Campus 100

Géopolitique

La transition autocratique

L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a permis à la Russie de retrouver un rôle de premier plan sur la scène internationale. Mais elle coïncide également avec le retour d’un certain autoritarisme. Une évolution dans laquelle l’Occident a une lourde responsabilité

Poutine à la pêche
Poutine à la pêche
Dans la Russie d’aujourd’hui, on chuchote à nouveau. Comme à l’époque de Brejnev ou de Staline, l’homme de la rue sait qu’il est des sujets qu’il ne vaut mieux pas aborder en public et des questions qui ne sont pas bonnes à poser. Muselés, les médias semblent tout aussi impuissants que l’opposition à soulever cette chape de plomb. A l’extérieur également, la Russie recommence à faire peur. La guerre contre le «terrorisme» tchétchène et la récente intervention contre la Géorgie ont montré au monde entier que, là aussi, il y avait de nouveau des limites à ne pas dépasser.

Dans ce retour à l’autoritarisme, Vladimir Poutine a, bien sûr, joué un rôle essentiel. Mais l’Occident, si prompt à condamner la brutalité de Moscou, a également sa part de responsabilité. En profitant de la faiblesse de la Russie au lendemain de l’effondrement de l’URSS, les pays de l’OTAN ont en effet contribué à nourrir un sentiment d’humiliation au sein du peuple russe qui a grandement facilité l’accession au pouvoir de l’ancien lieutenant-colonel du KGB.

Tout commence par un rendez-vous manqué. Lorsqu’il arrive au pouvoir, au milieu des années 1980, Mikhaïl Gorbatchev entend placer l’URSS sur de nouveaux rails. Son pari se résume à deux slogans: Glasnost (transparence) et Perestroïka (reconstruction). Il consiste à allier la libéralisation économique au développement d’une culture démocratique basée notamment sur la publication de documents historiques jusque-là confidentiels.

«Rendre public ce qui doit l'être»

«L’idée de Gorbatchev, c’était de "rendre public ce qui doit l’être", précise Jean-François Fayet, maître d’enseignement et de recherche au sein de l’Unité d’histoire contemporaine (Faculté des lettres). J’étais en Russie à l’époque. C’était un moment très particulier. On sentait une sorte d’effervescence et un énorme attrait pour l’histoire. Le sujet était au centre de toutes les conversations. Chaque matin, le premier geste que faisaient les Moscovites était de descendre dans la rue pour acheter un journal et y découvrir les derniers documents publiés.»

La chute du Mur va tout précipiter: alors que l’Empire soviétique prend l’eau de toutes parts, l’économie dégringole. Hué par ses concitoyens, le Prix Nobel de la paix 1990 est aussi lâché par les grandes puissances. Ni les Etats-Unis, ni la France, ni l’Allemagne ne lèveront le petit doigt pour sauver le leader démocrate lors du putsch d’août 1991. Six mois plus tard, Gorbatchev abandonne le pouvoir aux mains de Boris Eltsine. Le lendemain, l’Union des républiques socialistes soviétiques cesse officiellement d’exister. C’est la fin d’une époque, la fin d’un espoir aussi.

«En 1918, les Français ont gagné la guerre, mais ils ont perdu la paix, commente Jean-François Fayet. De la même manière, les Etats-Unis ont remporté la Guerre froide, mais ils risquent bien de perdre la paix. Plutôt que d’investir massivement pour aider la Russie lorsque celle-ci était le plus favorable à une démocratisation, le gouvernement américain et les pays de l’OTAN dans leur ensemble ont choisi de laisser pourrir la situation. Avec un objectif: profiter de la faiblesse momentanée de la Russie pour grignoter tout ce qui pouvait l’être. Et ce, sans rater une occasion d’humilier l’ancienne superpuissance sur la scène internationale.»

Alors que le processus de libéralisation vire au pillage en règle des ressources du pays et que le chaos s’installe à l’intérieur des frontières, les principaux engagements qui avaient été pris entre Gorbatchev et Bush père sont en effet remis en cause. Alors que les deux dirigeants s’étaient accordés sur le fait qu’aucune des anciennes démocraties populaires ne seraient intégrées à l’OTAN, la plupart des anciens Etats satellites de Moscou s’empressent de rejoindre l’Alliance atlantique. Ils sont suivis, quelques années plus tard, par d’anciennes républiques soviétiques, au premier rang desquelles les pays Baltes. Confirmant les pires craintes des Russes, les Américains n’hésiteront pas non plus à s’immiscer politiquement dans les «révolutions de couleur» que connaissent successivement la Géorgie (en 2003), l’Ukraine (en 2004) ou le Kirghizistan (en 2005).

Ce sentiment d’injustice et de frustration culmine en 1994, lorsque les Russes découvrent que Boris Eltsine n’est pas convié à participer aux cérémonies commémorant le 50e anniversaire du débarquement des Alliés en Normandie. «Suite à ce qui a été vécu par les Russes comme une baffe diplomatique, les acquis liés à la libéralisation ont commencé à être contrebalancés par le ressentiment causé par le fait que la Russie avait perdu son statut de grande puissance, note Jean-François Fayet. Et depuis, ce mouvement n’a cessé de s’accentuer.»

Le fossoyeur de la démocratie

Le passage au pouvoir de Boris Eltsine, il est vrai, n’a rien arrangé. Tourné en ridicule par les médias occidentaux pour ses frasques et son penchant pour la vodka, le premier président de la Fédération de Russie a également fait entrer son pays dans un processus d’auto-victimisation. Considérant le communisme comme intrinsèquement criminogène et la Révolution de 1917 comme un phénomène exogène qui aurait interrompu le cours normal du développement de la Russie, le pouvoir ôte, durant ces années, à la population ses dernières sources de fierté. Il échoue hélas à imposer une alternative. Incarnant le népotisme et la corruption, Boris Eltsine renvoie aux Russes une image d’eux-mêmes qu’ils n’apprécient pas du tout.

«De nombreux Russes ont vécu ces années comme une période d’humiliation nationale, explique Jean-François Fayet. Eltsine n’a pas été à la hauteur de la situation. Il a été le fossoyeur de la démocratie en Russie et il a sans doute plus que quiconque contribué à dévaloriser l’idée d’une société libérale dans ce pays. En quelques années, il a réussi ce que les Soviétiques n’étaient pas parvenus à faire en près de 70 ans.»

Son successeur est d’une autre trempe. Ancien agent du KGB – il a notamment opéré en RDA –, Vladimir Poutine donne en effet l’image d’un homme fait pour l’action. Jeune, fort, en bonne santé, il se montre très discret sur sa fortune personnelle, sans doute considérable, et cultive une relative sobriété dans l’exercice du pouvoir. Ce qui ne le rend pas moins redoutable. «Poutine est l’enfant de son milieu, explique Jean-François Fayet. Il s’y entend fort bien en matière de manipulation et de contrôle. La totalité des médias utiles (radio, TV, presse populaire) sont ainsi désormais sous l’étouffoir. Détail qui a son importance, Poutine a récemment pris la direction d’une commission de production de films russes, lui permettant de financer des fictions exaltant la grandeur nationale. Et dans un pays comme la Russie, c’est un instrument politique extrêmement puissant.»

Staline réhabilité

Fin stratège, «l’homme de fer» est parvenu, du moins en partie, à tenir aux Russes le discours qu’ils avaient envie d’entendre. Rompant avec l’attitude de contrition qui avait prédominé durant les années Eltsine, il s’est donné pour principal objectif de rendre à son pays sa puissance passée. Dans le discours, le processus passe, entre autres, par une profonde relecture de l’histoire, et en particulier, de la Seconde Guerre mondiale. Selon les thuriféraires du pouvoir actuel, c’est ainsi la «Grande guerre patriotique» menée par Staline qui constitue le fait marquant du XXe siècle, dans la mesure où c’est grâce aux sacrifices consentis par des millions de Soviétiques, que le nazisme a pu être vaincu.

«Les historiens officiels russes ont mené un important travail visant à exalter la fierté nationale russe en revoyant toute l’histoire du XXe siècle sous l’angle de la victoire contre le fascisme, précise Jean-François Fayet. Staline, dont on a vu refleurir les portraits – notamment dans le métro de Moscou – s'est trouvé réhabilité. Tout étant subordonné à l’objectif final, soit la victoire contre l’Allemagne, le Pacte germano-soviétique, la Terreur et les grandes famines sont passés au second plan. Ce qui compte désormais, c’est qu’à l’époque, la Russie était respectée.»

Ce discours conquérant, voire agressif, n’a pas tardé à se traduire en actes. En légitimant la lutte contre le «terrorisme», les attentats du 11 septembre 2001 ont agi comme une sorte de déclencheur. Les Tchétchènes, qui jusque-là avaient plutôt été perçus par les Occidentaux comme des résistants, se sont soudain vus rattachés à l’«internationale terroriste». Considérant qu’ils avaient désormais les mains libres, les Russes ont ensuite repris pied dans le Caucase, dont ils avaient été exclus depuis la fin de la Guerre froide. Et ils ne sont visiblement pas près d’en partir.

«L’entreprise insensée tentée par le président géorgien Mikhaïl Shakashvili en août 2008 constitue un moment fort dans l’histoire récente de la Russie, explique Jean-François Fayet. Les Russes avaient prévenu qu’ils étaient prêts à défendre leurs intérêts par la force si le besoin s’en faisait sentir. La guerre éclair contre la Géorgie a montré de façon évidente qu’il ne fallait pas dépasser la ligne rouge. Elle a aussi permis à toutes les anciennes républiques soviétiques de constater que les Occidentaux n’étaient pas prêts à se risquer à un conflit avec la Russie pour voler à leur secours. C’est un tournant décisif dans la mesure où il marque la fin de l’avancée américaine dans la région. Désormais, ce n’est plus la seule puissance dominante dans cette partie du monde.»

La politique: un luxe pour privilégiés

Le retour en force de la Russie sur la scène internationale ne règle toutefois pas tous les problèmes. Loin de là. Car si Moscou ressemble aujourd’hui à n’importe quelle autre ville européenne, dans les campagnes, en revanche, les ravages de l’alcoolisme, le manque de jeunes, la faible proportion d’hommes, l’abandon et le désœuvrement sont frappants. Et rien ne dit que les choses vont aller en s’améliorant.

«La question fondamentale qui se pose aujourd’hui à la Russie est la même que se posaient déjà les révolutionnaires du XIXe siècle, explique Jean-François Fayet: comment faire pour qu’émerge une société civile autonome du pouvoir politique? A l’heure actuelle, il n’y a pas de place pour un débat démocratique en Russie. Comme à l’époque soviétique, la politique est redevenue un luxe réservé à un petit groupe de privilégiés. Et rares sont ceux qui pensent encore que le citoyen puisse avoir le moindre impact sur les choix politiques de la Russie actuelle. Pour quelqu’un qui, comme moi, discute avec des Russes depuis vingt ans, il est assez déprimant de constater qu’aujourd’hui il suffit de prononcer le nom de Poutine dans un lieu public pour que les gens se remettent à chuchoter.»

L’archipel du secret

Lourde de conséquences pour le citoyen, la culture du rapport qui caractérisait l’Union soviétique constitue une aubaine pour les historiens depuis l’ouverture des archives du Kremlin, au début des années 1990

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Cérémonie devant la tombe du soldat inconnu, Moscou, 26 juin 2009.

Pour les historiens, l’effondrement de l’URSS marque le début d’une sorte d’âge d’or. L’ouverture des archives a, en effet, permis de complexifier le regard porté sur le système soviétique, mais elle a aussi profondément modifié la façon d’étudier le passé de la Russie. Jean-François Fayet, qui commençait sa carrière académique au début des années 1990, témoigne.

Vous avez la chance d’appartenir à la première génération d’historiens ayant pu accéder aux sources sur l’époque soviétique. Qu’est-ce que cela a changé?

Jean-François Fayet: Jusque-là, l’histoire de l’Union soviétique était une histoire sans archives, dans laquelle l’interprétation et les enjeux politiques demeuraient très forts. Puis, brusquement, la discipline a changé de statut: l’Union soviétique est devenue un objet d’histoire au plein sens du terme. Ce fut un moment fantastique. D’un coup, tout était ouvert, on pouvait accéder à n’importe quel document. Dans ces années-là, on partait aux archives comme on part en pèlerinage.

Comment se passaient les recherches sur place?

Au début, la situation était un peu chaotique. Il n’y avait aucune règle et on a vu certains archivistes quitter le pays avec une pile de documents sous le bras dans l’espoir de les monnayer à l’étranger. C’était un peu la chasse au trésor, avec tout ce que cela suppose de négatif. Ensuite, il y a eu une reprise en main, qui était à la fois nécessaire et légitime, et qui a permis d’édicter un certain nombre de règles. Depuis, les conditions de travail sont très correctes.

A propos de l’Union soviétique, l’historien Nicolas Werth parle d’une «civilisation du rapport». Que trouve-t-on dans ces archives?

La pratique bureaucratique peut s’avérer très gênante pour le citoyen, mais elle est extrêmement utile aux historiens. Les Soviétiques ont en effet développé une fantastique culture archivistique. C’était une société dans laquelle tout était archivé, inventorié et documenté. Aucun pays au monde n’a produit autant de rapports sur autant d’individus. Et comme tout cela était remarquablement organisé, ce régime qui cultivait le culte du secret est aujourd’hui beaucoup plus transparent que beaucoup de démocraties. A Genève, par exemple, les archives de la police sont accessibles, mais il n’existe aucun inventaire, donc aucun moyen de savoir ce qui s’y trouve pour l’historien.

Que sait-on de plus aujourd’hui qu’il y a vingt ans?

Ce qui a le plus changé, ce n’est pas tellement les réponses apportées que le fait que nous nous posions de nouvelles questions. Aujourd’hui, on comprend mieux les rapports entre le centre et la périphérie, problématique qui a toujours été centrale pour le pouvoir, compte tenu de l’immensité du territoire. L’ouverture des archives permet également de mieux saisir des éléments de la vie quotidienne qui n’apparaissaient que par le biais de la littérature ou des arts auparavant. L’accès à ce type de documents a notamment permis de réaliser le décalage existant entre ce que revendiquaient le pouvoir et la réalité sociale. On s’est aperçu que le Parti communiste était loin de tout contrôler et que la société ne fonctionnait pas uniquement par des impulsions venues d’en haut. Les mesures prises par le Parti répondaient au moins en partie à des demandes venues de la base et c’est sans doute ce qui a permis au régime de tenir si longtemps. Avec le recul, on parvient également mieux à discerner ce qui est spécifique au communisme et ce qui, au contraire, relève de la tradition russe.

C’est-à-dire?

Un exemple: les hommes qui accèdent au pouvoir en Russie se considèrent généralement comme les propriétaires du pays. Ce comportement a longtemps été attribué au phénomène communiste. Or, certains historiens ont récemment montré qu’il remonte à une période qui est bien antérieure. La différenciation qui s’est faite entre le XVIIIe et le XIXe siècle dans les démocraties occidentales, c’est-à-dire l’idée d’un Etat arbitre entre la société et les dirigeants, ne s’est en effet pas effectuée en Russie. Si bien que dans ce pays, le terme «Etat» désigne aussi bien l’entité représentant la collectivité que les propriétés du tsar. Les deux choses se confondent depuis longtemps et les Soviétiques n’ont fait qu’entretenir la confusion.

Qu’elle est la part des Russes dans ce travail sur le passé?

Boris Eltsine, et c’est un des rares points positifs qu’on peut lui attribuer, a doté un certain nombre d’associations d’une autorisation permanente de publication de documents. Si bien que les Russes ont fait – et continuent à faire – un fantastique travail d’édition. Ils publient des recueils thématiques (sur l’URSS et l’Afrique, l’URSS et Espagne, et même l’URSS et la Suisse) qui n’ont probablement pas d’équivalent dans le monde. Seulement, ces documents sont plus connus et mieux diffusés à l’étranger qu’en Russie. Récemment, 12 volumes sur le Goulag ont ainsi été publiés par une équipe franco-russe. Malgré la qualité du travail accompli, pas une seule bibliothèque russe n’aurait passé commande d’un des 1000 exemplaires disponibles. Ce n’est pas interdit, mais personne ne semble en vouloir au sein de la société civile.

Faits marquants

mars 1985 > Mikhaïl Gorbatchev est nommé secrétaire général du Parti communiste de l’URSS.
1989 > Les troupes russes se retirent d’Afghanistan.
1990 > Gorbatchev reçoit le Prix Nobel de la paix.
20 août 1991 > Les ultras du Parti communiste soviétique tentent un coup d’Etat pour renverser Gorbatchev.
25 août 1991 > Boris Eltsine, alors président du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, suspend les activités du Parti communiste d’URSS et confisque ses biens.
25 décembre 1991 > Mikhaïl Gorbatchev démissionne de la direction du Parti communiste de l’URSS. Boris Eltsine est le nouveau maître de la Russie.
26 décembre 1991 > Dissolution de l’URSS.
1994-1996 > Première guerre de Tchétchénie.
1999-2000 > Deuxième guerre de Tchétchénie.
31 décembre 1999 > Boris Eltsine démissionne pour raison de santé au profit de Vladimir Poutine, qui reprend le pouvoir par intérim.
26 mars 2000 > Vladimir Poutine est élu président de la Fédération de Russie.
mars 2004 > Réélection de Vladimir Poutine à la tête de la Russie avec 71,22% des suffrages.
7 octobre 2006 > Assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, le jour de l’anniversaire de Vladimir Poutine.
mars 2008 > Dmitri Medvedev est élu président de la Fédération de Russie. Vladimir Poutine occupe le poste de président du gouvernement.