Campus 100

Géopolitique

L’Europe mastodonte

Entre 1990 et 2010, l’Union européenne est passée de 12 à 27 membres. Elle s’est dotée d’une monnaie unique qui en fait la plus grande puissance commerciale au monde. Une mutation qui doit beaucoup à la clairvoyance dont ont fait preuve les dirigeants de l’Allemagne réunifiée

carte1990
1990: L'Europe des Douze
Carte2010
2010: L'Europe des Vingt-Sept
Il suffit d’ouvrir un atlas pour s’apercevoir du chemin parcouru. Depuis la chute du mur de Berlin, 14 nouveaux Etats sont apparus en Europe. L’Allemagne a retrouvé son unité, d’autres ont acquis leur indépendance. Dans le même temps, l’Union européenne (UE) est passée de 12 à 27 membres et elle est devenue la première puissance commerciale mondiale. Le procédé n’a pas été sans dégâts. La guerre dans les Balkans, notamment, a laissé des traces qui mettront longtemps à se cicatriser. Mais globalement, il a débouché sur une Europe plus unie et dont la voix pèse de plus en plus lourd sur la scène internationale.

Retour sur deux décennies qui ont radicalement changé la face du Vieux Continent avec René Schwok, maître d’enseignement et de recherche au Département de science politique (Faculté des sciences économiques et sociales) et titulaire de la Chaire Jean Monnet «Union européenne: politique et institutions» à l’Institut européen.

«De manière assez paradoxale, on a toujours l’impression que l’UE passe de crise en crise et que rien n’avance, explique René Schwok. Pourtant, en vingt ans, le chemin qui a été parcouru par l’Union est énorme. On peine à réaliser les progrès effectués car il y a un fossé important entre les attentes envers l’Europe (qui sont énormes) et ses réalisations (qui sont souvent peu spectaculaires). Par ailleurs, ce processus d’intégration est chaotique, parsemé de crises et d’embûches, donc difficile à décrypter. Mais ces accidents de parcours amènent aussi des évolutions. Et, au final, cette politique des petits pas se traduit par de réels changements.»

Au travers de milliers de mesures économiques et sociales, le contrôle au passage des frontières pour les marchandises et les personnes a ainsi été supprimé à l’intérieur de l’espace communautaire et même au-delà, puisque la Suisse est également concernée. L’existence de ce marché intérieur réunissant plus de 500 millions d’habitants fait aujourd’hui de l’Europe la première puissance économique mondiale. Il permet aussi à n’importe quel ressortissant d’un pays de l’UE de s’établir où il le souhaite, à la seule condition de posséder un contrat de travail.

ambition croissante

Depuis son introduction en 2002, l’euro est devenu la monnaie unique de 16 des 27 Etats de l’Union. Et, malgré la crise, c’est aujourd’hui la deuxième monnaie au monde pour les transactions, derrière le dollar américain, et la première pour la quantité de billets en circulation.

Dotée de compétences élargies en matière de coopération policière, d’immigration et d’asile, l’UE est également devenue plus démocratique. En dotant le Parlement d’un droit de veto, elle a en effet réduit le pouvoir des ministres, qui jusque-là étaient seuls à décider. Souvent raillée pour son incapacité à parler d’une seule voix et à réagir en cas de crise politique, l’UE a également fait preuve d’une ambition croissante dans les actions qu’elle a conduites au-delà de ses frontières.

Impuissante durant la guerre en ex-Yougoslavie, l’UE parvient ainsi à envoyer 7000 hommes en Bosnie en 2005. L’année suivante, elle crée une Agence européenne de la défense désormais présente sur la plupart des théâtres de crise. Sur la question palestinienne, l’UE a réussi à imposer aux Etats-Unis l’objectif d’une solution fondée sur deux Etats. Au Congo ou au Kosovo, les experts estiment également que sa présence a eu des effets positifs.

Mais c’est sans conteste l’élargissement aux anciens pays du bloc communiste qui est considéré par les diplomates européens comme leur plus grande réussite. A juste titre.

«Personne n’avait vu venir la chute du mur de Berlin, se souvient René Schwok. Et on était loin de se douter que les choses allaient si bien tourner. J’étais à Harvard à ce moment, et je me rappelle avoir suivi un certain nombre de séminaires dans lesquels toutes sortes d’experts envisageaient les différents scénarios possibles. La plupart étaient catastrophistes: certains prévoyaient un embrasement de l’Union soviétique, d’autres estimaient qu’il serait très difficile de convertir à la démocratie et à l’économie de marché des anciens membres du Pacte de Varsovie. Enfin, le risque de voir des minorités opprimées suscitait également une vive inquiétude. Bien sûr, tout n’a pas été parfait. Il y a eu la guerre en Yougoslavie et cette parodie de révolution en Roumanie, mais de façon presque miraculeuse, on a évité le pire.»

moteur allemand

La rapide conversion des pays d’Europe centrale à la démocratie a sans doute été facilitée par le communisme lui-même. La plupart de ces régimes se caractérisaient en effet par un relativement bon niveau d’éducation des hommes et des femmes, ainsi que par l’indépendance des universités, ce qui a pu compter dans la réussite de l’expérience.

Le rôle joué par l’Allemagne reste absolument central. Redoutée par la France de François Mitterrand et une large frange des Suisses alémaniques, l’Allemagne réunifiée s’est en effet rapidement imposée comme un des principaux moteurs de l’intégration européenne. Non content de porter à bout de bras le redressement économique de l’ex-RDA, le pays d’Helmut Kohl a investi des sommes colossales dans l’Union, dont elle est aujourd’hui le principal contributeur. Mais cela n’allait pas de soi. «Avec le recul, on ne peut que rendre hommage au très grand sens des responsabilités dont ont fait preuve à l’époque les dirigeants allemands, en particulier Helmut Kohl, chancelier de 1982 à 1998», constate René Schwok.

Le «géant noir du Palatinat»

Sans rien enlever à la clairvoyance ni au sens politique remarquable de celui que la presse allemande a surnommé le «géant noir du Palatinat» en raison de sa taille imposante et de son attachement au catholicisme, ce processus aurait sans doute été bien plus périlleux sans le développement de l’Union européenne et la réaffirmation de la présence de l’OTAN sur le continent. Au début des années 1990, pour beaucoup d’Occidentaux, le risque majeur, c’est de voir l’Allemagne retrouver son hégémonie sur le continent et asseoir sa domination dans tous les domaines: économie, politique, militaire, culture, etc.

Or, avec le maintien de l’OTAN, dont on avait pu un instant imaginer la dissolution dans la mesure où l’ennemi qui avait motivé sa création avait disparu, les Etats-Unis sont restés la principale puissance militaire en Europe.

De son côté, le renforcement de l’UE a permis d’éviter que les pays de l’ex-bloc soviétique ne tombent dans la dépendance politique exclusive du géant allemand. «Aujourd’hui, on a un peu de peine à le réaliser, mais une Allemagne arrogante aurait créé des antagonismes, il y aurait eu des blocages, des alliances, et on aurait pu se retrouver dans une situation similaire à celle de 1914 ou de 1939», explique René Schwok.

Au lieu de cela, même si sur le plan économique l’Allemagne a retrouvé sa position dominante à l’Est, elle ne s’en est pas servie comme d’un moyen de pression politique. D’autre part, l’adhésion de la plupart des anciens pays du Pacte de Varsovie à l’Union européenne a permis à ces Etats de ne pas être obligés de passer par Berlin pour se faire entendre. Il existait pour cela un cadre et toute une série de mécanismes communautaires. «Si bien que l’Allemagne est redevenue aujourd’hui la première puissance économique et démographique du continent, conclut René Schwok. Et ce sans que cela ne crée le moindre antagonisme ou ressentiment de la part de ses voisins.»

«Touche pas a mon île!»

Malgré une intégration de plus en plus forte dans l’espace européen, la Suisse reste le seul pays d’importance sur le Vieux Continent à refuser de manière systématique l’adhésion à l’Union europénne. Un paradoxe dont on n’est pas près de sortir

chappatte

Le 6 décembre 1992, 50,3% du peuple suisse refuse d’adhérer à l’Espace économique européen (EEE). Causant un traumatisme profond dans un pays désormais coupé en deux par la fameuse «barrière de rösti», ce «dimanche noir» constitue également l’une des premières grandes victoires politiques d’un certain Christoph Blocher, alors conseiller national du canton de Zurich. Or, voilà que, presque vingt ans plus tard, le leader de l’Union démocratique du centre (UDC) réclame une initiative pour rendre l’adhésion à l’Union européenne anticonstitutionnelle.

Est-ce à dire que rien n’aurait changé sur l’île helvétique? C’est à la fois vrai et faux. Vrai dans la mesure où la Suisse reste le seul pays européen d’importance qui refuse de manière constante une adhésion à l’Union européenne. Faux, parce que même si la Suisse reste un point de couleur différente sur les cartes du continent, en deux décennies de nombreuses barrières se sont levées en matière d’économie, de social, d’éducation, de recherche ou d’environnement. Avec l’adoption des Accords bilatéraux et l’entrée dans l’Espace Schengen, notre pays s’est en effet déjà engagé bien au-delà de ce qui était prévu par l’EEE.

Signe de cette intégration: près de 900 000 citoyens de l’UE résident aujourd’hui sur le territoire de la Confédération, tandis que près de 400 000 Suisses vivent dans un des 27 Etats de l’Union. En outre, les entreprises suisses emploient plus de 850 000 personnes dans les pays de l’UE.

«Les Suisses peuvent désormais s’établir dans n’importe quel pays de l’Union à condition d’avoir un contrat de travail, résume René Schwok, maître d’enseignement et de recherche au Département de science politique et titulaire de la chaire Jean Monnet à l’Institut européen. En contrepartie, n’importe quel citoyen de l’UE peut s’établir en Suisse aux mêmes conditions. Avant l’introduction de ces mesures, il existait une discrimination sur le marché de l’emploi en faveur des Suisses. C’est devenu illégal pour ce qui est des communautaires, même si cela reste possible vis-à-vis des ressortissants du reste du monde.»

Les frontaliers de Londrès

De la même manière, le statut de frontalier a été profondément modifié au cours de ces dernières années par la dynamique européenne. Les employeurs ne sont ainsi plus contraints de vérifier que l’emploi qu’ils souhaitent pourvoir ne peut être attribué à un Suisse avant de le confier à une personne frontalière. Cette dernière n’a par ailleurs plus l’obligation de regagner son domicile tous les soirs, ni même d’habiter dans la région proche de l’emploi. Aussi curieux que cela puisse paraître, on peut devenir un travailleur frontalier en Suisse tout en habitant à Londres, Paris ou Madrid. Conséquence: alors qu’en 2002, avant l’entrée en vigueur de l’accord, on comptait environ 35 000 frontaliers à Genève, ils sont aujourd’hui 65 000.

L’adoption de la libre circulation des biens a également ouvert les portes du pays aux camions de plus de 28 tonnes. Et elle a contribué à augmenter la concurrence sur les marchés publics, qui ne sont plus réservés aux entreprises nationales et donc moins susceptibles de générer des pratiques clientélistes. L’Europe a également imposé à la Suisse de libéraliser son espace aérien – dont la principale conséquence est la possibilité de voyager à moindre coût – et de prélever un impôt sur les revenus de l’épargne de ses ressortissants établis sur le sol helvétique. Aujourd’hui, ce sont ainsi près de 700 millions de francs qui sont taxés par ce moyen, dont 500 millions sont reversés aux pays d’origines.

Au cours de ce qui s’apparente à un long mariage de raison, la Suisse a certes parfois dû céder du terrain, mais elle n’a jamais été forcée de lâcher prise sur ce qui lui semblait l’essentiel: la neutralité, le secret bancaire et la démocratie directe.

Paradoxalement, le fait que la Confédération ait pu se glisser dans un costume taillé sur mesure n’a pas fait augmenter la cote d’amour de l’Union dans le pays. C’est même plutôt l’inverse qui s’est produit. «Au début des années 1990, en Suisse romande, il était difficile de se dire anti-européen, se souvient René Schwok. Il y avait une sorte de fièvre européenne qui faisait que c’était presque mal vu. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. D’une part, parce que le discours tenu par l’UDC est mieux accepté, de l’autre, parce que le regard porté sur la Suisse a changé. Au moment d’Expo.02, l’autocritique était relativement forte et le slogan de l’artiste Ben ("La Suisse n’existe pas") avait rencontré par mal d’écho. Depuis quelques années, au contraire, on constate le retour d’un certain patriotisme, y compris en Suisse romande. La Suisse s’est refermée sur elle-même et beaucoup de nos concitoyens se sentent très supérieurs à ce qu’on leur présente comme la "chienlit" européenne.»

Si loin, si proche

De là à penser que l’épisode de 1992 ne fut qu’une parenthèse, il n’y a qu’un pas. Que René Schwok franchit sans hésiter. «Les Suisses sont beaucoup plus cohérents que ce que les médias prétendent, explique le politologue. Depuis cinq ans, ils ne veulent ni l’adhésion ni la marginalisation, mais une sorte de troisième voie qui correspond à la direction suivie avec les bilatérales. C’est une solution qui fédère clairement la majorité de la population et de la classe politique du pays. Elle nous permet de profiter des avantages du système communautaire sans avoir à en assumer ce qui nous apparaît comme des inconvénients. En ce sens, on peut penser que plus la Suisse se rapproche de l’Union, plus elle s’éloigne de la perspective d’une adhésion. Et, au cours de ces dernières décennies, nous nous sommes beaucoup rapprochés de notre grand voisin…»

Faits marquants

1992 >
Le référendum sur l’Espace économique européen (EEE) est refusé à 50,3% par le peuple suisse.
1993 > Le Traité de Maastricht crée l’Union européenne, qui remplace la Communauté économique européenne (CEE). Il prévoit également la création d’une union économique et monétaire.
1994 > Entrée en vigueur de l’EEE.
1995 > L’Autriche, la Suède et la Finlande entrent dans l’Union européenne, qui regroupe désormais 15 Etats membres.
2000 > Le Conseil européen de Lisbonne définit une politique visant à faire de l’Europe de 2010 «l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde». Création de la Banque européenne d’investissement.
2001 > Les électeurs suisses se prononcent contre l’accélération de la procédure d’adhésion.
2002 > Mise en circulation de l’euro dans 11 pays de l’UE. Entrée en vigueur des Accords bilatéraux I.
2003 > Entrée en vigueur du Traité de Nice, qui fixe les principes et les méthodes d’évolution du système institutionnel au fur et à mesure que l’Europe s’élargira.
2004 > Signature de l’acte d’élargissement de l’Union européenne, qui passe de 15 à 25 membres. Adhésion de l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie, Malte et Chypre. Création de l’Agence européenne de défense. Conclusion des Accords bilatéraux II.
2007 > Adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie. L’Union européenne compte 27 membres.
2008 > Chypre et Malte adoptent l’euro comme monnaie officielle. La zone euro compte 15 pays, soit 320 millions de personnes. Entrée de la Suisse dans l’Espace Schengen/Dublin.
2009 > Entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui transforme le Conseil européen en une nouvelle institution en le dotant d’un président et d’un haut représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité.