Campus n°107

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n° 107 février-mars 2012
Recherche | Multilinguisme

Dylan fait parler l’Europe des langues

La diversité linguistique constitue-t-elle un atout ou un handicap pour le développement de l’Europe? La question est au centre du projet «DYLAN», dont les premiers résultats viennent d’être rendus publics

DYLAN est un pionnier. Plus important projet consacré au multilinguisme financé à ce jour par l’Union européenne, c’est également le premier, dans le domaine des sciences sociales et humaines, à avoir été entièrement piloté depuis la Suisse. Son objectif: déterminer dans quelle mesure la diversité linguistique qui caractérise l’Europe actuelle est un avantage ou, au contraire, un inconvénient tant pour sa prospérité économique qu’en termes de respect des droits individuels et collectifs. Ses moyens: un mandat de cinq ans, un budget de 8 millions de francs et une vingtaine d’équipes de recherche issues de 12 pays.

Malgré cet imposant dispositif, les chercheurs engagés dans le projet DYLAN sont les premiers à reconnaître qu’ils sont encore loin de pouvoir apporter une réponse définitive à la question posée, tant celle-ci est complexe. A défaut, leurs premiers résultats, qui ont été rendus public en décembre dernier, permettent de mieux comprendre ce qui se passe réellement lorsque des individus dont le profil linguistique est différent interagissent. Par l’intermédiaire des travaux conduits par l’équipe du professeur François Grin, responsable de l’Observatoire économie-langues-formation (ELF) de la Faculté de traduction et d’interprétation et vice-coordinateur du projet, DYLAN offre également un cadre théorique novateur pour évaluer l’efficience et l’équité des politiques linguistiques.

«Grâce à un certain nombre de recherches dans auxquelles notre groupe contribue depuis une quinzaine d’années, il est aujourd’hui possible de calculer, sur le plan microéconomique, les taux de rendement des compétences en langues étrangères à différents niveaux et pour différents types de compétence, explique François Grin. Il y a quelques années, nous avons aussi pu montrer que sur le plan macroéconomique, le multilinguisme contribuait à hauteur de 9 à 10% au PIB de la Suisse. DYLAN visait à franchir un pas supplémentaire pour aborder la diversité linguistique dans une perspective davantage ancrée dans le détail des processus communicationnels observables en contexte multilingue. Au final, ce projet nous a surtout permis d’obtenir des résultats à caractère méthodologique qui permettent d’avancer dans le processus de réflexion autour de cette question complexe.»

La première phase des travaux a consisté à définir les limites théoriques du projet. Les chercheurs ont ainsi choisi de se concentrer sur les interactions existant entre quatre dimensions principales: les pratiques actuelles de langage, les représentations des individus sur le multilinguisme, les choix qu’ils ont opérés et les différents contextes institutionnels ou politiques dans lesquels les individus sont confrontés à la diversité linguistique.

A l’intérieur de ce cadre, la plupart des équipes ont ensuite mené des études qualitatives en observant de façon très rapprochée la manière dont les individus vivent la diversité linguistique au quotidien. En filmant des séances de travail ou par le biais d’observations directes, trois terrains ont été examinés: les entreprises, les institutions de l’Union européenne et les pratiques universitaires (enseignement, mais aussi modalités de collaboration entre étudiants aux profils linguistiques différents).

Des pratiques complexes

Globalement, il en ressort que les pratiques linguistiques sont tellement complexes, protéiformes et mouvantes que l’on peut exclure toute approche du multilinguisme basée sur des catégories simples.

«Lorsqu’une entreprise déclare qu’elle a institué l’anglais comme langue de travail, tout ne se passe pas pour autant automatiquement dans cet idiome, explique François Grin. Dans les faits, on constate qu’il y a énormément d’alternance codique, soit le fait de changer de langue au milieu d’une conversation ou d’importer un ou plusieurs termes d’une autre langue. Ce qui signifie que les langues ne sont pas des constructions hermétiques et encore moins des pratiques disjointes mais qu’il existe une grande porosité entre elles. Alors qu’on considère généralement le multilinguisme comme le fait de maîtriser plusieurs langues qui se juxtaposent, DYLAN suggère plutôt d’y voir la capacité d’exploiter un répertoire linguistique composé de plusieurs centres de compétences qui sont mobilisés en fonction du contexte, des interlocuteurs ainsi que d’autres caractéristiques de l’interaction. C’est donc une conception beaucoup plus fluide et mouvante qui suppose plus de créativité de la part des locuteurs, le recours à des mélanges entre langues, voire à des gestes ou encore à des mots qui ne peuvent plus être rattachés à une langue particulière.»

Au-delà de ce constat, les résultats de DYLAN réfutent également l’hypothèse commune selon laquelle l’anglais règne en maître absolu tant dans les relations commerciales qu’au sein des institutions européennes ou du monde de l’éducation. Car si la langue de Shakespeare est effectivement largement répandue, son usage se combine le plus souvent avec celui de la langue officielle du pays concerné, voire d’un idiome régional.

Les observations effectuées sur le terrain montrent par ailleurs que l’usage de plusieurs langues entraîne une modification de la perception qu’ont les acteurs des processus et des objets, qu’elle permet d’approfondir la compréhension des concepts et de révéler des significations cachées ou implicites. «Ainsi, écrivent les auteurs du rapport, l’usage d’une terminologie issue de plusieurs langues dans l’éducation supérieure favorise le développement, le traitement et la stabilisation de la connaissance.»

Enfin, la littérature scientifique et les entretiens menés dans le cadre de DYLAN auprès des dirigeants d’entreprise s’accordent sur le fait que les groupes mixtes (dans lesquels des individus interagissent simultanément dans différentes langues) ont de meilleures ressources, de meilleures connaissances et un surplus d’expérience qui les rendent plus efficaces, innovants et créatifs.

Comme le relèvent les chercheurs, cela ne fonctionne cependant qu’à deux conditions. La première est que ces groupes doivent se montrer capables de tirer avantage de leur nature interculturelle et utiliser de façon optimale l’«espace intermédiaire» qui existe entre les différentes langues et cultures qui les composent. La seconde est que les communications entre personnes ayant des compétences asymétriques doivent être correctement gérées afin de garantir un fonctionnement équitable.

«Ces résultats ne constituent qu’une première étape, nuance François Grin. Il ne faut pas en tirer de conclusions trop hâtives avant de les avoir consolidés, ce qui suppose un important effort en termes d’interdisciplinarité. Avant de m’engager dans le projet DYLAN, j’avais déjà participé à plusieurs projets regroupant des scientifiques issus de différentes disciplines. Venant des sciences économiques, j’ai ainsi souvent travaillé de façon fructueuse avec des sociolinguistes, des politologues ou des historiens, par exemple. Et je suis très attaché à ce processus de mise en compatibilité des approches réciproques. Cependant, dans le cas présent, la diversité des perspectives épistémologiques des différentes équipes a posé de véritables défis, assurément enrichissants mais, à mon avis, pas encore pleinement surmontés.»

Mesurer l’efficacité et l’équité

En parallèle aux approches qualitatives développées par la plupart des participants au projet DYLAN, l’équipe genevoise s’est, de son côté, consacrée à la construction d’un cadre méthodologique inspiré des modèles utilisés en analyse de politiques afin d’évaluer les politiques linguistiques menées à l’échelle des Etats, des institutions ou des entreprises.

«Cette méthode, qui est aujourd’hui souvent utilisée pour la construction ou l’évaluation des politiques publiques, notamment dans le domaine de la santé, des transports ou de l’éducation, fournit des critères scientifiques bien établis pour mesurer non seulement l’efficacité mais également l’équité, complète François Grin. Nous l’avons donc adaptée à l’analyse des processus de communication multilingue, ce qui n’avait pas été fait jusqu’ici.»

Afin de gagner en précision, le modèle élaboré par les chercheurs genevois distingue trois grands types de communication: celle d’ordre «informationnel», qui vise à informer le destinataire; celle qui est destinée à renforcer le sentiment d’inclusion ou d’appartenance, et celle dont le but est de persuader ou d’influencer.

Sur cette base, environ 250 indicateurs différents ont été identifiés. Conçu de manière à s’adapter aux objectifs poursuivis par les autres équipes impliquées dans le projet DYLAN mais également à de nombreuses autres interrogations, cet outil permet d’aller au-delà des mesures classiques de compétences linguistiques individuelles en diverses langues et de comparer les différentes options possibles afin d’identifier les plus efficaces et les plus équitables, permettant ensuite d’encourager les pratiques les plus souhaitables.

«Nous avons fourni un chablon qui peut être utilisé quasiment «clés en main», complète François Grin. Reste à le peupler avec des données et c’est à la Commission européenne et à Eurostat qu’il appartiendra de choisir les indicateurs qui cadrent le mieux avec leurs besoins, en vue d’améliorer la gouvernance du multilinguisme dans le contexte européen.

Vincent Monnet