Campus n°107

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n° 107 février-mars 2012
Tête chercheuse | James Fazy

La révolution en chaire

Surtout connu pour son rôle dans la révolution qui a conduit à l’abolition de l’Ancien Régime à Genève, James Fazy a également enseigné le droit constitutionnel à l’Université dans le cadre d’un cours publié en 1873, qui a été récemment réédité par le professeur Michel Hottelier

Son nom rime avec révolution. Fondateur du Parti radical et du Journal de Genève, James Fazy est entré dans les manuels d’histoire comme le père de la Genève moderne. Auteur de la plus ancienne Constitution de Suisse encore en vigueur (en attendant les résultats de la Constituante en 2012), on lui doit également la destruction des fortifications, la création de l’Hospice général et de l’Hôpital cantonal, la mise en place du premier système de retraite pour les bas revenus ou encore la construction de la gare Cornavin.

Ce qui est moins connu, c’est que l’homme qui haranguait les foules sur la place du Molard en octobre 1846 a également été professeur à l’Université dans les quatre dernières années de sa vie. Témoignage unique sur l’évolution du droit constitutionnel à l’époque du premier «printemps des peuples», les 26-six leçons de son cours ont été publiées en 1873, avant de tomber dans l’oubli. A tort selon Michel Hottelier, professeur à la Faculté de droit, qui a réédité l’an dernier ce qu’il considère comme «le chef-d’œuvre doctrinal» du révolutionnaire radical.

Des indiennes à la révolution

A priori, rien ne prédestinait Jean-Jacob Fazy (que l’on appelle James depuis sa plus tendre enfance) à revêtir un jour la toge académique. Aux yeux de son père, qui dirige une entreprise de textile employant plus de 1200 ouvriers dans le quartier des Bergues, l’avenir de son second fils semble en effet tout tracé. Comme lui, il sera homme d’affaires. A 8 ans, il est donc envoyé en Rhénanie afin d’apprendre l’allemand. Il y reste quatre ans, avant de gagner la France pour s’initier à la manufacture des indiennes, ces toiles teintes fabriquées en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècle et dont Genève a été un des grands centres de production. Suivent des études commerciales à Lyon, puis un passage à Paris destiné à parfaire ses connaissances en droit.

La chute de l’Empire napoléonien et la restauration des régimes aristocratiques qui s’ensuit dans l’ensemble de l’Europe – Genève comprise – tuent cependant dans l’œuf la carrière de commerçant du bouillant étudiant. Séduit par les idées de Montesquieu et de Rousseau, conquis par la description que Lafayette lui fait des institutions américaines – en premier lieu, du bicamérisme –, Fazy s’engage dans le débat public en devenant journaliste. La suite est connue: après s’être doté d’un outil destiné à faire passer ses idées sur la démocratie avec la création du Journal de Genève, dont le premier numéro paraît le 5 janvier 1826, Fazy s’impose progressivement comme le chef de file de l’opposition anti-conservatrice genevoise.

Après plusieurs tentatives avortées, il finit par renverser le pouvoir suite à une série d’événements rocambolesques, qui trouve son dénouement le 9 octobre 1846, lorsque les radicaux entrent en force dans la salle du Grand Conseil pour en chasser les députés. Moins d’un an plus tard, Fazy dote Genève d’une nouvelle Constitution qui consacre le suffrage universel, la séparation des pouvoirs et les droits individuels. Le personnage est alors au sommet de sa carrière politique. Il y restera une quinzaine d’années avant de connaître une spectaculaire descente aux enfers.

Un homme seul

Haï par les conservateurs, qui détiennent encore quelques secteurs clés de la ville, lâché par les siens, qui supportent de plus en plus mal son caractère colérique, Fazy est chassé du pouvoir en 1861. Dans les années qui suivent, sa fortune est engloutie par la faillite de la banque qu’il a créée ainsi que par d’autres placements hasardeux.

«Lorsque le Conseil d’Etat le charge d’enseigner le droit constitutionnel au sein de l’Université, Fazy est un homme seul qui se trouve au soir de sa vie (il a 79 ans au moment de sa nomination) et qui a toutes les peines du monde à joindre les deux bouts, résume Michel Hottelier. Mais cela n’enlève rien à la qualité de son cours. Au contraire, il y a quelque chose d’assez émouvant dans ces 26 leçons en forme de testament politique, qui résument plus de cinquante ans d’observations et de réflexions.»

Fait rare pour un professeur de droit constitutionnel, Fazy ne parle en effet pas de quelque chose qu’il a appris dans les livres, mais d’une expérience qu’il a vécue de l’intérieur, à savoir le long combat qu’il a mené pour imposer un système politique qui ne soit pas fondé sur les privilèges, la concentration du pouvoir et l’arbitraire, mais sur la liberté et l’égalité de chacun. «Il ne faut pas perdre de vue que l’époque de Fazy constitue un moment tout à fait unique dans l’histoire de l’Europe, complète Michel Hottelier: celui de la naissance des institutions politiques qui la caractérisent aujourd’hui encore. Toutes proportions gardées, on est alors dans une phase qui est comparable à ce qui se passe aujourd’hui avec le printemps arabe.»

Largement ignoré par la communauté universitaire, De l’Intelligence collective des sociétés s’ouvre sur une description minutieuse de ce que Fazy nomme le «corps social». S’appuyant sur les entretiens qu’il a eus avec le général français Lafayette dans les années 1820, il présente les institutions américaines, qui font à ses yeux figure de modèle et qui sont encore peu connues en Europe à l’époque. Il passe ensuite en revue le système politique des grands Etats européens (France, Allemagne, Angleterre).

Le cas de Genève est, quant à lui, évoqué dans le cadre de la 22e leçon, juste avant celui de la Confédération. L’ensemble est conclu par un chapitre consacré aux Etats-Unis d’Europe. «Dans ces pages, comme dans celles qu’il consacre à l’Espagne, pays qu’il verrait bien devenir une république fédérative, ou à l’Allemagne, dont il pressent les appétits belliqueux, Fazy fait preuve d’une prescience étonnante», note Michel Hottelier.

Mais, au-delà de l’expression de ses talents prophétiques, ce cours permet surtout à Fazy de réaffirmer quelques-uns des grands principes qui fondent les démocraties modernes: la reconnaissance des droits individuels, la consécration de la souveraineté populaire au moyen des droits démocratiques, la séparation des pouvoirs, le bicamérisme et le fédéralisme.

«Ce qui est assez étonnant, c’est que même si le contexte politique a passablement évolué depuis cette époque, sur le plan institutionnel ce système est, dans les grandes lignes, toujours celui qui nous régit aujourd’hui, au niveau genevois comme sur le plan national», observe Michel Hottelier.

La méthode utilisée par Fazy est, elle aussi, digne d’intérêt. Attiré depuis ses études à Lyon par les sciences économiques et sociales, Fazy se fait un devoir de mettre en application la feuille de route que les radicaux ont imposée lors de la transformation de l’Académie en Université. Rompant avec l’approche doctrinale qui caractérise encore nombre de ses contemporains, il entend s’appuyer sur le modèle proposé par les sciences naturelles pour développer son propos en privilégiant l’observation et l’analyse des faits. Un exercice dans lequel il se montre excellent comme en témoigne Christian Bovet, doyen de la Faculté de droit, dans la préface de l’ouvrage: «Même si l’âme du tribun apparaît à plusieurs reprises, son enseignement est étonnamment dépolitisé, mettant en avant l’importance du débat politique et des idées, pourfendant le despotisme et ses effets sur la société, et défendant nos institutions démocratiques comme le rôle de chacun dans la société.»

«Les huit mois de travail que j’ai consacrés à la réédition de ce texte ont été un grand moment de plaisir, conclut Michel Hottelier. En dehors de toute considération partisane, Fazy m’a permis de mieux comprendre les axes fondateurs de la République genevoise et, depuis, il y a certaines choses que je n’enseigne plus tout à fait de la même manière.» Un plaisir visiblement contagieux puisque le séminaire de maîtrise organisé l’an dernier par Michel Hottelier autour de Fazy a suscité des retours plus qu’enthousiastes de la part des étudiants qui l’ont suivi.

Vincent Monnet

James Fazy, De l’Intelligence collective des sociétés, Cours de législation constitutionnelle, par Michel Hottelier (éd.), Schulthess, 2010, 487 p.