Biologie
Les cellules souches embryonnaires, à la source de l’humain
Les premières thérapies basées sur les cellules souches embryonnaires humaines pourraient être mises au point dans quelques années, après plus d’une décennie de travail acharné
Au début des années 1990, les chercheurs travaillent dur à isoler la première cellule-souche embryonnaire humaine. Ils y sont déjà parvenus avec la souris dix ans auparavant, mais rencontrent des difficultés inattendues – et toujours inexpliquées – avec l’être humain. Ce n’est qu’en 1998 que leurs efforts sont couronnés de succès, grâce aux travaux de l’équipe dirigée par James Thomson de l’Université de Wisconsin-Madison aux Etats-Unis. Mais si les obstacles techniques sont alors surmontés, les problèmes politiques et éthiques ne font que commencer. En Suisse aussi, même si elle prend quelques années de retard.
Vives controverses
L’entrée des cellules souches embryonnaires humaines dans les laboratoires helvétiques commence au printemps 2000. Karl-Heinz Krause, alors responsable du Laboratoire d’immunologie et du vieillissement de l’Hôpital de gériatrie de Genève, et sa collègue Marisa Jaconi décident alors d’étudier leurs propriétés pluripotentes. L’idée se heurte toutefois à un obstacle législatif. Il n’existe alors aucun cadre légal régissant l’utilisation de la meilleure source possible de ces cellules souches, à savoir les embryons surnuméraires provenant des programmes de procréation médicalement assistée. Tout au plus la loi interdit-elle la création d’embryons humains à d’autres fins que l’insémination artificielle.
Les deux scientifiques proposent alors d’importer les cellules souches – sur lesquelles la loi est muette – et demandent un financement pour leurs travaux au Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS). La question soulève de vives controverses éthiques alimentant le débat jusque sur la place publique. Après moult tergiversations, diverses consultations et contre l’avis nuancé de la toute nouvelle Commission nationale d’éthique appelée à examiner la question durant sa toute première séance, le FNS décide en septembre 2001 de délier les cordons de sa bourse.
Le tollé qui s’ensuit est suffisant pour que le Conseil fédéral annonce, dans la foulée, la mise en chantier d’une loi réglementant la question. Le texte est adopté au parlement en septembre 2003, puis en votation (plus de 66% de oui) le 28 novembre 2004. Karl-Heinz Krause et Marisa Jaconi, qui travaillent alors depuis trois ans sur des cellules souches embryonnaires humaines, sont arrivés à leurs fins.
«Le choix de relever l’existence de cette brèche législative pour lancer le débat sur ce sujet était délibéré, se souvient Karl-Heinz Krause, aujourd’hui professeur au Département de pathologie et d’immunologie (Faculté de médecine). Nous l’avons fait en concertation avec le FNS. Notre souhait était qu’une loi soit votée et je pense que nous y avons contribué. Je suis satisfait du résultat puisque nous avons maintenant le droit, dans des conditions assez strictes il est vrai, de créer des lignées de cellules souches en Suisse à partir d’embryons humains surnuméraires issus des programmes d’insémination artificielle.»
Bouts de dent
Il aura cependant fallu du temps pour les apprivoiser, ces cellules souches. Les premières manifestations de leurs talents pluripotents remontent au moins au XIXe siècle. Les médecins connaissent en effet depuis longtemps l’existence de tératomes, de grosses boules de cellules qui se développent dans divers endroits de l’organisme. Les chercheurs ont remarqué que ces tumeurs en général bénignes sont composées d’un mélange ahurissant de toutes sortes de cellules. On y trouve même parfois des bouts de dent.
«Il arrive – très rarement, il est vrai – qu’une cellule souche se détache de l’embryon présent dans l’utérus d’une femme enceinte, explique Karl-Heinz Krause. Cette cellule entre alors dans la circulation sanguine et commence à se développer n’importe où, de manière chaotique, comme une tumeur. C’est ainsi que les chercheurs se sont rendu compte du potentiel de ces cellules souches.»
C’est donc en 1981 que la première cellule-souche embryonnaire de souris est isolée. Elle devient rapidement un outil de laboratoire incontournable. La motivation principale est alors l’étude de l’embryogenèse (c’est-à-dire les différentes phases du développement d’un embryon) et la fabrication de souris transgéniques dites knock-out. Il s’agit de rongeurs auxquels il manque un gène précis, celui dont on veut justement découvrir la fonction. Ces animaux transgéniques sont fabriqués à partir d’une cellule souche sur laquelle est pratiquée l’ablation du gène et qui est ensuite réinjectée dans un embryon que l’on laisse se développer.
La technologie knock-out, alliée à d’autres méthodes de génie génétique, a permis un gigantesque bond en avant dans la compréhension du fonctionnement des gènes et des protéines qui leur sont associées. Elle a ouvert un nouveau champ de recherche biologique et médicale dans lequel se sont engouffrés des milliers de groupes de chercheurs. C’est l’âge d’or du «tout génétique», marqué par de grandes découvertes – et aussi quelques dérives, par exemple lorsqu’il a été question de dénicher des gènes de l’homosexualité, de la criminalité, de la violence, de la pauvreté…
Difficile à maîtriser
Très rapidement après que la première cellule souche humaine eut été isolée à son tour en 1998, les études sur leur plasticité commencent à fleurir. C’est alors que Marisa Jaconi, de retour d’un séjour aux Etats-Unis, rejoint le professeur genevois dans la ville du bout du lac et obtient son soutien pour se lancer dans une recherche dans ce domaine. Elle s’intéresse particulièrement à leur différenciation cardiaque. Karl-Heinz Krause succombe à son tour à l’attrait de ces cellules au potentiel si vaste. Spécialiste du vieillissement et des maladies dégénératives, il se tourne assez naturellement vers les neurones et les thérapies cellulaires.
Au début des années 2000, ce type de traitement est porteur de nombreux espoirs pour certaines affections difficiles ou impossibles à soigner. En effet, comme l’on peut, en principe, obtenir n’importe quel type de cellule du corps humain à partir d’une cellule souche embryonnaire, pourquoi ne pas songer à soigner des maladies aussi diverses que celles d’Alzheimer, de Parkinson, le diabète ou encore la tétraplégie? L’idée étant à chaque fois de remplacer les cellules défectueuses par de nouvelles en bonne santé.
Dix ans après, il n’existe pas encore de thérapie basée sur des cellules souches embryonnaires. Mais les choses se précisent. Le domaine qui enregistre le plus de progrès est la fabrication de cellules b du pancréas, celles qui sécrètent l’insuline et dont le dysfonctionnement, voire la destruction, est responsable du diabète. Un autre projet très avancé est celui qui concerne la maladie de Parkinson. Plusieurs groupes dans le monde sont sur le coup. Karl-Heinz Krause coordonne lui-même depuis 2008 un projet Sinergia, financé par le FNS, sur la mise au point d’une thérapie cellulaire contre cette affection.
Paradoxalement, alors que les chercheurs sont sur le point de mettre au point les premières thérapies à l’aide des cellules souches embryonnaires, ces dernières pourraient, bientôt, ne plus s’avérer nécessaires. En 2008, en effet, des chercheurs ont réussi à mettre au point ce qu’ils appellent des IPS (Induced Pluripotent Stem Cells). En d’autres termes, ils arrivent désormais à créer des cellules qui ressemblent beaucoup aux cellules souches embryonnaires à partir de fibroblastes, c’est-à-dire de simples cellules de la peau bien différenciées. Bien que pour l’instant ce sont toujours les cellules prélevées sur les embryons qui produisent les meilleurs résultats dans les essais thérapeutiques, il n’est pas exclu qu’elles soient dans un avenir relativement proche remplacées par ces nouvelles venues qui posent nettement moins de problèmes éthiques.
Définitions> Totipotence Une cellule est dite totipotente si elle peut, en se divisant et en se spécialisant au fur et à mesure de sa multiplication, donner naissance non seulement à tous les types de cellules, mais aussi à un organisme entier, vivant et fonctionnel. Cette cellule est donc capable, entre autres, de mettre en œuvre la morphogenèse, le processus biologique qui donne la forme aux organes ainsi qu’à l’être final. La seule cellule totipotente humaine que l’on connaisse est l’ovule imprégné, c’est-à-dire fécondé par un spermatozoïde. > Pluripotence Une cellule est dite pluripotente si elle est capable de se spécialiser en n’importe quel tissu de l’organisme dont elle est issue. En revanche, elle ne peut plus donner naissance à un être entier comme le ferait l’ovule fécondé. Une cellule pluripotente ne peut pas non plus fabriquer un organe entier, à moins qu’elle ne soit réimplantée dans un embryon. Les cellules prélevées sur un embryon de quelques jours et isolées en laboratoire sont pluripotentes. Les chercheurs ont également mis au point une technique, l’IPS (Induced Pluripotent Stem Cell), qui permet de transformer une cellule adulte différenciée en une cellule dont les propriétés ressemblent beaucoup à celles des cellules pluripotentes embryonnaires. |
Espoir pour la maladie de ParkinsonUn projet Sinergia financé par le Fonds national pour la recherche scientifique et coordonné depuis l’Université de Genève vise à mettre au point un traitement contre cette affection dégénérative Le Fonds national suisse pour la recherche scientifique finance depuis 2008 un projet Sinergia visant la mise au point d’un traitement contre la maladie de Parkinson basé sur des cellules souches embryonnaires humaines. La maladie de Parkinson se traduit par la destruction de neurones spécifiques localisés dans la substance noire, une région du cerveau facilement visible par imagerie. Le but de la thérapie cellulaire que de nombreuses équipes cherchent à mettre au point consiste à recoloniser cette région avec des neurones sains obtenus grâce à des cellules souches embryonnaires. «La preuve de faisabilité d’un tel traitement a été apportée dès les années 1990, relève Karl-Heinz Krause, professeur au Département de pathologie et d’immunologie et coordinateur du projet Sinergia. A cette époque, plusieurs équipes ont prélevé des cellules souches sur des fœtus avortés et les ont implantées dans des cerveaux de patients malades.» Les résultats de ces expériences pionnières sont très variables, mais quelques patients ont montré une amélioration spectaculaire de leur état. Et même dix ans après, elles ne souffrent plus que de symptômes résiduels. Les autopsies pratiquées sur certaines de ces personnes qui sont décédées entre-temps ont révélé une bonne survie des cellules souches implantées. Dans quelques rares cas, un début de seconde dégénérescence a été détecté. Mais le temps nécessaire pour qu’une seconde maladie de Parkinson se développe dépasse largement l’espérance de vie qui reste à ces patients généralement déjà âgés. «La technique utilisée durant ces traitements expérimentaux n’a probablement aucun avenir, estime Karl-Heinz Krause. Elle est très difficile à standardiser et soulève d’importants problèmes éthiques: il a fallu pas moins de huit fœtus avortés par patient pour réaliser les expériences.» En utilisant des cellules souches embryonnaires et en intégrant dans leurs rangs des bioéthiciens, les chercheurs du projet Sinergia contournent ces difficultés. Leur ambition est d’ailleurs claire: devenir le premier consortium à mettre au point une thérapie cellulaire contre la maladie de Parkinson. «Il existe des équipes ailleurs dans le monde qui, ponctuellement, sont plus en avance que nous, admet Karl-Heinz Krause. Mais notre avantage, qui me semble décisif, est que nous intégrons dès le départ dans notre programme de recherche tous les aspects du traitement: la recherche fondamentale, la sécurité du patient, les règles de bonne pratique médicale, les aspects éthiques, etc. Si nous atteignons notre objectif, nous serons à même de proposer une thérapie clé en main. Si tout va bien, dans un délai de quatre ou cinq ans, une étude clinique pourra commencer.» |
Ce que dit la loiLa loi suisse autorise le prélèvement de cellules souches à des fins de recherche sur des embryons surnuméraires, issus des programmes d’insémination artificielle. Mais seulement sous certaines conditions. Les scientifiques doivent d’abord obtenir toutes les autorisations nécessaires. Ensuite, les embryons ne peuvent pas être obtenus contre rémunération, afin d’éviter que certaines personnes n’en fassent le commerce. Les parents biologiques doivent aussi donner leur consentement éclairé et ne plus avoir de projet de parentalité. Enfin, les embryons doivent déjà exister au moment de la demande, autrement dit, on n’a pas le droit de concevoir des embryons dans le seul but d’en tirer des cellules souches. Sur ce dernier point, d’autres pays ont pris des décisions différentes. En Grande-Bretagne, par exemple, on peut créer un embryon à des fins de recherche scientifique, du moment que ce dernier ne dépasse pas le stade des 14 jours, limite à partir de laquelle on commence à le considérer, légalement, comme un être humain. D’autres Etats et cultures estiment que cette limite se situe bien plus tard, au moment où l’embryon acquiert la forme humaine, c’est-à-dire après plusieurs mois de gestation. De toute façon, il semble impossible de définir de manière absolue le moment à partir duquel un embryon est un être humain. Curieusement, la Suisse a adopté la même position que celle de l’Eglise catholique, c’est-à-dire la plus contraignante. Elle considère que l’on a affaire à un être humain dès que les noyaux du spermatozoïde et de l’ovule ont fusionné. Avant même la première division cellulaire. Biologiquement, cela ne fait aucun sens, estiment les chercheurs. Et ce d’autant plus qu’en Suisse, l’ovule imprégné, c’est-à-dire fécondé, mais dont le noyau n’a pas encore fusionné avec celui du spermatozoïde, n’est pas protégé du tout. Il est permis de détruire cette cellule totipotente, qui peut donner naissance à un être vivant. En revanche, celui qui la laisse se diviser dans un autre but que le développement d’un enfant risque la prison. Finalement, ce n’est donc que parce qu’il existe des embryons surnuméraires, dont le destin est, de par la loi, de finir dans une poubelle, que la recherche sur les cellules souches a pu avoir lieu en Suisse. |