Campus n°105

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n°105 septembre-novembre 2011
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Entre le plomb et la plume: une histoire des avant-gardes

Le développement massif qu’a connu la presse écrite tout au long du XIXe siècle a fortement influencé la manière de concevoir la littérature. Il a également ouvert la porte à de nouvelles formes littéraires explorées par des auteurs comme Mallarmé, Tzara ou Butor

Le 1er juillet 1836, avec les débuts de La Presse, Emile Girardin lance le premier quotidien des temps modernes. Un demi-siècle plus tard, Le Petit Journal devient la première publication au monde à atteindre le million d’exemplaires. La presse écrite entre alors dans un «âge d’or» qui va bouleverser le champ de l’écrit et rendre obsolète la définition classique de la littérature. Face à ce cousin doté d’une puissance et d’une rapidité jusque-là inédites, qui chamboule à la fois le style et la typographie, comment produire une œuvre? Soulevée par Stéphane Mallarmé puis reprise par des auteurs comme Tristan Tzara, Michel Butor ou Olivier Rolin la question traversera tout le XXe siècle en donnant naissance à de nouvelles formes littéraires. C’est l’histoire de cette quête artistique que reconstitue Le Journal et les lettres, ouvrage en deux volumes signé par Patrick Suter, chargé d’enseignement à l’Ecole de langue et de civilisation françaises de la Faculté des lettres.

Rendu possible par le recul de la censure tout autant que par l’apparition des rotatives et de la composition mécanique, qui permettent l’augmentation continue des tirages, le spectaculaire essor que connaît la presse périodique au cours du XIXe siècle est marqué par l’omniprésence des écrivains dans les colonnes des journaux. Par le biais de romans publiés d’abord en feuilleton, les rédactions deviennent les principaux employeurs d’auteurs comme Dumas, Balzac, Lamartine ou Châteaubriand. «Le journal fait alors figure de formidable laboratoire d’écriture où s’élaborent les modèles du poème en prose, du roman-feuilleton ou du roman policier, explique Patrick Suter. Extraordinaire moyen d’influence sur l’opinion, il attire les meilleures plumes de l’époque, si bien que jusque vers 1850, on peut croire que la littérature réussit à imposer ses lois et ses pratiques au monde de la presse.»

L’hypothèse est d’autant plus plausible que dans les dernières années du XVIIIe siècle, le Cercle de Iéna, sous la conduite des frères Schlegel, a signé l’arrêt de mort de la littérature telle qu’on l’entendait sous l’Ancien Régime. Selon Friedrich Schlegel, dont l’influence sur l’histoire littéraire sera considérable, «tous les genres poétiques classiques, dans leur rigoureuse pureté, sont à présent risibles». Toute œuvre littéraire, ajoute le père fondateur du romantisme allemand, ne peut désormais passer que par le fragment, mode d’expression spontané qui, de par sa forme inachevée, autorise une réflexion infinie.

Un espace d’invention utopique

Pour réaliser ce programme, le journal fait un temps figure de territoire privilégié. De par sa forme, son rythme, son découpage, sa périodicité et son caractère collectif, il se rapproche en effet du modèle évoqué par les romantiques. «En ce temps d’invention d’un nouveau journalisme, la presse peut donc être perçue par les écrivains comme un espace utopique permettant la maturation d’une société inédite», confirme Patrick Suter.

Il faudra cependant vite déchanter. Dans la mesure où il faut vendre pour attirer les annonceurs, les patrons de la grande presse délaissent les débats d’idées, les finesses de style ou de pensée au profit de nouvelles brèves, multiples et variées, rédigées dans un langage simple, avec une préférence marquée pour le sensationnel et le fait divers. «Le journal, dès lors, n’est plus un espace voué au plaisir des mots, résume Patrick Suter, mais un organe d’information calibré et rubriqué pour remplir sa fonction nouvelle: vendre de la publicité.»

Dans un tel contexte, l’œuvre de Stéphane Mallarmé constitue, selon Patrick Suter, un tournant majeur dans l’histoire des relations entre presse et littérature. Le poète français innove en effet en étant l’un des premiers à se servir des nouvelles possibilités formelles offertes par le journal pour renouveler les processus d’invention littéraire. Estimant que l’évolution suivie par la presse au cours du XIXe siècle a détourné les poètes des journaux et ruiné toute possibilité de s’en servir comme des lieux privilégiés d’invention poétique, il se propose en effet de «partir de dispositifs ou de propriété de la presse pour produire des œuvres littéraires d’un nouveau type.»

A la veille de la Première Guerre mondiale, une quinzaine d’années après la mort du poète, la prestigieuse Nouvelle Revue française (NRF) publie Un Coup de dés n’abolira jamais le hasard. Considéré comme le premier poème typographique de la littérature française, ce texte, édité pour la première fois en 1897, bouscule toutes les règles de l’édition. Mis en évidence par l’usage de très grandes lettres capitales (qui rappellent immédiatement celles utilisées dans la presse), le titre est disséminé au fil des pages. Le corps de l’œuvre est, quant à lui, constitué de blocs de textes épars entre lesquels le lecteur est forcé de chercher son chemin.

Un journal à l’envers

Egalement édité en 1897, Divagations se présente comme une œuvre expérimentale - composée d’articles déjà publiés par Mallarmé, mais qui ont été redécoupés et réagencés par le poète selon un ordre qui semble insaisissable. «Au fond, ce que propose ce livre, c’est une réflexion sur ce qu’est la saisie de l’actualité, explique Patrick Suter. En abordant ce qu’il appelle les «grands faits divers» à la toute fin du livre, après diverses réflexions portant entre autres sur le livre et sur les institutions, Mallarmé place le lecteur face à une œuvre qui fonctionne à l’envers des journaux tout en s’intéressant en partie aux mêmes objets.»

Malgré l’aspect fondateur de son travail, Mallarmé n’est pas le seul à chercher à exploiter autrement les possibilités offertes par la presse afin de dépasser les catégories traditionnelles de la littérature.

A la recherche de nouvelles formes d’expression, les futuristes sont fascinés par tout ce qui a trait à la vitesse et à la mécanisation. Or le propre de la presse, c’est précisément sa capacité à produire dans des délais très courts des produits manufacturés appelés à être constamment renouvelés. A leurs yeux, la nouvelle poésie doit donc se mouler sur le rythme du journal, tout en condensant encore davantage son contenu. «Fondée sur une logique d’«archi-journal», l’entreprise futuriste valorise chaque nouveau poème comme le quotidien du jour l’est par rapport à celui de la veille», précise Patrick Suter.

Poèmes dada et collages surréalistes

A peu près à la même époque, Tristan Tzara réalise l’archétype du poème dada à partir de mots découpés dans un article de journal puis tirés au hasard, tandis que dans le Manifeste du surréalisme, on voit apparaître des «poèmes» composés de collages de coupures de titres de journaux. «C’est cependant quelques années plus tard, dans la dernière revue dirigée par André Breton avant la Seconde Guerre mondiale, «Le Surréalisme au service de la Révolution», que s’accomplira de façon la plus équilibrée la synthèse entre le livre et le journal, précise Patrick Suter. Ce texte mouvant, se remodelant sans cesse et permettant d’infinies circulations, n’aura toutefois pas de lendemain. Il s’agit en effet de la dernière tentative pour fusionner les moyens de la presse et de la littérature, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale rendant caduc le travail de destruction des genres littéraires menés par les avant-gardes, tandis que disparaît la pratique de création collective qu’ils avaient promue.»

A partir des années 1960, la presse est à nouveau convoquée dans la création littéraire au travers d’œuvres mettant en relation des textes provenant d’articles de journaux, de petites annonces ou de publicités avec des éléments issus, par exemple, de la musique sérielle.

C’est le cas de Mobile, signé par Michel Butor en 1962, qui constitue le premier livre francophone ouvertement réalisé à partir de collages de documents. Publiés entre 1958 et 1996, les cinq livres regroupés sous l’intitulé Le Génie du lieu participent d’une logique similaire en invitant le lecteur à revisiter l’actualité de différentes régions du monde au travers d’éléments puisés aussi bien dans les textes classiques que dans les pages de la presse.

Dernier exemple mis en évidence par le chercheur: L’Invention du monde d’Olivier Rolin. Composé à partir de faits divers récoltés dans près de 500 journaux publiés dans une trentaine de langues, ce texte reconstitue une journée dans le monde, celle du 21 mars 1989. «Ce texte a été publié en 1993, l’année ou le Web est entré dans le domaine public, explique Patrick Suter. Et, à bien des égards, il apparaît comme un roman prophétique du nouvel espace textuel qui se met alors en place. Un espace dans lequel les informations circulent et se transforment continuellement, où ce qui devient essentiel ce n’est pas tant la manière de traiter l’information que sa plasticité.»

Vincent Monnet

«Le Journal et les lettres», par Patrick Suter, MétisPresses, coll. «Voltiges», 2 vol., 240 + 160 p.