Campus
Dossier | PlanetSolar
Enquête dans les profondeurs du Gulf Stream
Embarqué à bord du plus grand catamaran solaire du monde, un groupe de chercheurs de l’université se lance dans une étude scientifique inédite portant sur le gulf stream et les aérosols. Présentation avec Martin Beniston, initiateur du projet.
Comment est né le projet « PlanetSolar DeepWater » ?
J’ai rencontré l’équipe du MS Tûranor PlanetSolar à l’issue du tour du monde qu’elle a effectué entre 2010 et 2012. Nous nous sommes rapidement aperçus que nous avions des intérêts communs.
C’est-à-dire ?
D’une part, cette expédition offre une seconde vie au bateau imaginé par Raphaël Domjan (lire en page 24). De l’autre, elle nous permet d’étudier de manière innovante des processus qui se situent à l’interface entre l’océan et l’atmosphère et qui sont impliqués dans la régulation climatique.
Pouvez-vous préciser ?
En tant que spécialiste du climat, je suis responsable de la partie de l’étude qui concerne le Gulf Stream et d’autres courants froids qui lui sont associés dans l’Atlantique Nord. L’idée est de mieux comprendre comment fonctionne ce courant océanique complexe qui joue un rôle essentiel dans la régulation du climat européen.
A ce propos, on a souvent évoqué ces dernières années l’hypothèse d’un arrêt de ce courant si le réchauffement climatique se poursuivait. Est-ce un scénario vraisemblable ?
Le Gulf Stream est un système réglé de manière très fine, qui est sensible aux moindres perturbations. A partir d’un certain seuil, une augmentation de la température en surface pourrait ainsi enrayer la mécanique en empêchant un refroidissement suffisant des eaux dans la partie septentrionale de l’Atlantique Nord. En diminuant leur taux de salinité par une augmentation de l’effet de la fonte de la calotte polaire, les eaux ne seraient plus assez denses pour couler en profondeur et maintenir en place ce qu’on appelle communément le « tapis roulant océanique » (un système de courants en surface et en profondeur qui relient tous les bassins océaniques de la planète). C’est un scénario qui est possible, mais que nous ne devrions pas connaître au XXIe siècle, selon les résultats de recherches récentes.
Que se passerait-il sous nos latitudes si un tel changement devait survenir ?
Près des deux tiers des masses d’air qui nous affectent viennent de l’Atlantique. L’évolution des courants parcourant cet océan est donc déterminante pour le climat de la Suisse. Si le Gulf Stream devait fortement ralentir ou ne plus atteindre des latitudes élevées, Genève se retrouverait avec des conditions proches de celles de la ville de Québec, avec des températures de moins 40 en hiver et des étés plus chauds qu’actuellement.
Que cherchez-vous à démontrer en particulier dans le cadre du projet « PlanetSolar DeepWater » ?
Le fonctionnement du Gulf Stream et des courants associés est encore relativement mal connu. Au moment où ce courant quitte les côtes d’Amérique du Nord, il commence à faire des méandres dans lesquels des tourbillons peuvent se former. On sait que ces tourbillons véhiculent de la chaleur vers d’autres parties de l’océan, mais on a encore peu d’informations sur leur fonctionnement à échelle fine. Dans un premier temps, nous allons donc tenter de voir si ces vortex peuvent être caractérisés et localisés grâce à une signature biologique ou chimique particulière.
Vous allez également étudier les zones de formation d’eaux profondes que l’on rencontre à partir du nord de l’Islande et du Groenland. De quoi s’agit-il ?
Ce sont des lieux stratégiques, puisque c’est là que les eaux de surface plongent vers les abysses pour alimenter les courants froids et denses situés à grande profondeur et permettre la circulation des eaux entre les différents bassins océaniques. Notre but est d’identifier des changements abrupts dans les composants chimiques et organiques à l’interface entre l’océan et l’atmosphère, attestant la présence de masses d’eau différentes. Nous aurons également la possibilité de faire des mesures dans l’atmosphère et en profondeur dans l’océan, ce qui nous permettrait d’obtenir une vue des processus sur le plan vertical tout au long du parcours du navire. Ce travail de documentation pourra ensuite servir à l’installation d’outils de mesure en continu afin de traquer d’éventuels changements dans le comportement du système. Il devrait aussi fournir des informations utiles pour l’amélioration des modèles de climat
L’équipe scientifique est également composée de physiciens et de biologistes. Quel est leur rôle ?
Ils seront chargés d’effectuer des mesures en continu dans l’eau et dans l’air tout au long du parcours du bateau afin d’étudier des paramètres clés de la régulation du climat, comme les fluctuations des aérosols atmosphériques et le phytoplancton.
En quoi était-il nécessaire de recourir à un bateau solaire pour mener à bien ce projet ?
Outre l’intérêt du projet pour ce qui est du dialogue entre la science et le public, le MS Tûranor PlanetSolar n’émet aucune substance polluante. C’est capital dans la mesure où les émissions émises par le carburant d’un bateau conventionnel pourraient contaminer les observations. Dans le cas présent, à moins de nous trouver à proximité d’un autre bateau, ce qu'il sera facile de vérifier par radar, nous serons sûrs que nos mesures sont d’origine naturelle et non anthropique. PlanetSolar a également l’avantage d’être plus maniable qu’un voilier, qui peut être difficile à positionner avec précision par gros temps. Il est aussi plus stable, ce qui devrait amener un petit supplément de confort aux scientifiques embarqués à bord, qui n’ont pas forcément tous le pied marin.
Outre l’utilisation d’un bateau solaire, en quoi cette étude est-elle innovante ?
L’un des instruments installés à bord, la Biobox, développée par le Groupe de physique appliquée de l’UNIGE, est actuellement le seul appareil permettant une analyse poussée des aérosols à l’aide d’une technologie laser. Elle sera testée pour la première fois dans des conditions maritimes à bord du MS Tûranor PlanetSolar. Les aérosols jouent un rôle complexe dans la régulation climatique, mais on a relativement peu d’informations sur les quantités et la nature des particules émises par les océans.
Y aura-t-il une suite à cette expédition?
A l’issue de notre projet, le bateau poursuivra sa route vers la mer Baltique pour une mission dont le but est de ramasser des déchets dans des filets dérivant derrière le bateau afin de montrer à quel point les mers sont aujourd’hui polluées. Dans la même optique, l’Institut Forel souhaiterait pouvoir profiter de cet outil pour réaliser des mesures en relation avec ces fameux continents de plastiques repérés à la surface des océans. L’Université de Genève a signé avec l’équipe de PlanetSolar un accord de partenariat sur cinq ans qui devrait permettre de prolonger pour cette durée au moins l’utilisation du bateau comme plateforme scientifique. Nous pourrions ainsi avoir la possibilité de reconduire l’expédition DeepWater au moins une fois afin de voir s’il y a une évolution temporelle dans le comportement des divers mécanismes à l’interface océan-atmosphère.