Campus n°101

Recherche/Traduction

Quand les bulles voyagent entre les langues

Avec une vingtaine d’albums à son actif, Nathalie Sinagra a fait de la traduction de bande dessinée une spécialité. Plus complexe qu’il n’y paraît, l’exercice exige une parfaite connaissance de la langue et de la culture des pays concernés, de la méthode et de la rigueur. Sans oublier un soupçon de créativité

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Si la conception d’une bande dessinée relève de l’art, sa traduction, elle, exige une certaine science. Car l’exercice est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Aux difficultés propres au langage, s’ajoutent en effet de multiples contraintes liées à l’interaction entre texte et image qui fait la spécificité du 9e art. En venir à bout suppose non seulement une excellente connaissance de la culture et des langues de départ et d’arrivée, mais aussi de la méthode, de la rigueur et une bonne dose de créativité.

Autant de compétences qui ne font pas défaut à Nathalie Sinagra. Assistante au Département français de traductologie et de traduction de l’Ecole de traduction et d’interprétation, la jeune chercheuse a déjà à son actif une vingtaine d’albums qu’elle a traduits de l’italien, de l’espagnol ou de l’anglais vers le français pour le compte d’une maison d’édition genevoise. Elle a également choisi de consacrer sa thèse de doctorat à cette discipline encore peu étudiée au niveau académique.

Un langage spécifique

«La plupart des gens pensent que ce qu’il y a de plus complexe dans la traduction de bande dessinée, c’est le traitement des onomatopées, explique Nathalie Sinagra. Dans les faits pourtant, c’est un sujet qui est relativement bien connu et qui ne pose généralement pas de problème majeur. Ce dont le public se rend moins compte, c’est que chaque album présente des difficultés qui lui sont propres. Elles peuvent être liées au texte lui-même, mais également aux différents éléments graphiques destinés à apporter des informations au lecteur. De petits détails comme un geste ou un changement de typographie peuvent ainsi constituer un obstacle quasiment insurmontable.» Sur le plan textuel, la principale caractéristique du 9e art tient à l’usage d’un style qui se trouve à mi-chemin entre le langage oral et l’expression écrite. Une langue «pseudo-orale», comme disent les spécialistes, qui associe au respect des normes linguistiques (grammaire, syntaxe) un lexique provenant du registre familier. A l’intérieur de ce vaste cadre, le traducteur peut être confronté à des termes issus de l’argot, à des tournures propres au «parler jeune», à des jeux de mots, des néologismes, ou encore à des extraits de pièces de théâtre, de poèmes ou de chansons qu’il n’est pas toujours possible de traduire de façon littérale.

Espace limité

«Dans une case de BD, l’espace disponible pour le texte n’est en général pas extensible. Il faut qu’il puisse entrer dans la bulle, à moins de pouvoir la faire redessiner par l’auteur, ce qui est rare et peut s’avérer fastidieux, explique Nathalie Sinagra. C’est une contrainte importante pour le traducteur dans la mesure où le français est une langue qui prend plus de place que l’anglais ou l’italien pour dire la même chose. On peut tenter de contourner cette difficulté en reformulant le propos, mais il y a une limite au-delà de laquelle on ne peut pas aller si on veut rester correct sur le plan de la grammaire.»

Les passages contenant des références culturelles qui ne sont pas partagées par les locuteurs de la langue d’arrivée peuvent également être délicats à traiter ou demander un important travail de documentation, par exemple lorsque l’histoire se déroule dans le Japon du XVIe siècle, comme c’est le cas pour une série traduite par Nathalie Sinagra (Usagi de Stan Sakaï).

De nombreux jeux de mots n’ont par ailleurs pas d’équivalent dans les autres langues et perdent tout leur sens comique lorsqu’ils sont traduits à la lettre. De la même façon, une chanson peut être très fortement connotée dans un pays et inconnue dans un autre. Ainsi, dans L’Improvisateur, album de Sualzo que Nathalie Sinagra a traduit de l’italien, l’auteur met en scène deux personnages qui entonnent La Canzone del sole de Lucio Battisti. Or, si ce titre évoque immanquablement les soirées à la plage autour d’un feu de camp en Italie, il ne dit absolument rien à la plupart des lecteurs francophones. «Comme l’histoire se déroule en Italie et que les deux protagonistes sont Italiens, remplacer cette chanson par un équivalent français n’aurait eu aucun sens pour le lecteur, explique Nathalie Sinagra. Après en avoir discuté avec l’auteur, j’ai donc choisi de m’éloigner du texte original pour chercher à conserver la sensation et l’atmosphère de la scène. Au final, la chanson de Battisti a été remplacée par un morceau des Beatles («Love me do») qui avait le même caractère patrimonial, mais dont la portée était plus universelle.»

le bon registre

Outre ces éléments linguistiques, le traducteur de BD doit également s’attacher à l’analyse de l’ensemble des informations non verbales qui contribuent à donner du sens au récit. Les variations intonatives, comme la modification d’intensité de la voix ou du débit d’élocution, sont généralement rendues graphiquement par l’agrandissement ou l’allongement de la typographie. Ce qui donne au lecteur l’impression d’entendre une bande-son. Ne pas restituer ces variations, c’est prendre le risque d’enlever au récit une partie de son relief.

Dans l’album Astérix légionnaire, par exemple, Obélix apprend que la jeune femme dont il s’est épris est fiancée à un autre. Il se jette alors dans les bras d’Astérix en s’exclamant: «Bouhouhouhou! Je suis malheureeuuux!». Grâce à la répétition de certaines lettres, qui est ici renforcée par l’ondulation des mots, le lecteur français peut deviner les trémolos dans la voix du personnage. Or, l’éditeur allemand des aventures du petit Gaulois a choisi de ne pas reproduire ces indications, ce qui affaiblit considérablement la portée comique de la scène. Le diable se cachant souvent dans les détails, un simple geste peut également prêter à confusion. Toujours dans la série Astérix, qui fait figure de défi suprême pour les traducteurs, une scène montre ainsi un Romain implorant la clémence du héros moustachu en levant le pouce comme le font les enfants francophones dans les cours de récréation. Cependant, en Grande-Bretagne, ce même geste veut dire que tout va bien.

Dans le même ordre d’idées, il arrive également, en particulier dans les bandes dessinées à caractère humoristique, que texte et dessin se trouvent dans un rapport de complicité tel qu’il rend toute intervention très délicate, voire impossible. Dans un album de Titeuf, Zep joue par exemple sur l’expression «rouler une pelle» en représentant son héros en train d’imaginer une fille avec une grosse pelle de jardin dans la bouche. L’expression ne renvoyant pas à la même image d’une langue à l’autre, il est dans ce cas impossible de sortir de l’impasse. A moins, une fois encore, de redessiner la case concernée.

La marge de manœuvre n’est heureusement pas toujours si restreinte. C’est alors l’imagination et la créativité du traducteur qui font la différence, comme l’illustre ce nouvel exemple tiré de l’album Astérix légionnaire. Dans une case de l’épisode, les pirates, dont le navire vient une nouvelle fois d’être coulé, se retrouvent sur une épave dans une configuration identique à celle du célèbre tableau de Géricault intitulé Le Radeau de la méduse. Pour renforcer l’allusion, le chef des pirates s’exclame: «Je suis médusé!»

Face à ce véritable cas d’école (le sujet a notamment été discuté lors d’un colloque universitaire international auquel participait Nathalie Sinagra l’an dernier), les traducteurs italiens, espagnols et anglais ont opté pour des stratégies différentes. Les deux premiers ont tenté de conserver la référence directe au titre du tableau, mais au détriment de l’effet comique et du sens. Les traducteurs anglais ont en revanche choisi de s’écarter du texte en proposant la réplique «We’ve been framed by Jericho», ce qu’on peut lire comme «c’est un coup monté par Jéricho». «Dans ce cas, commente Nathalie Sinagra, les traducteurs ont su tirer profit de l’image et du contexte pour créer de nouveaux jeux de mots. En faisant appel à leur créativité, ils sont en outre parvenus à remplacer une référence peu évidente pour leur public par une autre, parfaitement compréhensible par un lecteur anglophone. Le tout sans altérer la cohérence du récit ni son côté comique. A la lecture, c’est parfaitement fluide. On ne sent pas une seconde qu’il s’agit d’une traduction. Et c’est justement en cela que réside toute la difficulté de ce travail: se rendre invisible.»

Vincent Monnet