Campus n°113

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Extra-muros | Terre de feu

à la pêche aux Foraminifères en Terre de feu

L’Amérique du Sud et l’Antarctique sont séparés par un courantmarin puissant. L’étude génétique de petits unicellulaires appelés foraminifères permet de mesurer à quel point cette barrière naturelle est infranchissable

Pratiquer la science dans un environnement militaire n’est pas ce qu’il y a de plus commode. Qui plus est dans un des endroits les plus extrêmes du globe. C’est pourtant l’expérience qu’ont vécue cet hiver en Terre de Feu chilienne Jan Pawlowski et Florian Gschwend, professeur-associé et étudiant au Département de génétique et évolution. Accompagnés d’une dizaine de collègues chiliens, russes, polonais et suédois, les deux chercheurs genevois se sont rendus à la pointe australe du continent sud-américain pour récolter et étudier des foraminifères qui sont des protozoaires unicellulaires présents dans toutes les mers du monde (lire en page 43).

«Nous disposions d’un voilier, le Northanger* pour effectuer nos excursions le long du canal du Beagle, un passage qui relie les océans Atlantique et Pacifique au sud du détroit de Magellan, explique Jan Pawlowski. A chaque changement d’équipage – il y en a eu plusieurs au cours des deux semaines qu’a duré notre périple –, nous devions demander une nouvelle autorisation à l’armée chilienne avant de quitter Puerto Williams, le port où nous étions basés. Ces tracasseries nous ont fait perdre beaucoup de temps.»

Il faut dire que les chercheurs genevois n’ont pas choisi le lieu le plus serein pour mener leurs investigations. La partie orientale du canal du Beagle, baptisé en l’honneur du navire qui a convoyé en 1834 Charles Darwin sous ces latitudes, marque en effet la frontière entre le Chili et l’Argentine. Son tracé à travers les îles a provoqué de vives tensions qui ont failli dégénérer en guerre en 1978. La situation est aujourd’hui officiellement apaisée notamment grâce à la médiation du pape Jean Paul II. Mais la présence militaire demeure forte : la moitié de la population de Puerto Williams, construite autour d’une base navale, est rattachée à l’armée. Forte de plus de 2000 habitants, la ville a été fondée sur la rive sud du canal du Beagle, quasiment en face d’Ushuaia, ce qui en fait la localité la plus australe du monde.

Machine à laver

L’objectif de l’expédition genevoise est pourtant pacifique : il s’agit de parvenir à une meilleure compréhension de l’évolution et de la migration des espèces à travers le passage de Drake qui résulte de la séparation il y a 35 millions d’années du continent sud-américain avec l’Antarctique. Cette ouverture a permis l’établissement du puissant courant circumpolaire antarctique, une gigantesque machine à laver qui brasse les eaux des océans Pacifique, Atlantique et Indien et qui crée une frontière naturelle que l’on suppose infranchissable, en particulier pour les espèces côtières.

«Le but de mon travail de maîtrise universitaire est de déterminer à quel point les espèces de foraminifères d’Antarctique sont endémiques et quel est leur degré de parenté avec celles de Terre de Feu, précise Flo rian Gschwend. J’étudie également l’éventuel impact des activités humaines, en particulier l’essor important du tourisme dans la région, sur l’isolement des populations du continent austral.»

Le trafic de bateaux de touristes en direction de l’Antarctique est aujourd’hui très intense. Bien qu’il existe des règles environnementales assez strictes visant à préserver l’écosystème du pôle Sud, il n’est pas sûr que tous les navires respectent, entre autres choses, l’interdiction de vider l’eau de ballast dans les eaux antarctiques. Et il suffit de quelques algues accrochées à la coque pour emporter des milliers de foraminifères clandestins. A cela s’ajoute le réchauffement climatique qui a peut-être eu pour effet de rendre les eaux de l’Antarctique plus accueillantes pour les espèces du Nord.

Grâce à ses nombreuses expéditions antérieures en Antarctique, Jan Pawlowski dispose déjà pour ce continent de suffisamment de données génétiques et morphologiques pour un très grand nombre d’espèces de foraminifères. En revanche, ses informations sont beaucoup plus lacunaires en ce qui concerne la Terre de Feu, ce qui a motivé l’expédition dans le canal du Beagle.

«Nous avions constamment une équipe à Puerto Williams qui s’occupait des analyses morphologiques et génétiques dans les locaux mis gratuitement à notre disposition par l’Université de Magallanes à Punta Arenas, explique Jan Pawlowski. Un autre groupe partait quelques jours sur le voilier pour prélever des échantillons de sédiments dans les différents fjords, baies et autres bras de mer. Le bateau devait revenir chaque fois à Puerto Williams pour remettre le matériel biologique – les foraminifères ne survivent que quelques jours – et pour permettre les rotations d’équipe. L’armée nous a interdit de les effectuer ailleurs que dans ce port et un autre un peu plus loin. Et, à chaque fois, il nous a fallu déposer nos passeports et payer des émoluments.»

Organisation efficace

Malgré ces contraintes, finalement plus anecdotiques que vraiment handicapantes, l’organisation efficace des chercheurs et l’aide précieuse reçue de la part des scientifiques chiliens ont permis de réaliser près de 100 carottages dans les sédiments et de prélever plus de 70 échantillons. «Je n’avais jamais réussi à en prélever autant dans aucune de mes expéditions précédentes», avoue Jan Pawlowski.

Les chercheurs ont effectué leurs mesures sur toute la longueur du canal. Mais pas question de dévier de la route préalablement approuvée par les autorités, ni de s’aventurer dans quelque fjord de traverse.

Le Northanger, pour sa part, a pleinement répondu aux attentes des chercheurs. Habitué à travailler à bord de grands navires embarquant plusieurs équipes différentes et du matériel scientifique à profusion, Jan Pawlowski a eu des doutes avant de partir en raison de la relative petite taille de l’embarcation. Mais le deux-mâts, conduit par Greg Landreth et Keri Pashuk, un couple d’aventuriers canado-néo-zélandais rompus aux mers difficiles, a fièrement rempli son rôle. En plus d’être maniable, il a l’avantage d’être moins cher à la location**.

Minimum de stabilité Ce qui aurait pu poser le plus de problèmes est le tangage du navire. Le prélèvement de sédiments à des profondeurs allant jusqu’à 200 m sous l’eau demande en effet un minimum de stabilité. Mais la mer dans les chenaux naturels est généralement clémente. Ce n’est qu’à proximité des embouchures que les vagues commencent à taper sérieusement.

«Nous avons repêché des milliers de spécimens appartenant à plus de 100 espèces de foraminifères, se réjouit Jan Pawlowski. Nous en avons pour au moins une année de travail de laboratoire. A l’œil, nous avons identifié plusieurs espèces jamais observées auparavant et d’autres que nous ne connaissions jusqu’alors que par les archives fossiles. »

Quelques baleines, phoques et autres mammifères marins ont accompagné les scientifiques au cours de leurs pérégrinations entre les glaciers majestueux, les pics enneigés perdus dans les nuages bas et les icebergs. La météo estivale (10° C environ au plus chaud de la journée) leur a offert une pluie quotidienne et quelques rayons de soleil. De temps en temps, la beauté des lieux était interrompue par le passage d’un ferry à destination de l’Antarctique, convoyant des touristes et, qui sait, quelques foraminifères.

Anton Vos

* www.northanger.org

** assurée en partie par la Fondation Georges et Antoine Claraz, spécialisée dans le financement de missions scientifiques

Indicateurs biologiques idéaux

Les foraminifères, Jan Pawlowski, professeur-associé au Département de génétique et évolution, les connaît bien. Il les étudie depuis deux décennies dans toutes les mers du monde. Il s’agit de protozoaires unicellulaires (ci-contre des « Elphidium macellum ») dont la plupart sont munis d’un test (squelette externe) qui peut être de nature organique, agglutinée ou calcaire.

Ces organismes ont développé une diversité de formes très riche, ce qui facilite souvent leur identification et sont présents dans des fossiles vieux de plusieurs centaines de millions d’années. Les foraminifères sont aujourd’hui fréquemment utilisés comme marqueurs bio-stratigraphiques et comme bio-indicateurs.

L’expédition en Terre de Feu (lire l’article principal) a été montée dans le cadre de la maîtrise universitaire de Florian Gschwend. En plus de l’identification morphologique des foraminifères prélevés dans le canal de Beagle, son travail consiste à analyser le matériel génétique récolté. Son approche est la métagénétique. Au lieu d’isoler les individus d’une même espèce et d’en isoler l’ADN qui lui est spécifique, il extrait l’ensemble de l’ADN que contiennent les échantillons de sédiments, à savoir celui de toute la faune vivante qui les peuple : les foraminifères mais aussi les autres protistes, les animaux, etc.

Dans cet amas de séquences ADN (et ARN), Florian Gschwend sélectionne alors ceux qui appartiennent aux foraminifères. Puis, après séquençage, il les compare avec ceux des espèces découvertes en Antarctique.

A.Vs