Campus n°152

La psychanalyse à l’épreuve des scanners

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Les rêves et leur interprétation représentent un des fondements de la psychanalyse née au début du XXe siècle. Les neurosciences permettent aujourd’hui de tester certains aspects de ces théories.

Chez le profane, quand on parle de science du rêve, c’est en général les noms de Sigmund Freud (1856-1939) et peut-être de Carl Jung (1875-1961) qui viennent à l’esprit. Et, de fait, les deux psychiatres autrichien et suisse ont littéralement fait entrer les songes dans la tête des gens. En posant d’abord formellement que le rêve n’est pas un message d’ordre religieux venu de l’extérieur, selon une idée jamais totalement abandonnée qui remonte à l’Antiquité, mais une émanation de l’esprit traduisant une force inconsciente dont le siège est le cerveau. En élaborant ensuite des théories sur la fonction, la signification et le symbolisme du rêve qui sont, depuis, largement entrées dans la culture populaire et qui ont alimenté nombre de livres aux bases plus ou moins scientifiques.

« Grâce au développement des neurosciences, nous pouvons aujourd’hui tester certains aspects de ces théories psychanalytiques du rêve, explique Lampros Perogamvros, privat-docent au Département des neurosciences fondamentales (Faculté des sciences) et médecin adjoint agrégé au Centre de médecine du sommeil des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Le perfectionnement de l’imagerie cérébrale telle que l’IRM (imagerie par résonance magnétique) et l’EEG (électroencéphalographie) ainsi que l’étude de patients cérébrolésés ont en effet permis de mieux comprendre quelles régions spécifiques du cerveau sont impliquées dans le rêve. Les résultats montrent que certains aspects des deux théories ne tiennent pas tandis que d’autres, davantage du côté jungien que freudien d’ailleurs, trouvent une confirmation dans les neurosciences. »

Très succinctement, pour Sigmund Freud, une des fonctions principales du rêve est la satisfaction, durant le sommeil, d’un souhait frustré et, plus particulièrement, de désirs sexuels refoulés impossibles à exprimer durant l’éveil. Pour Carl Jung, le rêve non seulement revêt une importance pour comprendre le passé de la personne analysée, mais il posséderait aussi une fonction prospective dans le sens qu’il prépare le futur de sa personnalité ou de ses actions. Dans les deux cas, l’interprétation du contenu des songes prend une part importante puisqu’elle révèle des clés de l’inconscient dont l’exploration est précisément l’objet de la psychanalyse.

Les connaissances neuroscientifiques n’ont véritablement démarré que durant les années 1990. Il faut notamment attendre les études de l’équipe de Giulio Tononi, professeur à l’Université de Wisconsin-Madison aux États-Unis, auxquelles Lampros Perogamvros a participé, et celles de Sophie Schwartz, professeure au Département des neurosciences fondamentales (Faculté de médecine), pour commencer à identifier et à étudier plus en détail les zones cérébrales impliquées dans les rêves. Selon l’hypothèse actuelle, le générateur des rêves se situe dans les régions profondes du cerveau, comme l’hippocampe et le mésencéphale, dont l’activation est liée au traitement de mémoires importantes pour l’individu. Les régions postérieures du cortex sont, quant à elles, responsables du contenu visuel des rêves tandis que des zones antérieures semblent être impliquées dans leur rappel au réveil. D’autres aires ont également pu être associées à des contenus plus spécifiques tels que les visages ou la peur perçus durant les songes.

L’inconscient se manifeste

Passées au crible de ces nouvelles connaissances, les théories psychanalytiques des rêves perdent quelques plumes, mais pas toutes. « De manière générale, le fait que le rêve reflète le passé du dormeur, comme le prétendent Freud et Jung, est bien sûr confirmé, reprend Lampros Perogamvros. Ce phénomène nocturne s’inscrit en effet dans une continuité temporelle. L’étude des contenus montre qu’il reprend essentiellement les préoccupations et les événements vécus par le dormeur les jours précédents. »
Il en va autrement, par contre, de l’idée de Freud selon laquelle les songes véhiculent des messages latents exprimés de manière cryptique, sous forme de symboles, parce que l’ego ne pourrait pas les tolérer à l’état brut durant la veille. Il n’y a en effet aucune preuve empirique soutenant que les rêves contiennent des symboles à un degré plus élevé que nos pensées éveillées et encore moins qu’il existe un système particulier chargé de « décoder » ces symboles.

Freud est également mis en défaut sur le contenu spécifique des rêves qui, pour lui, est principalement – voire essentiellement – d’ordre sexuel. En plus du fait que le symbolisme des rêves n’a pas de base scientifique, les études phénoménologiques montrent que si l’on rêve effectivement de sexe, c’est en réalité assez rarement. Le sujet ne domine de loin pas les nuits des dormeurs.

« Jung et Freud s’accordent également à dire que la fonction du rêve revient à assouvir durant la nuit le souhait de l’organisme consistant à compléter des processus émotionnels inachevés ou frustrés, poursuit Lampros Perogamvros. Il se trouve que le cerveau est amené à traiter tous les jours une quantité très importante de stimuli et d’informations et que, devant l’ampleur de la tâche, il n’y arrive pas toujours de façon optimale. Nous pensons également que le rêve permet de recréer ces situations irrésolues, en général vécues la veille, et d’achever le processus du point de vue émotionnel ou motivationnel. »

Simulateur du futur

Freud prétend aussi que les rêves doivent être interprétés – idéalement par un analyste ayant su créer une proximité émotionnelle suffisante avec son ou sa patiente – afin qu’ils puissent enfin remplir leur fonction. Néanmoins, selon les neuroscientifiques, si le rêve possède une fonction, celle-ci existe indépendamment du fait que son contenu soit ou non interprété.

Plus subtile est l’idée de Jung selon laquelle le rêve joue le rôle de simulateur du futur. Il anticipe ce qui peut arriver de manière probabiliste. Sur la base d’informations à disposition du cerveau, il explore les perspectives alternatives de la réalité afin de nous y préparer émotionnellement.
« Nous avons mené une expérience qui a montré que ce point est fondé, explique Lampros Perogamvros. Au cours de cette étude, parue le 30 octobre 2019 dans Human Brain Mapping, des volontaires ont été invités à noter chaque matin dans un carnet combien de fois la peur intervenait dans leurs rêves. Après avoir suivi ce protocole durant une semaine, nous les avons placés – éveillés – dans un scanner IRM et avons mesuré l’activité de leur cerveau tout en les soumettant à des images négatives et effrayantes. »

Il en ressort que les personnes ayant le plus souvent rêvé de situations qui font peur sont aussi celles qui gèrent le mieux la gestion émotionnelle des images effrayantes une fois réveillées. Chez elles, en effet, le cortex préfrontal médian, dont on sait qu’il permet de contrôler les émotions négatives, est en moyenne davantage activé tandis que l’amygdale, qui est la principale structure impliquée dans la peur, l’est moins.
Les auteurs font cependant l’hypothèse que ces résultats ne sont plus valables pour les patients et les patientes souffrant de cauchemars récurrents ou d’anxiété. Quand les rêves sont trop effrayants, trop négatifs, ou en cas de pathologies psychiatriques comme l’anxiété, la fonction émotionnelle du rêve semble ne plus être remplie.

Quant au pouvoir prémonitoire de certains songes, qui a tant troublé Jung, il n’est qu’apparent pour les neurosciences. Il arrive, en effet, que le rêve tombe juste. Parfois, c’est prévisible, comme lorsqu’un propriétaire d’un chien malade rêve de la mort de celui-ci et qu’au réveil, la bête est effectivement décédée. Le côté prémonitoire ne reflète que la capacité du dormeur lui-même à prédire l’avenir. Il connaissait la mauvaise condition de son chien et sa fin faisait partie des issues probables. D’autres fois, le rêve semble également doué de prescience lorsqu’il évoque un événement qui est, lui, impossible à prévoir mais qui se déroule néanmoins quelque temps après (une chute de météorite, un accident, la rencontre avec un scarabée doré…). Dans ce cas, ce serait plutôt le hasard qui expliquerait les choses. C’est la coïncidence extraordinaire entre le rêve et la réalité qui marque les esprits alors qu’on oublie en général les innombrables fois où ils ne se rencontrent pas.

La dimension aléatoire

Enfin, les pères fondateurs de la psychanalyse ont tant cherché du sens dans les songes qu’ils en ont évacué la partie aléatoire. Les neurosciences renversent la situation. Elles ont montré que la mémoire fonctionne différemment durant le sommeil que durant l’éveil. Pendant le sommeil paradoxal, avec la désactivation du cortex préfrontal qui est responsable du raisonnement, le reste du cortex associe des mémoires qui n’ont pas forcément de liens entre elles (des visages attribués à des identités différentes et affublés de corps encore différents…). Le résultat final, du point de vue visuel, paraît souvent surréaliste, au mieux bizarre, et souvent dénué de sens mais d’une très grande créativité. Les artistes ne s’y sont d’ailleurs pas trompés puisque nombre d’entre eux se servent de leurs rêves comme sources d’inspiration.