Campus n°114

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Le deuxième royaume de Shakespeare

Loin de se limiter au monde du théâtre sur lequel il régnait en maître, l’auteur d’« Hamlet » occupait également le devant de la scène sur le marché du livre de Londres, comme le montre le second volet de l’enquête lancée par Lukas Erne il y a dix ans avec un livre choc

Lukas Erne poursuit son entreprise de démystification. Il y a dix ans, dans un ouvrage intitulé Shakespeare as Literary Dramatist (lire Campus n° 78), le professeur de langue et littérature anglaises (Faculté des lettres) mettait à mal l’idée vieille de près de deux siècles selon laquelle William Shakespeare était un génie pur uniquement préoccupé par la création théâtrale et qui serait devenu célèbre un peu malgré lui. Avec Shakespeare and the Book Trade, il persiste et signe en examinant, cette fois-ci, la manière dont les pièces de théâtre et les poèmes de l’auteur britannique ont été publiés, disséminés et reçus.

Présentées dans le cadre des prestigieuses Lyell Lectures organisées par la bibliothèque Bodléienne de l’Université d’Oxford avant d’être intégrées dans ce livre, les conclusions du chercheur montrent que la popularité des écrits de Shakespeare a été largement sous-estimée et que, grâce à sa présence sur le marché du livre, les ambitions littéraires de Shakespeare ont commencé à devenir une réalité bibliographique de son vivant déjà. Explications.

Un statut privilégié Comme c’est le cas pour la plupart des figures historiques de la même époque, la biographie de Shakespeare telle qu’elle est connue aujourd’hui repose au moins autant sur des mythes et des légendes que sur des faits avérés.

Ce qui n’a jamais été contesté, c’est que l’auteur d’Hamlet était un homme de théâtre très populaire de son vivant. Membre de la troupe des « Hommes du roi » (King’s Men) à partir de 1603, il officie en effet dans le plus beau théâtre de Londres, le Théâtre du Globe, et sa compagnie passe pour être la meilleure de la ville.

« Shakespeare n’était pas seulement un dramaturge à succès, complète Lukas Erne. Comme Molière en France, il était également acteur et surtout actionnaire de sa propre troupe. A une époque où le théâtre attire 20 000 personnes par semaine dans une ville qui en compte 200 000 environ, ce statut privilégié lui a permis d’amasser beaucoup d’argent et d’éviter de verser dans le « fast-food » théâtral comme beaucoup de ses confrères. Tout cela est bien établi et il est tout à fait naturel de le souligner. Ce que je conteste cependant, c’est l’idée, très répandue jusqu’à une période récente, qu’il n’était que cela.»

Le credo que défend Lukas Erne depuis près d’une décennie, c’est que le poète de Stratford-upon-Avon était très loin de négliger sa carrière littéraire à laquelle il accordait une importance au moins égale à sa notoriété théâtrale.

Pour étayer cette thèse, Lukas Erne s’est d’abord intéressé aux intentions et aux agissements de Shakespeare lui-même. Avec Shakespeare as Literary Dramatist, il a notamment démontré que bon nombre des pièces du dramaturge anglais avaient été publiées dans des versions littéraires (c’est-à-dire plus longues et plus « écrites » que leur transcription scénique) du vivant de ce dernier et selon un calendrier ne laissant guère de place à l’improvisation : la version intégrale suivant généralement de deux ans la première représentation, à l’image de ce qui se fait aujourd’hui avec la sortie des films en DVD.

Marché bien structuré Restait à déterminer dans quelle mesure les ambitions littéraires affichées par Shakespeare s’étaient concrétisées dans la réalité du marché du livre, ce qui est précisément l’objet du présent ouvrage. « Ce que j’ai cherché à comprendre, c’est qui était Shakespeare pour ses imprimeurs, ses éditeurs et ses lecteurs, complète le professeur. Comment arrive-t-il dans ce monde, quel succès connaît-il, dans quelles conditions ses livres sont-ils produits, présentés et reçus ? »

Pour mener à bien cette tâche, Lukas Erne a tout d’abord cherché à quantifier la présence de Shakespeare dans l’univers de l’imprimé. Dans les premières années du XVIIe siècle, au moment où Shakespeare publie la plupart de ses pièces de théâtre, le marché du livre de Londres (The Book Trade), où sont produits 85 % des livres publiés en Grande-Bretagne, forme un petit monde bien structuré. Situé aux alentours de la cathédrale Saint-Paul, à quelques encablures de la Tamise, il regroupe une vingtaine d’imprimeries et emploie entre 200 et 300 personnes. Le droit de publication est strictement contrôlé, puisque chaque livre doit être enregistré avant parution par « l’honorable compagnie des Papetiers et Faiseurs de journaux » (Worshipful Company of Stationers and Newspaper Makers). Chargée par le roi d’organiser les différentes professions de l’édition, celle-ci regroupe imprimeurs, relieurs, libraires et éditeurs et constitue donc une source de premier intérêt pour reconstituer le parcours bibliographique des auteurs de cette époque et en particulier de Shakespeare.

En examinant le Registre des Libraires, Lukas Erne a pu constater que la présence de Shakespeare sur le marché du livre, qui s’affirme très tôt dans sa carrière, dépasse de loin celle de tous les dramaturges de son époque.

Entre 1593 et 1616, pas moins de 65 éditions de ses pièces et de ses poèmes sont ainsi publiées, ce qui représente une moyenne d’un nouveau texte tous les quatre mois et demi. En 1642, on dénombre pas moins de 145 éditions attribuées à Shakespeare, contre 55 à son premier concurrent, Thomas Heywood. Un peu moins de vingt ans plus tard, en 1660, le résultat reste à peu près identique, même si l’avance de Shakespeare sur son nouveau dauphin (John Fletcher) s’amenuise sensiblement (147 éditions, contre 77).

Un nom vendeur Autre élément significatif : Shakespeare est également le seul homme de théâtre qui, de son vivant, s’est vu attribuer un certain nombre d’œuvres qui n’étaient pas écrites de sa main. « C’est un aspect qui n’avait jamais été étudié jusqu’ici, explique Lukas Erne. Et c’est une particularité intéressante dans la mesure où elle suggère que le nom de Shakespeare était à lui seul un argument de vente.»

L’enquête menée auprès des éditeurs qui ont publié des textes de Shakespeare va dans le même sens. Plusieurs des maisons qui en avaient fait un pilier de leur catalogue, investissant parfois des sommes considérables sur cet auteur, misaient en effet sur sa notoriété, comme le montre l’examen des préfaces, introductions et autres commentaires accompagnant ces textes.

Public substantiel Enfin, Lukas Erne présente la réception des œuvres écrites de Shakespeare dans la dernière partie de cet ouvrage, qui, au même titre que le précédent, se profile d’ores et déjà comme une référence incontournable dans le monde de la littérature anglo-saxonne. Les pièces de théâtre, jugées immorales, étant exclues des bibliothèques universitaires jusqu’au XIXe siècle, c’est logiquement du côté des personnes privées que se trouvent ces collections. « L’existence d’un groupe substantiel d’individus ayant acheté, catalogué et parfois relié ses œuvres du vivant même de Shakespeare contredit l’idée que ces textes étaient destinés à un usage éphémère et qu’ils étaient peu dignes d’intérêt par rapport à d’autres genres comme la poésie, explique Lukas Erne. Dans les faits, il y avait bel et bien un public qui lisait des pièces de théâtre et qui les considérait comme de la littérature à part entière et non comme un sous-genre. »

Quant à savoir pourquoi l’œuvre de Shakespeare est parvenue à traverser les âges en conservant une telle actualité – une énième adaptation cinématographique de Roméo et Juliette est annoncée incessamment, sans parler des innombrables reprises théâtrales –, les hypothèses ne manquent pas. La position dominante de Shakespeare dans le monde du théâtre a sans doute constitué un avantage décisif en permettant au dramaturge de prendre le temps de produire des textes soignés sur le plan littéraire et d’une longueur souvent excessive pour la scène, dont il pouvait ensuite tirer une version pour le théâtre.

Le contexte général très flou dans lequel se situent la plupart des œuvres et l’absence totale de prises de position idéologiques de leur auteur constituent, aux yeux de Lukas Erne, une autre clé de l’immense succès rencontré par Shakespeare à partir du XVIIIe siècle. « Outre la qualité littéraire et la densité métaphorique, ce qui fait la différence entre Shakespeare et quelqu’un comme son contemporain Ben Jonson, c’est que le premier peut être relu à chaque époque, par chaque mouvement d’idée avec un point de vue différent », précise le professeur.

Le premier moderne Enfin, si Shakespeare est aujourd’hui considéré comme l’auteur le plus connu du monde, c’est peut-être aussi parce qu’il naît au moment précis où l’Occident entre dans la modernité. Par opposition au théâtre médiéval, où les personnages sont des archétypes dépersonnalisés, Shakespeare dote ses protagonistes d’une grande intériorité dans un processus d’individualisation qui permet une identification très forte. « Shakespeare innove aussi par le choix des thèmes qu’il aborde, complète Lukas Erne. “ Roméo et Juliette”, par exemple, est la première pièce dans laquelle l’amour romantique est associé au mariage. Jusque-là, cette institution était en effet une chose trop sérieuse pour que les sentiments aient à y voir quelque chose.»

Vincent Monnet

Shakespeare en cheval de troie

Etre ou ne pas être Shakespeare. Autrement dit : à partir de quand le poète de Stratford-upon-Avon est-il devenu un auteur reconnu ? Telle est la question qui sous-tend la thèse de doctorat d’Emma Depledge, maître assistante au Département de langue et littérature anglaises. Un travail qui innove en montrant que la montée en puissance de Shakespeare n’est pas un processus continu commençant vers 1815 pour s’achever au début du XXe siècle.

Très connu de son vivant, l’auteur d’Hamlet aurait, selon la jeune chercheuse, été quelque peu oublié après sa mort pour ressurgir sur le devant de la scène à la faveur d’une période de troubles politiques connue sous le terme de « Crise de l’exclusion » (1678-1682), soit plus d’un siècle avant la date acceptée habituellement.

Ce résultat a valu à Emma Depledge le Prix Martin-Lehnert de la Deutsche Shakespeare Gesellschaft, qui récompense la meilleure thèse publiée au cours des deux dernières années traitant de cet auteur ou du théâtre de son époque.

Son travail montre qu’en 1660, lorsque les théâtres de Londres rouvrent leurs portes suite à la restauration du pouvoir monarchique, Shakespeare n’est encore joué que de façon occasionnelle, son nom étant rarement cité explicitement.

Les choses évoluent à partir de 1678, quand la royauté et le Parlement entrent en conflit à propos de la succession de Charles II. Durant les quatre années que dure la « Crise de l’exclusion », Shakespeare est en effet plus joué que tout autre auteur, ses pièces représentant 20 % des œuvres présentées en public. La raison de cet enthousiasme soudain tient aux thèmes abordés par le dramaturge, qui font écho à la situation politique du moment, ainsi qu’à la possibilité d’adapter ces textes encore peu connus à des fins de propagande politiques. « Shakespeare a été utilisé, notamment par le camp conservateur, comme un cheval de Troie pour introduire certaines idées dans le débat public, résume Emma Depledge. Et cet épisode a radicalement changé l’histoire posthume de son œuvre. » V.M.

Emma Depledge : « Shakespeare Alterations of the Exclusion Crisis, 1678-1682 : Politics, Rape and Authorship ».