Campus n°117

Vermeer et les trois piliers de la gloire

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Le «Sphinx de delft» n’était ni un génie replié sur lui-même ni un artiste totalement désintéressé, comme l’ont souvent écrit les historiens de l’art. Selon Jan BLanc, le véritable fil rouge permettant de comprendre sa démarche est son rapport obsessionnel à la notoriété

De Vermeer, l’histoire de l’art a fabriqué une double image. La première, empreinte du romantisme propre au XIXe siècle qui l’a vu naître, est celle du «Sphinx de Delft», soit un artiste au génie inné qui aurait vécu replié dans son splendide isolement. La seconde, renvoyant à une conception plus moderne, voit dans le peintre hollandais le prototype du créateur désintéressé dont la motivation principale consiste à interroger les limites théoriques de son art. Dans son dernier ouvrage, Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à la Faculté des lettres, propose une troisième lecture. Prenant appui sur un splendide appareil iconographique, qui donne à voir l’ensemble des tableaux de Vermeer parvenus jusqu’à nous, mais aussi de nombreuses œuvres permettant de mettre en perspective l’analyse, il démontre que la véritable clé permettant de comprendre la démarche du peintre hollandais dans sa globalité est son intérêt récurrent pour la question de la gloire. Explication en trois actes.

Acte I: Célébrer le savoir faire

Comment se faire un nom lorsqu’on naît en plein cœur de ce qu’on appellera plus tard le «Siècle d’or hollandais»? Dans un pays où les experts estiment que chaque foyer possède en moyenne une dizaine de tableaux, les peintres ne manquent effectivement pas.

Afin d’échapper à l’anonymat – à l’instar d’Antoon Van Dyck, de Frans Hals ou de Rembrandt van Rijn – Vermeer a très tôt mis en place une stratégie fondée en premier lieu sur la volonté délibérée d’inscrire ses productions dans la grande tradition de la peinture néerlandaise.

Emblématique de cette ambition, L’Art de peinture (ci-contre) est ainsi, selon Jan Blanc, bien plus qu’une simple vue d’atelier. Derrière un motif relativement classique à l’époque (l’artiste et son modèle) se cache en effet une œuvre qui a valeur de programme.

«Ce tableau, qui a sans doute été pensé par Vermeer comme son chef d’œuvre, au sens ancien du terme, a fait l’objet d’une interprétation qui est à mon sens biaisée, explique Jan Blanc. Pour la majorité des spécialistes, cette toile est une évocation de l’Histoire dans la mesure où le personnage féminin est doté des attributs de sa Muse, Clio. Je pense, pour ma part, que le vrai sujet du tableau c’est la gloire, l’histoire n’étant ici que le véhicule permettant d’échapper à l’oubli

Pour étayer sa version, Jan Blanc ne manque pas d’arguments: le lustre à chandeliers, les instruments de musique, le dallage du sol, les textiles précieux ou la carte représentant les anciens Pays-Bas constituent ainsi autant d’éléments qui renvoient directement au faste, à la puissance et à la tradition. Comme le montrent les sources et notamment un manuel iconographique dont Vermeer possédait un exemplaire, Clio est, par ailleurs, souvent associée à l’époque à la réputation, aux honneurs et à la notoriété.

Tournant le dos au spectateur et ne pouvant par conséquent pas être identifié, le personnage du peintre porte, quant à lui, des vêtements qui appartiennent à la fois au passé (le pourpoint) et au présent (les chaussures). Loin d’être insignifiant, ce détail fait de lui un être transcendant les contingences temporelles, ce qui est précisément un des aspects de la gloire.

«Ce tableau, qui n’est ni une stricte représentation de la réalité présente ni une allégorie, semble condenser toute l’étendue des talents du peintre delftois, explique le professeur. Il met en évidence la qualité d’un regard qui permet d’organiser efficacement l’espace perspectif du tableau, échelonnant différents plans, distribuant les nombreux objets, variant les matières et les textures ; mais aussi la subtilité d’une invention qui met en abyme, au sein de la scène elle-même, ce qu’est, ou devrait être, l’art de peindre

Acte II: L’art de se vendre

En regard de quelqu’un comme Rembrandt, à qui on attribue plus de 400 toiles, Vermeer a produit très peu d’œuvres (une soixantaine au maximum, dont un peu plus de la moitié a été conservée). Cette rareté tient pour partie au soin apporté à la réalisation de chacune d’entre-elles mais elle résulte également d’un choix, là encore, opéré très précocement dans la carrière de Vermeer.

Misant sur l’idée que seul ce qui est rare est réellement précieux, il dédaigne ainsi le portrait, genre pourtant très prisé à l’époque. Il refuse également de recourir à la gravure, ce qui lui aurait permis de faire connaître ses œuvres à un public élargi, à la manière de Rembrandt ou de Rubens. Corolaire de cette pénurie organisée, Vermeer est l’un des artistes les plus chers de son temps, caractéristique qui renforce encore l’aspect exclusif de ses productions. Ce qui rend ce pari possible, c’est la formidable capacité de l’artiste à rendre son art désirable. Figurant parmi les toiles les plus connues au monde, sa Jeune fille à la perle, qui orne la couverture du livre (voir page 10) en est l’illustration parfaite.

«Chaque élément de ce tableau a été pensé pour plaire, commente Jan Blanc. Le regard plein de désir, la position du visage, la bouche entrouverte, la langue qui se devine, l’humidité des lèvres véhiculent toute une imagerie érotique qui saute aux yeux immédiatement aujourd’hui encore. S’y ajoute un effet «bougé» qui donne l’impression que la scène a été saisie sur le vif comme si le spectateur n’avait pu jeter qu’un regard fugitif sur cette jeune femme qui semble directement s’adresser à lui. Sur la base d’une composition très simple, par l’ellipse et l’économie de moyens, Vermeer parvient ainsi à instaurer une relation fictive entre son sujet et celui qui le regarde

Variant les registres, Vermeer n’use pas que de séduction. Il se plait également à faire de ses tableaux de véritables énigmes, obligeant le spectateur à combler les trous d’une histoire volontairement livrée de façon incomplète.

Partant de sujets qui sont classiques à l’époque et qui renvoient apparemment à de banales scènes de la vie quotidienne, le peintre leur inflige un traitement qui brouille le message, obligeant le spectateur à recourir à son imagination pour y trouver du sens.

«On sait aujourd’hui grâce aux radiographies que Vermeer retirait de ses toiles tous les signes permettant d’en comprendre d’emblée le sujet, explique Jan Blanc. Dans La Servante endormie, par exemple, Vermeer avait d’abord peint un personnage masculin dans l’embrasure de la porte. Du coup, le scénario était parfaitement clair. Sans lui, l’histoire n’est plus la même. Cette femme attend-t-elle quelqu’un? Son amant vient-il de partir? Reviendra-t-il un jour? Toutes les hypothèses deviennent envisageables.»

La même logique est à l’œuvre avec La Lectrice. Là encore, contrairement à la plupart de ses contemporains, chez qui il n’existe guère de doute sur le contenu de la correspondance, Vermeer s’ingénie à troubler les pistes en ne donnant aucune information sur la nature de l’échange épistolaire ni sur les émotions ressenties par ses deux personnages.

«Au premier plan, on peut voir une feuille froissée qui a peut-être servi de brouillon, commente Jan Blanc. A l’arrière, on devine une représentation de Moïse sauvé des eaux, qui est en général associée à l’annonce d’une naissance, mais c’est tout. Vermeer, et c’est là tout son talent, a fait en sorte qu’il y ait suffisamment d’indices pour que le spectateur puisse broder l’amorce de plusieurs histoires, mais pas assez pour en deviner la fin.»

Malgré ces habiles stratagèmes, l’option «élitiste» choisie par Vermeer a bien failli manquer son objectif. Largement reconnu de son vivant, le nom du peintre delftois sombre en effet dans un oubli presque total au XVIIIe siècle, lorsque sont rédigés les grands recueils de vie consacrés aux artistes majeurs hollandais. La raison en est simple: peu nombreuses et concentrées dans quelques collections privées, ses œuvres sont devenues pratiquement invisibles. Elle ne reviendront à la lumière qu’un siècle et demi plus tard, après leur redécouverte par le critique d’art français Théophile Thoré-Burger.

Acte III: L’éloge de la création

Convaincu que le chemin de la gloire passe par une maîtrise absolue de toutes les facettes de son art, Vermeer ne s’est pas contenté d’inscrire ses tableaux dans la tradition et de se construire une réputation de son vivant. Pour assurer sa postérité, il s’est également efforcé de se présenter comme un «peintre parfait», capable, selon la formule de Samuel van Hoogstraten, «d’imiter la nature avec beaucoup plus d’abondance» et d’accéder ainsi à l’universalité.

Perceptible dans la volonté de montrer sa faculté à traiter tous les sujets possibles, de la vie des saints (Sainte Praxède) aux scènes les plus triviales de la vie quotidienne (L’Entremetteuse), ce souci a sous doute également présidé à la réalisation de tableaux comme Le Géographe ou L’Astronome, par le biais desquels l’art de peindre apparaît comme une forme de connaissance comparable à la science. Et il est également manifeste dans sa Vue de Delft, où Vermeer joue avec la lumière et les perspectives, sans doute grâce à l’utilisation d’une chambre noire (lire ci-dessous), pour donner l’impression que sa cité natale échappe aux vicissitudes du temps, alors même qu’elle a été ravagée par l’explosion de sa poudrière quelques années auparavant.

Vincent Monnet

Le mystère de la chambre noire

«Vermeer est un des peintres qui a le plus et le mieux construit l’œil photographique avant même que la photographie n’ait été inventée», explique Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à la Faculté des lettres, dans la conclusion du livre qu’il consacre à l’artiste hollandais. Cette spécificité repose naturellement sur les qualités formelles de la peinture de Vermeer. Mais faut-il également y voir la preuve d’un usage intensif de la chambre noire, comme le suggèrent différents auteurs depuis le XIXe siècle?

D’un côté, il n’y a aucune trace de cet appareil qui ne serait pas passé inaperçu à l’époque, compte tenu de son coût et de sa rareté, dans les papiers de Vermeer ni dans l’inventaire de ses biens. De l’autre, certains éléments de ses toiles sont parfaitement compatibles avec le recours à un tel instrument: les différences de netteté des plans et le jeu sur la mise au point qui caractérisent La Laitière (ci-contre) ou La Jeune fille à la perle, mais aussi les perspectives trompeuses de sa Vue de Delft.

Les radiographies de certaines œuvres ont, par ailleurs, révélé des zones préalablement travaillées au blanc de plomb qui pourraient correspondre à la transcription des parties lumineuses projetées sur l’écran d’une chambre noire.

L’hypothèse retenue par Jan Blanc est que si Vermeer a effectivement eu recours à la chambre noire, ce qui est probable, c’est avant tout parce que celle-ci «ne fait pas voir le monde tel qu’il est, mais tel qu’il pourrait être». Grossissant la partie centrale de l’image, atténuant les couleurs, accentuant les contrastes, simplifiant les contours, la camera obscura produit en effet une image qui respecte les lois naturelles tout en les transformant. Une propriété qui permet à Vermeer de diriger le regard du spectateur pour focaliser son attention sur les éléments essentiels de la composition.

Dans la Femme tenant une balance, tout est ainsi fait pour guider les yeux vers l’élément central du tableau: une balance dont les plateaux sont vides qui transforme cette scène apparement banale en métaphore du Jugement dernier. «L’enjeu, pour Vermeer, conclut Jan Blanc, c’est surtout de faire valoir la qualité d’un regard expert, d’un savoir-voir, capable de tirer de l’observation du monde les informations susceptibles de créer le sentiment de sa présence, mais aussi de donner à ces informations une force expressive qui permet d’instaurer avec le spectateur un puissant lien perceptif et affectif.» VM