Campus n°109

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Enquête au pays des «enfants sans larmes»

Basées pendant des décennies sur l’idée qu’il fallait séparer les enfants à risque de leur famille, les politiques de protection de la jeunesse ont connu, à Genève, une véritable révolution copernicienne à partir de la fin des années 1950, suite à la création de la Fondation officielle de la jeunesse. Récit

Octobre 2003. Sur la place de la Palud à Lausanne, Louisette Buchard, 70 ans, entame une grève de la faim qui va durer vingt jours. Son but: obtenir la garantie que des crédits soient alloués au financement d’une recherche sur le parcours de ces milliers d’«enfants sans larmes» qui, comme elle, ont été placés en institution ou dans des familles d’accueil entre la fin du XIXe siècle et les années 1960. Malgré son décès l’année suivante, le geste de Louisette Buchard ne sera pas resté vain.

Depuis, en effet, un important travail mémoriel a été accompli. Les médias, surtout alémaniques, ont fait entendre la voix des victimes. De leur côté, certains cantons (Berne, Vaud, Lucerne, Thurgovie) ont présenté leurs excuses officielles, tandis que les historiens s’efforçaient de reconstituer le puzzle qui a servi de cadre à ces événements. C’est dans cette veine que s’inscrit l’ouvrage cosigné par Joëlle Droux et Martine Ruchat*, respectivement collaboratrice scientifique et professeure associée au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Edité par la Fondation officielle de la jeunesse (FOJ), il retrace la genèse et le développement des politiques de protection de l’enfance à Genève, de l’adoption de la première loi sur l’enfance abandonnée à nos jours.

La hantise de la dégénérescence

A Genève, comme dans le reste de l’Europe, les premières politiques publiques de protection de l’enfance se mettent en place dans les dernières années du XIXe siècle. Elles s’inscrivent dans une nouvelle vision du rôle de l’Etat qui fait de la sauvegarde des ressources démographiques nationales une priorité. Industrialisation oblige, il faut en effet protéger et éduquer ce qui constitue la main-d’œuvre de demain. Quitte pour cela à pénétrer de force dans l’intimité des familles.

«La hantise des élites de l’époque, c’est la dégénérescence nationale, explique Joëlle Droux. Et les enfants abandonnés à leur sort, battus ou maltraités en sont le symbole. Contre ce mal, qui mine les forces vives de la patrie, l’Etat commence par limiter le travail des enfants, mais il ne va pas s’en tenir là.»

De l’avis des milieux philanthropiques comme de la communauté scientifique, le meilleur traitement pour remettre sur le droit chemin les enfants en danger physique ou moral consiste alors à les éloigner du mauvais exemple que représentent leurs parents en les plaçant dans un milieu plus «hygiénique»: orphelinat, maison de correction ou famille d’accueil. Le problème, c’est que cette mesure se heurte souvent au refus des parents, aucun enfant ne pouvant être soustrait au milieu familial en l’absence de délit avéré. Afin de briser la toute-puissance du «pater familias», la loi adoptée à Genève en mai 1891 confère donc aux autorités le droit de déchoir un parent de sa puissance paternelle. L’année suivante, la loi sur l’enfance abandonnée fixe les règles qui président aux placements. «Ce que signifient ces mesures, résume Joëlle Droux, c’est que dès ce moment tous les mineurs et donc toutes les familles sont sous l’œil de l’Etat et de ses services.»

Dès lors, mieux vaut ne pas trop sortir de la norme. Outre la maltraitance physique à proprement parler, un ménage mal tenu, des bambins qui traînent dans la cage d’escalier, une moralité jugée indécente ou un penchant trop marqué pour la bouteille peuvent suffire à entraîner l’ouverture d’une enquête. Sur cette base, c’est à une commission de surveillance dépendant de l’Etat qu’il revient de décider s’il convient de retirer la garde de l’enfant à ses parents et d’organiser son placement. L’administration délègue ensuite à un mandataire la responsabilité du suivi du dossier, qui se réduit le plus souvent au strict minimum. Parqués dans des orphelinats, livrés au bon vouloir de leur famille d’accueil ou utilisés comme valets de ferme, la plupart des enfants placés perdent rapidement tout lien avec leurs parents ou leurs frères et sœurs. Ballottés d’une institution à l’autre jusqu’à leur majorité, certains, comme Louisette Buchard, subiront un vrai calvaire.

«Tout n’est pas noir dans le système, nuance Joëlle Droux. Cette conception très paternaliste a effectivement causé beaucoup de dégâts en particulier dans les milieux les plus pauvres. Mais dans un certain nombre de cas, qu’il est difficile de quantifier compte tenu du manque d’archives disponibles, le calcul qui a été fait par les autorités s’est avéré efficace.»

Ce fort degré d’arbitraire, qui va caractériser la protection de la jeunesse jusqu’aux années 1960, doit beaucoup au fait que si l’Etat s’est donné les moyens de forcer la porte des familles, il n’a ni la volonté ni la capacité de gérer le placement de ses pupilles. «L’idée que le social, c’est avant tout l’affaire de quelques dames charitables a longtemps perduré dans la tête des réformistes sociaux, complète Joëlle Droux. Du coup, ce bricolage entre une force publique se limitant à délivrer des mandats et un secteur privé proliférant, mal contrôlé et souvent mal organisé s’est maintenu pendant des décennies.»

Plusieurs facteurs contribuent à faire bouger les lignes à partir des années 1930: l’amélioration du niveau de vie, qui conduit à une baisse sensible du nombre d’orphelins, l’émergence des droits de l’enfant, qui font l’objet d’une première déclaration internationale en 1924, le développement des connaissances scientifiques, qui mettent en lumière l’importance du maintien du lien mère-enfant pour assurer un bon développement psychologique de la personnalité, ainsi que l’engorgement chronique dont souffrent les structures de placement.

Cette évolution se traduit en 1937 par la création de la Fondation officielle de l’enfance (FOE) qui contribue à une meilleure répartition des tâches en plaçant l’ensemble des services chargés d’apporter aide matérielle, assistance médicale et protection juridique à l’enfance sous la responsabilité du seul Département de l’instruction publique.

Outre cette réorganisation institutionnelle, la création de la FOE marque un renversement quasi copernicien des objectifs poursuivis. Désormais, en théorie du moins, il s’agit en effet de favoriser le développement de l’enfant non plus en l’éloignant de sa famille, mais en épaulant et en conseillant cette dernière. Dans cette nouvelle optique, le placement n’est plus une fin en soi, mais une étape transitoire sur la voie de la reconstruction familiale. Il n’y a donc plus de raison pour que les pupilles admis dans ces structures y soient strictement cloîtrés.

Tragique réveil des consciences

Cependant, là encore, il faudra du temps pour changer les mentalités. Et, comme souvent, c’est un fait divers tragique qui va provoquer un réveil des consciences. Le 30 janvier 1950, Lucile T., cadette d’une fratrie de trois enfants, meurt sous les coups de sa belle-mère, alors que sa famille est suivie depuis près d’une décennie par les services de protection de l’enfance et que c’est précisément pour récupérer la garde de ses enfants que le père de la victime s’était remarié quelques mois auparavant.

L’affaire secoue autant l’opinion que la classe politique, désormais convaincue de la nécessité d’une réforme en profondeur du système. Celle-ci se concrétise en 1958 avec l’adoption de deux textes de lois qui donnent enfin au dispositif de protection de l’enfance genevois un statut juridique clair et durable. Permettant de préciser ses fonctions, d’augmenter son efficience et son professionnalisme, ces réformes introduisent également la possibilité de prendre des mesures provisionnelles en cas de suspicion de mauvais traitements. La nouvelle Fondation officielle de la jeunesse est, quant à elle, chargée de la refonte des foyers d’accueil, les grands centres fonctionnant selon une logique caritative cédant le pas à des petites structures spécialisées à l’intérieur desquelles il est possible d’élaborer un projet de réinsertion.

«Ces mesures permettent une meilleure collaboration entre le secteur privé et le secteur public, note Joëlle Droux. Et elles sont accompagnées par des initiatives visant à mettre sur pied des centres de loisirs et des maisons de jeunes aux quatre coins du canton. Mais elles ne règlent pas tout. Le dispositif reste le plus souvent saturé. Par ailleurs, le manque de cohésion demeurera pour longtemps encore une des plaies propres à un secteur de l’éducation spécialisée continuellement contraint de composer tout à la fois avec l’enthousiasme créatif du milieu associatif, les besoins sociaux émergents et une certaine langueur d’un Etat prompt à se décharger sur l’initiative privée quand des économies sont à la clé.»

Vincent Monnet

* «Enfances en difficultés. De l’enfance abandonnée à l’action éducative (Genève, 1892-2012)», par Joëlle Droux et Martine Ruchat, Fondation officielle de la jeunesse (Ed.), 119 p.