Campus n°118

La loi du crapaud et de la lavette

Au nom du droit

La législation suisse contient plusieurs articles permettant de poursuivre les auteurs d’injures. Et si le nombre de condamnations prononcées chaque année est élevé, les règles du jeu ne sont pas forcément évidentes à saisir

En Suisse, on peut traiter quelqu’un de « crapaud » au cours d’un débat politique, mais il vaut mieux s’abstenir de qualifier un policier de « lavette » au risque de devoir rendre des comptes à la justice. A défaut d’être représentatifs, ces deux exemples, tirés de la jurisprudence cantonale et fédérale, montrent qu’il n’est pas toujours facile de distinguer ce qui peut être dit ou fait impunément de ce qui constitue une injure pénalement répréhensible dans notre pays. Décryptage avec Ursula Cassani, professeure à la Faculté de droit, juge à la Cour d’appel du pouvoir judiciaire et présidente de la Société genevoise de droit et de législation.

« Au même titre que la diffamation et la calomnie, l’injure fait partie des infractions traditionnelles qui gouvernent les délits contre l’honneur et la réputation de l’individu, explique la juriste. Dans les trois cas, le but poursuivi par le législateur consiste à affirmer que le respect mutuel est une condition essentielle à une vie sociale harmonieuse et que le mépris d’autrui, qui engendre la souffrance et semble appeler à riposte, est un facteur de troubles qu’il faut réprimer. Le rapport entre ces trois délits est cependant complexe, l’injure s’appliquant de manière subsidiaire à la calomnie et à la diffamation. »

Accuser quelqu’un d’avoir commis une infraction pénale en sachant que ces allégations sont erronées et en présence de tiers constitue ainsi une calomnie. Si l’allégation est vraie – ou fausse sans que l’auteur le sache –, elle reste contraire à l’honneur et constitue une diffamation. « L’auteur peut toutefois être admis, par le juge, à apporter la preuve de la vérité ou de sa bonne foi, sauf s’il a agi sans égard à l’intérêt public ou principalement dans le but de nuire à autrui, précise Ursula Cassani. Même une accusation fondée peut donc être contraire à l’honneur si elle est proférée gratuitement, dans le but de nuire. Toutefois, les tribunaux admettent assez largement la preuve libératoire. »

L’injure, quant à elle, vise les cas dans lesquels les faits contraires à l’honneur sont proférés soit uniquement face à la personne concernée (cas dans lequel la preuve libératoire peut, là aussi, être apportée), soit sans allégations de faits (injures formelles, actes ou paroles de mépris, etc.).

Les infractions contre l’honneur ne sont poursuivies que sur plainte du lésé, qui peut avoir intérêt à ne pas porter l’affaire devant la justice. Les sanctions vont crescendo puisque les peines maximales prévues sont de 90 jours-amende pour l’injure (article 177 du Code pénal), de 180 jours-amende pour la diffamation (art. 173) et d’une peine privative de liberté de trois ans ou une peine pécuniaire de 360 jours-amende pour la calomnie (art. 174).

Même si des sanctions aussi élevées restent rares, croire que ces textes sont aujourd’hui désuets serait une erreur. Pour la seule année 2012, 2423 condamnations pour injure (art. 177) ont ainsi été prononcées en Suisse. A titre de comparaison, c’est quatre fois moins que les vols, mais c’est davantage que l’escroquerie (1948 condamnations), les faux dans les titres (1349), le blanchiment d’argent (213), la corruption active (8), l’atteinte à la paix des morts (2) ou encore la discrimination raciale (28), réprimée depuis 1995 par l’article 261 bis du Code pénal (voir ci-contre). Et c’est aussi un chiffre dix fois plus élevé qu’il y a quarante ans.

La pointe de l’iceberg « Ces statistiques concernent vraisemblablement dans bien des cas des condamnations prononcées par des ordonnances pénales émanant du Ministère public sans procès, analyse Ursula Cassani. Mais près de 2500 affaires par année, c’est tout de même beaucoup, d’autant que la justice ne connaît certainement que la pointe de l’iceberg. On est donc face à une délinquance de masse qui traduit sans doute une banalisation de l’injure dans le langage. Il est vrai qu’à l’école, dans la rue, ou au volant, on entend tous les jours des mots d’une crudité incroyable. »

Selon la loi, l’injure peut s’exprimer par la parole, l’écrit, le geste ou des voies de fait. Le code distingue par ailleurs trois manières de la réaliser : le jugement de valeur offensant, l’injure formelle ou l’allégation de fait attentatoire à l’honneur proférée devant le lésé. En pratique, la distinction entre ces hypothèses peut être difficile à faire. Pour prendre un exemple, traiter une femme de « putain » peut, selon les circonstances, être compris comme une allégation de fait (sur le métier exercée par la lésée), un jugement de valeur offensant (mettant en doute l’honnêteté, la loyauté ou la moralité d’une personne de manière à la rendre méprisable en tant qu’être humain) ou une injure formelle (mépris exprimé par une grossièreté non entendue dans son sens propre).

Le mépris peut être exprimé par le geste, tel que le fait d’exhiber son postérieur devant autrui (il existe d’ailleurs un très vieil arrêt distinguant le postérieur attentatoire à la pudeur du postérieur injurieux).

Dans tous les cas de figure, pour que l’auteur soit condamné, il faut cependant qu’il ait conscience que son message constitue une atteinte à l’honneur. De son côté, le juge peut exempter l’une ou l’autre des parties si l’injure a été provoquée directement par une conduite répréhensible, s’il y a eu riposte ou rixe. Autre réserve: l’article 177 du Code pénal ne protège pas contre des attaques qui « sans rendre la personne méprisable, s’en prennent à sa réputation en tant qu’homme de métier, artiste, politicien ou sportif ».

Frontière floue Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’article 261 bis du Code pénal, entré en vigueur le 1er janvier 1995 et portant sur la discrimination raciale, n’est que rarement invoqué pour sanctionner l’injure.

« Il est vrai que la frontière entre ce qui tombe sous le coup de l’article 177 et ce qui relève de l’article 261 bis est difficile à tracer, concède Ursula Cassani. L’article 261 bis possède une portée à la fois beaucoup plus large et plus étroite. Il sanctionne des atteintes à des intérêts collectifs, commises en public, par l’incitation à la haine raciale ou à la discrimination. Dans ce cadre, il se peut que des injures soient proférées, mais ce qui est poursuivi ici c’est l’atteinte à la dignité humaine et à l’ordre public. »

Selon ce texte, la discrimination raciale se limite aux groupes définis par leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, par opposition à d’autres minorités, ce qui traduit un lien avec la définition du crime de génocide. D’ailleurs, la jurisprudence publiée a souvent trait à des affaires de négationnisme, même si l’incitation à la haine vis-à-vis des étrangers ou des groupes religieux ou ethniques, de même que les « délits de faciès » à l’entrée de discothèques préoccupent également les tribunaux.

Un survol de la jurisprudence publiée par le Tribunal fédéral (TF) dans le domaine permet également de retenir quelques informations potentiellement utiles : il est ainsi licite de traiter quelqu’un de « bouffon » dans une salle de fitness, partant du principe que « le fait de trouver une personne ridicule et de le lui faire savoir n’est pas en soi attentatoire à l’honneur » (jugement du TF du 12 septembre 2013). En revanche, mieux vaut privilégier l’usage de « psychopathie » plutôt que celui de « lubricité perverse » (ATF 98 IV 90) et proscrire les interpellations de type « mongol » ou « parasite ». Enfin, s’il ne convient pas de traiter un représentant des forces de l’ordre de « lavette », comme mentionné plus haut, celui-ci peut sans vergogne qualifier un suspect de « cochon d’étranger » ou de « sale requérant » sans que cela contrevienne à la norme pénale antiraciste (décision du 21 février 2014).

Facebook: attrape-moi si tu peux

« Nous devons empêcher que les déclarations pénalement répréhensibles restent sur Facebook ou d’autres médias sociaux. Nous avons atteint un tel point que les autorités doivent intervenir », déclarait en août Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme. Si le constat posé par l’ancienne conseillère nationale face à l’augmentation des dérives discriminatoires dans l’espace numérique est largement partagé, les solutions pour y faire face ne vont pas de soi. « Il n’existe pas de dispositions spécifiques concernant les injures sur internet ou les réseaux sociaux, pas plus que pour les autres délits d’expression comme la pornographie », explique Ursula Cassani, professeure à la Faculté de droit.

Selon la théorie juridique, rien ne distingue une injure publiée sur un support numérique d’une autre. Si elle est diffusée par un média d’information, la responsabilité en incombe au rédacteur en chef, qui est facile à identifier et pourra être sanctionné.

Les choses sont plus compliquées lorsque le contentieux se déroule sur les réseaux sociaux et implique des individus. Découvrir qui se cache derrière tel pseudo peut en effet s’avérer fastidieux – d’autant qu’il est facile d’en changer. Par ailleurs, la responsabilité pénale d’entreprises comme « Facebook » ou de leurs responsables n’entrerait en considération que s’ils avaient connaissance du fait qu’une infraction est commise par un utilisateur et restaient inactifs. « Internet n’est pas un espace soustrait à la justice, mais les moyens manquent pour la mettre en œuvre », explique Ursula Cassani. Sans compter que si l’auteur vit aux Etats-Unis, par exemple, l’affaire sera jugée selon la législation locale qui protège très fortement la liberté d’expression. »