Géopolitique
Une justice au-dessus des frontières
Au cours de ces deux dernières décennies, la justice pénale internationale a connu un important développement. En plus des tribunaux spéciaux pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, la Sierra Leone, le Cambodge ou le Liban, une juridiction permanente a vu le jour avec la création d’une Cour pénale internationale basée à La Haye. Un dispositif qui a déjà permis la condamnation d'un certain nombre de responsables politiques
Charles Taylor et Radovan Karadzic sont bien placés pour le savoir: il devient de plus en plus difficile d’échapper à la loi lorsqu’on est soupçonné de crime de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide. Traduit devant une juridiction internationale, l’ancien président de la République du Liberia et l’ancien président de la République serbe de Bosnie font actuellement face à leurs juges. Ils ne sont pas les premiers et ne seront probablement pas les derniers à connaître ce sort. Depuis deux décennies en effet, la communauté internationale s’est dotée de différents moyens permettant de sanctionner les auteurs de crimes graves ayant une portée internationale. En plus des deux Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex- Yougoslavie et le Rwanda (créés respectivement en 1993 et 1995), un certain nombre de tribunaux hybrides ont été mis sur pied en Sierra Leone, au Cambodge ou au Liban. Par ailleurs, plus d’une centaine d’Etats ont aujourd’hui ratifié le Statut de Rome établissant la Cour pénale internationale. Souffrant de nombreuses limites, le système est encore loin d’être parfait, mais il ne cesse de se développer, influençant de manière toujours plus significative les législations nationales. C’est ainsi que la notion de crime contre l’humanité fera son entrée dans le droit suisse le 1er janvier prochain.
Une idée déjà ancienne
«Ce qui est nouveau, ce n’est pas l’existence d’une justice internationale, explique Robert Roth, professeur au Département de droit pénal (Faculté de droit). Mais le développement de juridictions internationales ayant pour vocation de se prononcer sur la condamnation ou l’acquittement de personnes individuelles, alors que la Cour internationale de justice, créée en 1946, ne tranche que les litiges entre Etats.»
L’idée de poursuivre des personnes physiques en cas de violation grave des droits de l’homme ou des droits de la guerre n’est pas neuve. En germe depuis près d’un siècle au moins, elle s’est concrétisée une première fois à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avec la création des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo. Chargées de juger les responsables des puissances principales de l’Axe, ces deux institutions composées uniquement de magistrats internationaux ont directement inspiré la structure et le fonctionnement des Tribunaux pénaux internationaux qui ont été créés au milieu des années 1990.
Les procédures entamées au niveau national durant la période de la Guerre froide constituent une autre source d’inspiration majeure pour les magistrats actuels. En Italie, en Allemagne, en Autriche ou en France, de nombreux procès ont en effet permis de poursuivre selon des règles nationales des crimes internationaux. L’exemple le plus spectaculaire est sans doute celui de la France, avec les mises en accusation successives de Klaus Barbie et de Paul Touvier.
Fusée à trois étages
«L’ensemble des décisions prises à Nuremberg et à Tokyo, ainsi qu’au sein de ces tribunaux nationaux constituent une jurisprudence à laquelle les magistrats actuels se réfèrent quotidiennement», explique Robert Roth. Devenu indispensable, l’ensemble de ces documents va d’ailleurs très prochainement faire l’objet d’une première compilation en français dans une publication cosignée par Antonio Cassese, premier président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Vanessa Thalmann, assistante au Département de droit pénal de l’UNIGE et Damien Scalia, assistant à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains de Genève.*
Globalement, le dispositif juridique développé au cours de ces deux dernières décennies se présente comme une fusée à trois étages. Au premier, les Tribunaux pénaux internationaux, au deuxième, les tribunaux dits «hybrides» et, au dernier, la Cour pénale internationale.
Mis sur pied par le Conseil de sécurité des Nations unies à l’issue des conflits qui ont ravagé ces deux régions, les Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR) sont des structures dont l’action est limitée à la fois dans le temps et dans l’espace. Destinés à augmenter la sécurité des régions concernées, ils ont pour objectif de traduire en justice les principaux responsables de violations des droits de l’homme et du droit de la guerre. La force de ces structures, qui ont déjà abouti à un nombre assez considérable de condamnations (lire ci-contre), réside largement dans la primauté dont les TPI disposent sur les Etats. En théorie, ils peuvent donc agir sans l’accord de ces derniers, même si cela complique considérablement la donne, comme le montre le cas de Ratko Mladic, ancien commandant en chef de l’armée de la République serbe de Bosnie, inculpé par le TPIY depuis 1995, mais dont l’arrestation se fait toujours attendre.
Risque de dérive
«C’est une question qui a plus à voir avec la politique qu’avec le droit, commente Robert Roth. Il est cependant vrai que les TPI ne disposent d’aucun moyen de contrainte. Pour obtenir des moyens de preuve, ils dépendent donc des juridictions nationales, ce qui représente un risque de dérive. Cependant, ce qui est sans doute le plus critiquable du point de vue du droit, c’est probablement l’absence d’autorité de recours indépendante au sein des TPI. Mais, là encore, il n’existe pas de solution toute faite, car la mise en place de ce type de structure n’est pas une chose aisée.»
Depuis sa première audience, le 8 novembre 1994, le TPIY a mis en accusation 161 personnes: 9 ont été acquittées, 55 condamnées, 19 ont purgé leur peine et 13 ont vu leur affaire renvoyée devant une cour de l’ex-Yougoslavie. Trente-six affaires ont été proclamées terminées à la suite soit du retrait de l’acte d’accusation soit du décès de l’accusé. Les procédures en cours concernent 48 accusés, dont 4 sont toujours en fuite. De son côté, le TPIR a prononcé à ce jour 6 acquittements pour une quarantaine de condamnations.
Reposant sur une logique légèrement différente, les tribunaux «hybrides» associent des magistrats internationaux élus par l’Assemblée générale des Nations unies et des magistrats issus des pays concernés. De la même manière, ces organes s’appuient à la fois sur les règles du droit national et international. Solution intermédiaire souvent difficile à mettre en place, cette formule a cependant d’ores et déjà débouché sur la création de «tribunaux spéciaux» en Sierra Leone, au Cambodge et au Liban. Avec, là encore, un certain nombre de condamnations à la clé.
Juridiction permanente
En fonction depuis le 1er janvier 2002, la Cour pénale internationale (CPI) constitue, quant à elle, la première juridiction pénale internationale permanente de l’histoire. Fondée sur un traité international des plus classiques, le Statut de Rome, la CPI regroupe aujourd’hui 112 Etats sur les 192 reconnus par l’ONU, tandis que 38 gouvernements ont signé le texte sans l’avoir encore ratifié. Basée à La Haye, elle bénéficie du soutien massif des Etats d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine. En revanche, son autorité n’est que partiellement reconnue par la Chine, la Russie et les Etats-Unis.
«La position américaine vis-à-vis de la justice internationale est assez paradoxale, explique Robert Roth. D’un côté, les Etats-Unis continuent à être le principal soutien financier et politique des TPI. Comme l’a montré l’affaire du Darfour, qui n’aurait pas pu être transmise à la CPI par le Conseil de sécurité sans leur aval, ils souhaitent également que la Cour pénale internationale joue un rôle actif. Cependant, tous les gouvernements qui se sont succédé ces dernières années sont d’accord sur le fait que l’adhésion à la CPI est incompatible avec la poursuite d’une politique de puissance telle que la conçoivent les experts de Washington. Il ne s’agit pas d’un rejet culturel, puisque le très grand pouvoir accordé au procureur de la CPI fait écho au modèle américain, mais d’une conviction politique: il n’est pas question pour les Etats-Unis d’accepter un système international sur lequel ils n’auraient pas prise.»
Autre limite du dispositif, la CPI vise d’abord et surtout à compléter l’action des Etats, qui restent compétents en premier lieu. Contrairement aux TPI, la Cour pénale internationale ne peut donc agir que si elle est à même de démontrer que ces derniers ne peuvent ou ne veulent pas entrer en matière.
Enfin, comme l’ont regretté de nombreux observateurs depuis la conclusion du Statut de Rome, la CPI est pour le moment dans l’incapacité de poursuivre des entreprises privées. «C’est probablement la question la plus importante qui reste à trancher, commente Robert Roth. Pour aller au bout du raisonnement et assurer une prévention réellement efficace, on ne peut pas se limiter à poursuivre des individus. Même si c’est compliqué sur le plan de la doctrine, il faut également se donner les moyens d’agir contre ceux qui alimentent les conflits, soit en soutenant le pouvoir en place, soit en armant des factions contestant ce dernier. Le jour où il sera possible de poursuivre des firmes pétrolières pour ce qui se passe dans certains pays d’Afrique ou d’Asie, les choses deviendront assurément très différentes.»
A. Cassese/D. Scalia/V. Thalmann, Les Grands Arrêts de droit international pénal, Paris, Dalloz (à paraître)
Faits marquants
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
Tribunal pénal international pour le Rwanda
Tribunaux spéciaux
Cour pénale internationale
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