’un ou l’autre jeu qui s’allume durant le sommeil, que le cerveau « rejoue » plus souvent celui auquel le dormeur ou la dormeuse a gagné que celui auquel il ou elle a perdu. Nous avons aussi remarqué que plus une personne réactive le souvenir d’un jeu durant la nuit, plus elle est performante lorsqu’elle y rejoue. Ces résultats confirment que les expériences qui sont accompagnées d’une émotion sont réactivées et consolidées en priorité pendant le sommeil. Nous avons également pu montrer que c’est bien le circuit de la récompense qui est activé dans ce processus.
 
Vous avez donc pu « voir » le contenu des rêves de vos dormeurs, en quelque sorte…

Dans ce cas précis, nous n’avons pas pu déterminer s’ils rêvaient de l’un ou de l’autre jeu car nous ne les avons pas réveillés durant l’enregistrement pour avoir une confirmation. Mais c’est vrai que grâce aux méthodes d’imagerie dont la résolution ne cesse d’augmenter, nous avons désormais accès, en direct, à des informations qui sont quasiment de l’ordre du contenu de rêve. De nombreuses équipes dans le monde, dont la nôtre, créent actuellement des cartographies cérébrales associées à des séries de contenus visuels. Les chercheurs présentent des images de tous types (objets, individus, paysages…) à la personne volontaire quand elle est éveillée et récoltent en même temps les données correspondant à l’activité cérébrale. L’objectif consiste ensuite à prédire de quoi rêvent les gens en mesurant l’activité du cerveau durant leur sommeil. Il faut toutefois des heures d’enregistrement pour entraîner les algorithmes, réveiller les volontaires pour leur demander de quoi ils rêvent, etc. Même si la démarche reste encore très lourde, la technique fonctionne pour des contenus encore relativement simples comme prédire si la personne rêve de personnages, de certains objets ou de lieux. Nous n’en sommes pas encore à la machine imaginée par le cinéaste Wim Wenders (Jusqu’au bout du monde, 1991), capable de capter les ondes cérébrales générées par les rêves, de les analyser et de les visualiser en direct. De toute façon, le but de nos recherches dans ce domaine est ailleurs : il s’agit pour nous d’explorer et de comprendre les liens potentiels entre le rêve en tant qu’expérience de toutes nos nuits, la conservation et l’intégration d’informations récentes dans nos circuits cérébraux (c’est-à-dire la mémoire qui nous forme en tant qu’individus) et notre prodigieuse capacité à innover, nous adapter aux changements et imaginer d’autres modes de vie.