Campus n°119

Le pénis est un doigt génétiquement détourné

Les organes génitaux externes et les doigts se sont développés grâce à des mécanismes génétiques identiques comprenant plusieurs gènes et un système de régulation particulièrement complexe

La machinerie génétique mise en œuvre dans la fabrication des doigts chez l’embryon est identique à celle qui préside à la croissance de ses organes génitaux externes (pénis ou clitoris). Le développement de ces deux types d’extrémités est en effet exécuté par les mêmes «gènes architectes» (les gènes Hox) et ces derniers sont contrôlés, dans les deux cas, par le même système de régulation. C’est la première fois qu’est mis en évidence un cas aussi complexe de détournement génétique, dans lequel un seul appareillage génétique est utilisé pour au moins deux fonctions différentes.

Ce résultat, obtenu grâce à des expériences sur des souris, a été publié dans la revue Science du 21 novembre par l’équipe de Denis Duboule, professeur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences) et à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

Gènes architectes Les gènes Hox sont qualifiés d’architectes, car ils sont responsables de la formation, aux bons endroits et au bon moment, des différentes structures de l’organisme. Chez les mammifères, ils sont divisés en quatre groupes (A, B, C et D), répartis sur quatre chromosomes différents. Chaque ensemble compte entre neuf et douze gènes situés très près les uns des autres. L’ordre des gènes dans l’ADN ne doit rien au hasard. Lorsqu’ils sont sollicités, les premiers de la liste sont activés, puis les suivants et ainsi de suite jusqu’au dernier, chacun accomplissant une fonction bien précise. Ils représentent en quelque sorte le plan de fabrication de l’organe ou du tissu qu’ils doivent concevoir.

Les gènes des ensembles HoxA et HoxD, par exemple, sont mobilisés pour l’organisation du corps selon l’axe principal constitué par la colonne vertébrale. Ce sont également eux qui interviennent dans le développement des doigts et des organes génitaux. Au fur et à mesure de la croissance de ces extrémités chez l’embryon, une combinaison légèrement différente de gènes est activée, indiquant à la cellule hôte quel genre de tissus elle doit fabriquer. La désactivation combinée des derniers gènes des groupes HoxA et HoxB entraîne la fin de la genèse des doigts et des organes génitaux.

«Nous savons depuis près de vingt-cinq ans que toutes les parties du corps qui sont organisées ou se développent selon un axe avec une partie proximale (proche de la racine) et distale (extrémité) sont contrôlées par les mêmes gènes Hox, explique Denis Duboule. Mais on ne comprenait pas alors comment cela était possible.»

Les chercheurs se sont par la suite aperçus que les gènes architectes sont eux-mêmes pilotés par des systèmes de régulation situés à proximité. Il s’agit de structures formées de chromatine, c’est-à-dire d’ADN enroulé sur lui-même, d’ARN et de protéines diverses. Une étude récente a montré qu’il en existe tout le long de l’ADN, faisant ressembler ce dernier à un chapelet de perles.

Les gènes Hox sont flanqués de part et d’autre de ces «tours de contrôle». Lors du développement des membres antérieurs, lorsque le premier système de régulation est en activité, les cellules fabriquent un bras suivi d’un avant-bras. A partir du poignet, en revanche, c’est l’autre tour de contrôle qui prend le relais et dirige les opérations afin de fabriquer une main et des doigts.

Les biologistes ont ensuite cherché à savoir quelle tour de contrôle est nécessaire pour la croissance des organes génitaux. L’article de Science apporte la réponse : c’est la même que celle qui préside à la genèse des doigts. L’autre, celle qui s’occupe du bras, reste silencieuse.

«Le système de régulation est une structure en trois dimensions très complexe, commente Denis Duboule. Il est inactif jusqu’au moment où une protéine particulière vient le réveiller comme le ferait une clé dans une serrure. La forme du système de régulation subit alors une légère transformation spatiale qui lui permet de commencer à fonctionner et à activer les Hox. La seule différence qui existe lorsqu’il s’agit de faire pousser des doigts ou des organes génitaux, c’est l’identité de la protéine clé et le site sur la tour de contrôle où cette dernière vient s’accrocher.»

Il s’agit donc d’une homologie profonde, mais qui ne signifie pas encore que l’on peut faire pousser des doigts dans l’entrejambe ou des pénis sur les mains. En effet, les cellules à partir desquelles seront construites ces extrémités ont une histoire. Elles font déjà partie d’une tranche du corps précise (définies par les mêmes gènes Hox d’ailleurs à un stade plus précoce de l’embryogenèse) et ne peuvent plus produire n’importe quoi. Ainsi, des expériences sur des poulets ont montré que si l’on fait pousser un membre supplémentaire au niveau des épaules, cela donne une aile. Si l’on fait de même au niveau du bassin, on obtient une patte.

Du point de vue évolutif, les doigts et les organes génitaux externes sont apparus sur une période relativement courte (qui se compte en millions d’années tout de même), il y a environ 400 millions d’années, lorsque les animaux sont sortis de l’eau pour coloniser les terres émergées. Ces deux nouvelles fonctions étaient indispensables aux premiers tétrapodes pour se déplacer et pour se reproduire dans ce nouvel environnement. Le pénis permet en effet un mode de fécondation interne qui pallie l’absence de milieu liquide environnant. Logiquement, l’une des deux fonctions est apparue avant l’autre, mais les scientifiques ignorent laquelle et se sont même résignés au fait qu’ils ne le sauront jamais (ou au fait qu’ils devront en débattre sans fin dans des colloques scientifiques).

En revanche, il est désormais avéré que la nature n’a pas réinventé la poudre deux fois. Profitant d’un mécanisme génétique complexe déjà existant pour remplir une première fonction, elle l’a «simplement» détourné pour qu’il serve également à la seconde. Les scientifiques appellent cette propriété la pléiotropie.

Par la même occasion, la très grande similarité génétique dans la construction de ces structures corporelles permet d’expliquer un certain nombre de syndromes génétiques humains qui sont associés à la fois à des malformations des doigts, telles que la polydactylie (présence d’un ou de plusieurs doigts surnuméraires) ou la brachydactylie (brièveté d’un ou de plusieurs doigts), et du pénis, telles que l’hypospadias (ouverture de l’urètre dans la face inférieure du pénis plutôt qu’à son extrémité).

Anton Vos