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Biologie

Bioéthique: la fin des généralistes

Au début, l’éthique biomédicale s’occupait surtout de la pratique médicale et des droits des patients. Aujourd’hui, le nombre de thèmes traités par la discipline a explosé. Petite présentation de l’école genevoise, dont les débuts remontent à la fin des années 1980

Dolly
Dolly
«Le changement majeur vécu par l’éthique biomédicale, c’est son foisonnement. Lorsque j’ai commencé dans la branche, il y a un peu moins de vingt ans, je pouvais en maîtriser tous les aspects. Aujourd’hui, à six ans de ma retraite, cela devient plus difficile. La spécialisation devient la règle. Je suis peut-être le dernier des généralistes.» Alexandre Mauron sait de quoi il parle. Directeur de l’Institut d’éthique biomédicale (Faculté de médecine) depuis sa création en 1995, il est aussi le premier, en Suisse, à avoir occupé une chaire universitaire en bioéthique, en tant que professeur associé dès 1995, puis ordinaire en 2001.

Selon lui, au cours des deux dernières décennies, le champ de recherche que couvre l’éthique biomédicale s’est étendu bien au-delà des sujets «traditionnels» que représentent la pratique de la médecine au quotidien, les droits des patients, notamment lorsqu’ils sont enrôlés dans des programmes de recherche clinique, ou encore les enjeux liés aux personnes en fin de vie. Progressivement, d’autres problématiques sont venues s’y ajouter: les systèmes de santé, l’accès aux soins, l’assistance au suicide, les nouvelles technologies dans les sciences du vivant (clonage, cellules souches embryonnaires, organismes génétiquement modifiés, organismes artificiels…) voire les disciplines émergentes comme les neurosciences.

Il faut dire qu’en Suisse, cela ne fait que vingt ans que la bioéthique a commencé à se muer en discipline scientifique. C’est en 1989 qu’est fondée la Société suisse d’éthique biomédicale, aujourd’hui présidée par Samia Hurst, professeure assistante à la Faculté de médecine de Genève. La création de cette association indépendante est dans l’air du temps. A cette époque, tous les pays d’Europe suivent le mouvement de professionnalisation de la bioéthique qui trouve son origine aux Etats-Unis (lire ci-contre).

La particularité de la Suisse, c’est que, très vite, la bioéthique est mise à contribution dans les débats publics en raison de la démocratie directe. C’est ainsi qu’en 1992 ont lieu les votations sur l’article constitutionnel sur la procréation assistée et le génie génétique, en 1998, l’initiative populaire contre le génie génétique, en 2005, le scrutin au sujet des aliments sans OGM ou encore, en mars de cette année, un vote sur la recherche sur l’être humain.

«Le génie génétique, le clonage ou les cellules souches soulèvent des questions parfois passionnantes, explique Alexandre Mauron. Mais, fidèles à la conception de la bioéthique que nous défendons à Genève, nous regardons aussi ailleurs, notamment du côté de la sociologie. Mais cette voie nous ramène aussi à la politique.»

Systèmes de santé

En effet, dans ce domaine, l’un des sujets les plus importants, selon le chercheur genevois, est celui des systèmes de santé. «C’est devenu un objet d’étude en bioéthique un peu partout dans le monde, poursuit-il. Nous étudions des questions comme celle de savoir si le système d’un tel pays est juste et équitable du point de vue de l’accès aux soins pour tous; si une modification précise introduit plus ou moins d’équité; ou encore si la pression économique actuelle qui vise une rationalisation des soins influence le comportement des médecins de premiers recours.»

Bref, une littérature fournie sur ce sujet est produite depuis vingt ans par les éthiciens de Genève et d’ailleurs. Une somme de connaissances qui est à même, pourquoi pas, d’inspirer les gouvernements. «Il est assez clair que ceux qui ont conseillé le président des Etats-Unis, Barack Obama, dans l’élaboration de son nouveau système de santé, par exemple, ont lu de nombreux ouvrages de bioéthiciens», estime Alexandre Mauron.

De manière générale, la bioéthique sert à débroussailler des sujets potentiellement très complexes, mais dont les implications dans la vie quotidienne des citoyens peuvent s’avérer très concrètes. Elle répertorie les arguments, en analyse la justesse et les failles et/ou en fournit de nouveaux. «Nous n’avons pas la prétention de donner des réponses définitives à des questions difficiles, de dire ce qui est bien et ce qui est mal, précise Alexandre Mauron. En revanche, nous prétendons pouvoir distinguer les arguments qui ne tiennent pas la route de ceux qui ont une certaine valeur.»

Au plus près de la recherche

A Genève, la discipline est demeurée aussi très active dans son domaine traditionnel, où elle a même su se rendre incontournable. Au lieu de monter dans une tour d’ivoire et d’évaluer de loin les pratiques des scientifiques, les membres de l’Institut d’éthique biomédicale se sont en effet rapprochés au plus près de la recherche médicale qu’ils suivent parfois en temps réel. Non pas pour juger l’activité des chercheurs, mais pour les accompagner et identifier, ensemble, les questions éthiques, parfois inattendues, qui peuvent survenir.

Le fruit de ces efforts a pu être cueilli dans un des premiers projets «Sinergia» financés par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique et qui porte sur un traitement de la maladie de Parkinson, basé sur des cellules souches embryonnaires. Parmi les groupes de recherche fondamentale et clinique, il y en a un qui est chargé de réfléchir aux enjeux éthiques d’un tel traitement le jour où il existera.

«Concrètement, nous nous asseyons autour d’une table et réfléchissons à haute voix sur les enjeux pertinents du point de vue éthique, explique Alexandre Mauron. Cela permet certes de prévenir des dérives, mais aussi de soulever des interrogations inédites, même sur un sujet aussi balisé que la recherche médicale sur des patients.»

Il faut dire que le traitement envisagé est basé sur des cellules souches embryonnaires qui, en elles-mêmes, représentent déjà une controverse. L’expérimentation animale qui est requise avant de traiter le premier patient humain est, elle aussi, une question délicate. Viennent ensuite les tests sur l’être humain. Faut-il choisir de préférence les personnes dont la maladie est très avancée et qui n’ont plus d’autre espoir de guérison? Peut-être, mais ces patients n’ont souvent plus toute leur capacité de discernement nécessaire au consentement éclairé. Quant aux patients dont la maladie en est encore à un stade précoce, ils préféreront peut-être choisir des traitements déjà validés et dont les risques sont connus.

Mise en abîme

Parmi les thèmes qui sont apparus récemment, la «neuroéthique» occupe une place à part. La pratique des neurosciences, à l’instar des autres branches de la médecine, mérite certainement que des éthiciens se penchent dessus. Mais ce qui est troublant, c’est que désormais, ce sont les neuroscientifiques qui se penchent sur le questionnement éthique et étudient les mécanismes cérébraux qui la sous-tendent. «La neuroéthique nous fait revisiter les questions de philosophie classique sous un angle totalement inédit, note Alexandre Mauron. Qu’est-ce que c’est le libre arbitre? la responsabilité individuelle? Bien plus que l’éthique des neurosciences, ce sont les neurosciences de l’éthique qui passionnent les éthiciens. Une mise en abîme passionnante.»

Des débuts scandaleux

L’enseignement et la recherche de la bio-éthique dans les universités ont commencé progressivement aux Etats-Unis dès les années 1960. Un événement important qui a accéléré cette évolution est le scandale concernant l’étude sur la syphilis menée à Tuskegee. Quelques centaines de personnes de cette ville de l’Etat de l’Alabama ont participé à une expérience qui a duré quarante ans, de 1932 à 1972. Elle visait à mesurer les effets de différents traitements sur la maladie vénérienne. Le problème, c’est que les participants, tous Noirs, pauvres et illettrés, n’ont pas été correctement informés sur le déroulement de l’étude. Sur toute la durée de l’expérience, aucun d’entre eux n’a pu connaître son diagnostic, ni recevoir les soins nécessaires le cas échéant (l’efficacité de la pénicilline contre la syphilis est pourtant démontrée dans les années 1940 déjà).

En 1972, une fuite dans la presse met fin à l’étude. Trop tard pour nombre d’hommes et de femmes contaminés ainsi que d’enfants nés avec la forme congénitale de la maladie, qui sont morts avant d’avoir pu être soignés. Cette affaire, ainsi que d’autres du même type révélées à la même époque, entraîne des répercussions importantes dans les lois régissant la manière de mener des études médicales sur des sujets humains. Ces dernières introduisent notamment le «consentement éclairé» des patients, une pratique aujourd’hui universelle, ainsi que la communication du diagnostic et les résultats de l’expérience aux malades enrôlés.

C’est dans le sillage de ces scandales que les premiers centres académiques de bioéthique se mettent en place outre-Atlantique. Au cours des années 1980, l’enseignement de la bioéthique y devient obligatoire dans les cursus de médecine et il est même possible d’obtenir une maîtrise universitaire dans cette filière.

L’Europe suit ce mouvement de professionnalisation, avec quelques résistances cependant, notamment en France où l’on considère parfois encore que la bioéthique est l’affaire exclusive du Comité consultatif national d’éthique, formé de grands sages qui se prononcent sur tous les sujets du haut de leur magistère moral laïc.