Campus n°111

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Dossier | préhistoire

Dix leçons sur les Helvètes

Professeur au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie, Gilbert Kaenel publie un ouvrage qui est une mine d’informations sur ce peuple celte dont on a fait l’ancêtre des Suisses actuels. Tour d’horizon en dix étapes

1. L’Helvétie n’est pas la Suisse

Helvetia à beau trôner avec fierté sur la monnaie nationale, la Suisse actuelle n’a pas grand-chose de commun avec le territoire occupé par le peuple celte des Helvètes au cours des derniers siècles avant notre ère.

Difficiles à localiser précisément, les Helvètes partageaient certainement ce qui est aujourd’hui le territoire national avec de nombreux autres peuples. «La Suisse au temps des Helvètes est, à l’image du monde celtique dans son ensemble, une mosaïque composée d’un grand nombre de peuples, aux us et coutumes différents, qui recourent certes à une même langue mais avec des différences, des particularismes, voire des dialectes régionaux qu’il est impossible d’évaluer faute de documents», explique Gilbert Kaenel, professeur au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie de la Faculté des sciences et directeur du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire de Lausanne.

Utiliser le terme d’«Helvétie» comme synonyme de «Suisse» est donc un abus de langage. Il résulte de la redécouverte des Helvètes par le Glaronnais Aegidius Tschudi, souvent considéré comme le «père de l’histoire suisse» au XVIe siècle, puis de l’invention d’Helvetia, personnage féminin qui représente une allégorie de la Confédération un siècle plus tard. Le terme est repris par Napoléon en 1798, lorsqu’il crée l’éphémère République helvétique. Il est définitivement officialisé en 1848, au moment de la création de la Suisse moderne davantage pour son aspect fédérateur que parce qu’il recouvre une réalité historique.

2. Des origines floues

Faute de témoignages archéologiques et historiques suffisants, on ne connaît pas précisément les limites du territoire des Helvètes ni son évolution dans le temps. Et l’origine de ce peuple est également discutée par la communauté scientifique. Jusqu’au milieu du XXe siècle, on estimait que les Celtes s’étaient implantés en Europe dans le cadre de vagues d’invasions indo-européennes qui auraient commencé au IIIe millénaire av. J.-C. De nos jours, en s’appuyant notamment sur des témoignages culturels, les spécialistes défendent plutôt l’hypothèse d’un peuplement continu qui ferait remonter à l’Age du bronze, voire à la fin du Néolithique, l’émergence d’un sentiment d’appartenance des occupants de larges zones de l’Europe à une même entité culturelle.

3. La bataille d’Agen ou l’entrée des Helvètes dans l’histoire

La première mention historique des Helvètes est liée à la bataille qui se déroule près d’Agen dans le sud-ouest de la France en 107 av. J.-C. Elle oppose les légions romaines, conduites par le consul Lucius Cassius, à une coalition de Germains du Nord, à laquelle se sont associés des Tigurins, une fraction du peuple des Helvètes. Cet épisode, qui fait partie de la saga de L’invasion de Cimbres et des Teutons dans les chroniques romaines, se solde par la mort de Lucius Cassius et l’humiliation de l’armée romaine qui est passée sous le joug. Victorieux, les Tigurins se replient quelques années plus tard vers le Plateau suisse.

4. Des Helvètes dans la «Guerre des Gaules»

La Guerre des Gaules n’est pas qu’une affaire de Gaulois, du moins au sens où l’on entend le mot aujourd’hui. Si la longue campagne menée par Jules César entre 58 et 52 av. J.-C. s’achève effectivement avec la victoire décisive des Romains sur Vercingétorix à Alésia, elle a commencé comme une «Guerre helvète». Au printemps 58, le général romain quitte pour la première fois les provinces dont il est en charge. Son objectif: couper la route des Helvètes et de leurs alliés en chemin pour le territoire des Santons, dans la région d’Agen.

Le 28 mars, Helvètes et Romains se font face une première fois à Genève, alors en territoire allobroge. César qui a fait couper le pont franchissant le Rhône force les Helvètes à emprunter une forme d’itinéraire bis passant par la Franche-Comté. Après une course-poursuite parsemée d’épisodes guerriers, les deux parties se retrouvent, au début du mois de juin 58, sur une hauteur aux environs de Bibracte (Bourgogne). Après d’âpres combats, les Helvètes sont contraints de se rendre sans condition. Les Helvètes rescapés sont renvoyés sur le Plateau suisse et alimentés en blé sur ordre de César par les Allobroges afin qu’ils ne meurent pas de faim.

Le général romain, de son côté, poursuit son destin en se lançant dans une nouvelle campagne, contre les Germains présents dans l’est de la France.

5. Un peuple sans visage

Si le profil de Jules César a été reproduit à des millions d’exemplaires, les Helvètes qui vivaient à peu près à la même époque et sur lesquels on peut mettre un nom ou un visage se comptent sur les doigts de la main.

Le plus connu d’entre eux se nomme Divico. Décrit comme un jeune chef de guerre à l’époque de la bataille d’Agen, on le retrouve un demi-siècle plus tard en train de négocier avec César sur les rives de la Saône. La première scène a été immortalisée par une toile de Charles Gleyre (Les Romains passant sous le joug, 1858) et le personnage a inspiré plusieurs écrivains dont le poète Conrad Ferdinand Meyer (1825-1898).

Autre figure notable, Orgétorix est décrit par César comme un puissant aristocrate. C’est lui qui aurait été chargé d’assurer les préparatifs de la migration des Helvètes vers le pays des Santons. Etalés sur trois ans, ceux-ci consistent notamment à rassembler trois mois de farine par individu avant de bouter le feu aux villes, aux villages, aux fermes et aux surplus alimentaires. Orgétorix serait cependant mort avant le départ dans des circonstances qui restent floues.

Deux autres Helvètes sont cités dans La Guerre des Gaules: Namméios et Verucloétios, d’importants personnages de l’Etat qui font partie de l’ambassade chargée de négocier le passage par Genève.

Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien (23-79) mentionne également un Helvète nommé Hélico qui aurait ramené au pays des produits, du raisin et des olives qu’il avait appris à connaître durant son séjour au sud des Alpes. L’auteur ne dit cependant rien de l’époque concernée ni de la localisation des Helvètes.

L’existence de l’«Helvète de Mantoue» a, elle, été révélée par les fouilles menées dans la ville italienne en 1986. Au fond d’une coupe en céramique de facture locale, les archéologues ont en effet trouvé une inscription que l’on peut traduire par: «Cette coupe est à moi, l’Helvète.» La trouvaille est de taille. D’une part, parce que l’objet étant daté de la fin du IVe siècle av. J.-C., il s’agit de la plus ancienne mention connue du terme «Helvète». De l’autre, parce que, comme l’explique Gilbert Kaenel, «même si l’on ignore tout de l’origine de cet individu qui s’est installé dans une ville étrangère dont il emprunte la vaisselle et l’écriture, cette inscription démontre que dès cette époque une communauté humaine a développé un sentiment d’appartenance qui s’est mué en une identité «helvète» au sein du vaste ensemble des peuples celtes.»

Par ailleurs, les témoignages épigraphiques et les sources romaines permettent d’identifier un aristocrate helvète appartenant à une puissante famille d’Avenches. Ce Camilos, né vers 80 av. J.-C., a probablement reçu très tôt la citoyenneté romaine.

Enfin les légendes des monnaies fournissent le nom d’au moins trois autres personnalités helvètes ayant vécu au milieu du Ier siècle av. J.-C.: Vatico, Ninno, Viros et qui sont probablement toutes des figures aristocratiques de leur région.

6. La Tène, un site de portée universelle

Lieu-dit situé à l’extrémité orientale du lac de Neuchâtel, le site de La Tène jouit d’une notoriété quasi universelle. Dans le monde de l’archéologie, c’est en effet son nom qui est utilisé pour décrire le Second âge du fer (Ve-Ier siècle av. J.-C.).

Identifié en novembre 1857, le site a immédiatement retenu l’attention des scientifiques de par la qualité et l’importance des objets retrouvés: plus de 4500 pièces aujourd’hui disséminées dans une trentaine de musées, parmi lesquelles des épées et fourreaux d’épée, des pointes de lance et des boucliers pour l’armement; des fibules et crochets de ceinture pour la parure et l’habillement; des couteaux, rasoirs, pinces, faucilles, faux, chaudrons en bronze cerclés de fer, haches et nombre d’outils spécialisés comme des burins, des limes et des forces, ainsi que des mors, des phalères et même des lingots de fer.

Ces découvertes, qui mettent en évidence l’émergence d’un nouveau mode d’expression artistique, ont joué un rôle essentiel dans l’établissement des concepts et de la chronologie interne de l’âge du fer, alors très discutée. Si bien qu’en 1874, La Tène a été reconnue par la communauté scientifique comme site éponyme du Second âge du fer européen, contribuant à assurer la célébrité internationale de la culture «laténienne» dont les Helvètes sont porteurs. «L’époque de La Tène, confirme Gilbert Kaenel, est exceptionnelle par rapport aux époques précédentes: elle permet, grâce à une chronologie fine des sépultures, de suivre l’évolution culturelle de génération en génération, assortie de datations au quart de siècle près.»

7. Une urbanisation autonome

Jusqu’au début des années 1970, la communauté scientifique estimait que la naissance des oppida (les villes celtes) était la conséquence directe d’une influence du monde romain. Les découvertes, principalement archéologiques, effectuées depuis suggèrent plutôt qu’il s’agit d’un processus proprement celtique qui aboutit à l’émergence, dans le dernier tiers du IIe siècle av. J.-C., des premières villes non méditerranéennes d’Europe.

Selon Gilbert Kaenel, en 58 av. J.-C., l’existence d’une dizaine d’oppida est attestée sur le Plateau suisse. Tous sont retranchés derrière un rempart fermé et fortifié. Monumentales, les portes de la ville sont richement décorées en signe de prestige. A l’intérieur, l’espace est délimité par des lotissements d’habitations, des quartiers d’artisans, des quartiers de commerce, des sanctuaires, des lieux rituels et des lieux publics. Le tout est organisé en fonction de la topographie des lieux. «Il s’agit d’un modèle éphémère d’architecture à la gauloise dont l’emprise de Rome au nord des Alpes sonnera le glas, précise Gilbert Kaenel. A partir de ce moment, il cède la place aux villes et agglomérations «vici» gallo-romains.»

Le système politique est, lui, oligarchique, dominé par des factions qui se disputent le pouvoir. On sait également qu’il existait des listes nominatives permettant de gérer la fiscalité témoignant d’une organisation politique compétente et que l’usage de la monnaie est généralisé dès le IIe siècle av. J.-C.

8. Un pont qui en dit long

En 1996, dans le cadre des travaux de l’A1, des archéologues mettent au jour les restes d’un pont à la hauteur de la route de Bussy, dans la Broye vaudoise. Daté par la dendrochronologie de l’an 70 ou 69 av. J.-C., il franchissait une cuvette marécageuse. Sa longueur est attestée sur près de 60 m, pour une largeur de 5,5 m environ, ce qui n’est pas exceptionnel pour l’époque. La découverte n’a toutefois rien d’anecdotique. Elle indique en effet qu’une route reliant Yverdon-les-Bains à Avenches par la plaine existait déjà une dizaine d’années avant la Guerre des Gaules. «Cela démontre qu’une organisation des voies de communication dans le territoire des Helvètes peut bel et bien être envisagée, bien avant la mise en place de l’administration romaine vers la fin du Ier siècle av. J.-C. et surtout au Ier et IIe siècle de notre ère, explique Gilbert Kaenel. Ce qui suppose l’existence d’une «autorité» helvète ayant les compétences et les moyens de planifier de tels travaux.»

9. Des sépultures sans hommes

Peu de témoignages archéologiques sur le monde des morts à l’époque des Helvètes sont parvenus jusqu’à nous. A l’heure actuelle, moins de 150 sépultures des IIe et Ier siècles av. J.-C. ont été mises au jour sur l’ensemble du Plateau suisse, la plupart dans les nécropoles de Lausanne et de Berne. Entre la fin du Ve siècle et le début du IIe siècle av. J.-C., l’inhumation est la règle. On assiste ensuite à une rupture avec l’adoption de nouveaux sites de sépulture, l’introduction de la crémation et le retour d’offrandes offertes au défunt pour son voyage dans l’au-delà (liquides, quartiers de viande, objets quotidiens, pièces de monnaie). Fait singulier, la grande majorité des corps exhumés jusqu’ici étaient des femmes, des personnes âgées ou des enfants. On ne sait donc quasiment rien du traitement réservé aux hommes après leur mort.

10. Des dépôts d’objets mystérieux

Comme dans le reste du monde celte, on a retrouvé sur le territoire des Helvètes quelques sites abritant des dépôts intentionnels d’objets. C’est notamment le cas du sanctuaire situé à l’intérieur du périmètre de l’oppidum de Berne. Découvert au milieu du XIXe siècle, ce dernier a livré environ 1000 objets de fer (épées, fers de lance, chars de combat, monnaies, lingots, outils). De nombreux éléments étant ébréchés, pliés ou brûlés, les spécialistes estiment qu’il devait s’agir de trophées et d’offrandes destinées à une ou plusieurs divinités guerrières. La vocation cultuelle des quelque 200 fosses découvertes à partir de 2006 sur le site du Mormont, dans le canton de Vaud, ne fait elle non plus guère de doutes compte tenu de la nature du «mobilier» retrouvé sur place: restes humains, vestiges d’animaux sacrifiés ou cuisinés, objets quotidiens, artisanaux ou agricoles.

Les nombreux dépôts d’armes retrouvés en milieu humide (dans le cours de rivières comme La Thielle, la Broye, l’Aar, la Limmat ou dans les lacs de Neuchâtel, de Morat, de Bienne et de Zurich) laissent en revanche les experts plus dubitatifs: le phénomène témoigne-t-il d’une bataille? S’agit-il de restes d’arsenal, de dépôts votifs immergés intentionnellement ou, au contraire, de trophées et d’offrandes qui étaient exposés sur les rivages et qui auraient pu être emportés à la suite d’une brusque montée des eaux?

«L’an -58. Les Helvètes. Archéologie d’un peuple celte», par Gilbert Kaenel, Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. Le Savoir suisse, 150 p.