Campus n°101

Recherche/Education

Le Sud à l’école de l’inégalité

Dans les pays en voie de développement, le nombre d’enfants scolarisés est en constante augmentation. Imposé par le Nord, le modèle scolaire unique qui est en train de se généraliser tend toutefois à augmenter les inégalités sans toujours garantir un enseignement de qualité

edu
En septembre 2000, 189 Etats signaient les Objectifs du Millénaire. Au point 2 de cette charte destinée à fixer les priorités en matière de développement à l’échelle de la planète figurait l’ambition d’«offrir à tous les enfants un enseignement primaire gratuit et de qualité» d’ici à 2015. Dix ans plus tard, une bonne partie du chemin a été parcourue. Ainsi, alors qu’en 1999, on dénombrait 647 millions d’enfants scolarisés au niveau du primaire dans le monde, ce chiffre est passé à 694 millions en 2007. Si bien qu’aujourd’hui on estime que 88% des enfants des pays en voie de développement ont accès à l’école. Ce bilan positif cache cependant une réalité moins souriante. Comme le montrent Abdeljalil Akkari et Jean-Paul Payet, tous deux professeurs à la Section des sciences de l’éducation, dans un récent ouvrage*, la mise en place d’un modèle scolaire globalisé largement imposé par le Nord se traduit dans les faits par une baisse de la qualité de l’enseignement et un accroissement des inégalités dans les pays du Sud.

«En moins d’un siècle, la scolarisation de masse a cessé d’être un monopole européen ou nord-américain, explique Abdeljalil Akkari. Partout dans le monde, l’instauration de l’école obligatoire est devenue un élément central de l’action des gouvernements. Ce phénomène a apporté d’indiscutables bénéfices aux populations concernées en termes de santé publique ou d’accès à la citoyenneté. Mais sur d’autres aspects, le bilan est plus mitigé. Entre le discours venu d’en haut et la réalité du terrain, il existe en effet souvent un fossé important.»

En s’appuyant sur des études empiriques menées dans plusieurs pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, les auteurs mettent tout d’abord en évidence l’émergence d’un modèle éducatif de plus en plus uniformisé dans toutes les régions du monde. Importé du Nord, ce dernier se caractérise par un certain nombre de critères tels que le poids décisif accordé aux mathématiques, aux sciences naturelles et aux langues étrangères, une utilisation accrue des examens comme baromètre des performances, la formation et la professionnalisation des enseignants, ainsi que l’apprentissage tout au long de la vie. S’y ajoutent des méthodes éducatives basées sur la notion de compétence. Les nouveaux programmes étant basés non plus sur l’apprentissage traditionnel, mais sur la réalisation d’un certain nombre d’objectifs et la résolution de problèmes.

«Cette conception de l’éducation n’est pas négative en elle-même, explique Abdeljalil Akkari. Mais elle est tout simplement impossible à mettre en œuvre dans une classe de 50 élèves, comme c’est encore souvent le cas dans les pays du Sud. Avant d’adopter ce genre de réformes, il faut donc que les Etats se les approprient. Qu’ils prennent le temps de former des enseignants, de réfléchir aux conditions de leur mise en œuvre, de les adapter au contexte local. Sans quoi cela ne fonctionne pas.»

Résultat: si de plus en plus d’enfants vont à l’école, ils n’y reçoivent pas forcément un enseignement de meilleure qualité. Dans certains pays d’Afrique, des études montrent ainsi une baisse significative des résultats obtenus dans les tests d’acquisition de connaissances en lecture et en écriture. De la même manière, les taux de redoublement restent élevés dans certaines régions du continent (20% environ). A contrario, les pays qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont ceux qui, en Asie principalement, ont massivement investi dans l’éducation de base tout en conservant une partie de l’enseignement traditionnel basé sur la mémorisation et la répétition.

Autre inconvénient majeur, le développement de la scolarisation de masse a tendance à augmenter les inégalités plutôt qu’à les réduire. Dans la plupart des pays étudiés, l’introduction de l’école obligatoire n’a en effet pas permis de diminuer les avantages des enfants socialement favorisés par rapport aux enfants moins privilégiés. «Ce qui se met en place dans de nombreuses régions du Sud, c’est un système à deux vitesses, constate Abdeljalil Akkari. D’un côté, il y a ceux qui ont les moyens de recourir au système privé ou à un tuteur pour compléter l’éducation de leurs enfants. De l’autre, on trouve une majorité de gens à qui l’école, dans sa forme actuelle, n’apportera pas les moyens d’échapper à leur condition et qui se trouveront par conséquent de plus en plus marginalisés.»

Solutions alternatives

Il existe pourtant des solutions alternatives qui peuvent permettre de limiter les dégâts. Au Brésil, les paysans sans terres ont ainsi décidé de ne plus attendre l’aide de l’Etat et de mettre en place un service éducatif communautaire autogéré se trouvant à mi-chemin entre la structure publique et la structure privée. «Sans entrer ici dans une discussion sur les enjeux idéologiques de la scolarisation, force est de constater que dans de nombreux pays d’Afrique, l’école coranique paraît mieux adaptée au milieu villageois que le modèle occidental », précise Abdeljalil Akkari. Plus flexible, ce type d’enseignement adapte ainsi les périodes de vacances aux récoltes ainsi qu’aux rites religieux et s’appuie généralement sur des enseignants provenant de l’intérieur de la communauté qui connaissent donc les us et coutumes locaux.

Autre cas de figure avec l’île Maurice. L’ancienne colonie est aujourd’hui caractérisée par un système éducatif officiel qui permet de former des élites concurrentielles sur le marché international, mais qui est également très discriminatoire envers certaines catégories sociales. Du coup, c’est l’Eglise catholique qui prend aujourd’hui en charge la scolarisation de près de 20% des élèves du primaire en proposant aux populations les plus défavorisées des programmes bilingues ou en créole. «Toutes ces initiatives méritent de l’intérêt, explique Abdeljalil Akkari. Ne serait-ce que parce qu’elles montrent que les pays du Sud peuvent également apporter leur contribution à la réflexion internationale sur l’éducation et la pédagogie.»

Deux éléments contribuent à complexifier encore la situation. Le premier tient au fait que les transformations à l’œuvre au Sud sont de plus en plus souvent pilotées par des agences internationales dans lesquelles les pays du Nord ont un grand poids (FMI, OCDE, Banque Mondiale), au détriment des institutions traditionnellement en charge de ce type de questions comme l’Unicef ou l’UNESCO. Or, les recommandations provenant de ces agences, auxquelles nombre de gouvernements n’ont pas d’autre choix que de se soumettre, conduisent parfois à précariser davantage qu’à améliorer la situation sur place.

Enseignants trop payés?

Comme le montrent les auteurs, la Banque mondiale s’évertue ainsi depuis plusieurs années à faire passer l’idée que, dans les pays du Sud, il vaut mieux investir dans l’éducation de base que dans l’enseignement supérieur. En vue d’assainir les finances publiques, elle incite également les Etats à licencier les enseignants diplômés pour les remplacer par des contractuels. Résultat: si de plus en plus d’enfants ont effectivement accès à l’école, il manque d’enseignants qualifiés pour les encadrer.

La même institution considère par ailleurs que les enseignants sont en règle générale trop payés en Afrique et conseille donc aux gouvernements de réduire leurs traitements. «Sachant que, proportionnellement au niveau de vie général, le salaire des enseignants africains est effectivement plus élevé que celui de leurs homologues européens, on pourrait penser que cette mesure est justifiée, commente Abdeljalil Akkari. Cependant, il ne faut pas perdre de vue qu’en Afrique, le salaire d’un enseignant ne fait pas vivre que l’enseignant et ses proches, mais tout un réseau de relations qui se verra également privé de revenu.»

Le second élément est à mettre en relation avec l’absence de lien automatique entre éducation et productivité. Ainsi, alors qu’un pays comme les Philippines, par exemple, affichait un taux de scolarisation primaire de 65% en 1946, ce chiffre est aujourd’hui passé à 95% sans que la situation économique du pays ait fondamentalement changé. C’est que dans de nombreuses régions du monde, investir dans l’éducation n’est pour l’heure rentable ni en termes d’apports financiers ni en termes de progression sociale. Dans le contexte actuel, il n’y a en effet souvent aucun avantage pour un employeur à recruter un travailleur manuel qui est passé par l’école plutôt qu’un analphabète. De la même manière, l’économie de la plupart des pays du Sud est pour le moment incapable d’absorber les masses de jeunes diplômés ayant achevé un enseignement secondaire, ce qui génère une frustration croissante au sein de ces populations.

«Le propos de notre ouvrage n’est pas de dire que l’école est inadaptée à certaines cultures ou à certaines régions, conclut Abdeljalil Akkari. Ce que l’on essaie de montrer, c’est que l’école a émergé dans un contexte particulier et qu’elle est aujourd’hui devenue une forme sociale répandue dans le monde entier. Mais cela ne veut pas dire qu’elle doit être la même partout.»

Vincent Monnet

*«Transformations des systèmes éducatifs dans les pays du Sud. Entre globalisation et diversification», par Abdeljalil Akkari et Jean-Paul Payet (éd), De Boeck éditions (coll. Raisons éducatives), 328 p.