Campus n°120

« Pax Romana », une paix en trompe-l’œil

Le concept de paix romaine, si populaire jusqu’à nos jours, a recouvert des significations différentes selon les époques. Mais il n’a jamais désigné une période durant laquelle la guerre était totalement absente. Explications

Dans l’inconscient collectif, l’évocation de la paix romaine résonne comme un âge d’or, une période de stabilité et de félicité disparue depuis l’Antiquité et que l’on tente périodiquement de faire renaître de ses cendres presque deux fois millénaires. La réalité est plus complexe. En effet, cette appellation – qui en a inspiré d’autres comme la Pax Britannica au XIXe siècle ou la Pax Americana au XXe siècle – recouvre un concept aux contours mouvants et qui n’implique pas nécessairement une absence complète de guerres, loin de là. Pour Pierre Sánchez, professeur au Département des sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres), la Pax Romana a même eu trois significations différentes selon les époques.

La première remonte à l’époque de l’empereur Auguste. «L’expression Pax Romana est attestée pour la première fois chez Tite-Live (59 av. J.-C.-17 ap. J.-C.), souligne-t-il. L’historien romain, qui a connu la chute de la République et l’avènement du Principat, l’emploie pour désigner les paix imposées par Rome à ses ennemis vaincus sur le champ de bataille, notamment à Carthage en 241 av. J.-C. après la première guerre punique. Il ne s’agit donc pas de paix négociées sur pied d’égalité, mais de traités dont les clauses sont dictées par Rome aux vaincus, et qui sanctionnent sa domination sur les Etats partenaires.»

La deuxième signification est apportée par Sénèque (4 av. J.-C.-65 ap. J.-C.) qui utilise le concept de Pax Romana pour définir un espace géographique correspondant à l’Empire romain. Le philosophe parle ainsi des «peuples aux frontières desquelles finit la Paix romaine», c’est-à-dire des «Germains et toutes ces races vagabondes semées sur les bords du Danube». Sous sa plume, sortir de l’espace placé sous la domination de Rome est un choix peu engageant puisque ces tribus subissent «un éternel hiver et un ciel sombre», travaillent un «sol avare qui leur livre une maigre subsistance», «courent sur des étangs gelés» et s’abritent de la pluie à l’aide «du chaume et des feuillages» (Dialogues 1.4.14).

Pour Sénèque, la Pax Romana correspond à la prospérité, à l’abondance de biens, au luxe et au raffinement que ne connaissent pas ceux qui vivent au-delà de ses limites. Il ne prétend pas pour autant que ces peuples sont malheureux.

Ce point de vue est partagé par Pline l’Ancien (23-79) qui s’émerveille du fait que, sur tout le territoire de l’Empire romain, les hommes peuvent échanger sans entraves des idées et des denrées, en l’occurrence les plantes médicinales. Ce privilège est dû, selon lui, à l’« immense majesté de la Paix romaine». Et le naturaliste de conclure : «Puisse être éternel ce bienfait des dieux qui semble avoir donné les Romains au monde comme une seconde lumière pour l’éclairer.» (Histoire naturelle, 27.1.3).

Destruction du Temple Enfin, la troisième acceptation de la Pax Romana a été créée par les historiens de l’époque moderne pour décrire un espace à la fois géographique (le territoire dominé par Rome) et temporel (les deux premiers siècles du Principat). Cette période allant, selon les auteurs, de -27 à 180 (la mort de Marc-Aurèle) ou 235 (la fin de la dynastie des Sévères) est considérée comme l’apogée de l’Empire.

«Ces deux siècles ne sont évidemment pas exempts de guerres, précise d’emblée Pierre Sánchez. Les Romains doivent prendre plusieurs fois les armes pour mater des révoltes dans leurs provinces, dont la plus célèbre est celle des Juifs qui s’est terminée par la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en 70.»

A cela s’ajoutent au moins deux guerres civiles provoquées par des querelles autour de la prise du pouvoir impérial. La première se déclare en 68, à la mort de Néron, et la seconde en 193, à la mort de Commode. Finalement, les troupes romaines sont très souvent en guerre aux frontières de l’Empire, principalement sur le Rhin et le Danube et parfois aussi sur l’Euphrate.

«La Pax Romana est donc un concept inapproprié pour parler d’une paix durable au sens où on l’entend aujourd’hui, souligne Pierre Sánchez. Cela dit, du point de vue des habitants des provinces, la mise en place du régime du Principat par Auguste a constitué une nette amélioration de leur condition par rapport aux siècles précédents.»

Ceux-ci correspondent en effet à l’expansion romaine, de la fin du IVe siècle av. J.-C. jusqu’au dernier siècle de la République, et sont pour l’essentiel une suite de conquêtes parfois brutales. Les périodes de guerre civile, notamment entre Jules César et Pompée, puis entre Octave et Marc-Antoine, aggravent la situation puisque les problèmes internes à l’aristocratie romaine, qui se déchire pour le pouvoir, s’étendent à l’ensemble des provinces de l’Empire. Toutes les cités doivent verser des contributions aux deux camps, qui se livrent à un pillage systématique et généralisé des ressources humaines et matérielles (blé, métaux, etc.).

«La création du Principat signifie donc la fin des grandes guerres perpétuelles, poursuit Pierre Sánchez. Malgré des révoltes et des troubles aux frontières, le changement est donc probablement très bien perçu par la population.»

Citoyenneté Par ailleurs, le Principat va permettre à de très nombreuses personnes d’accéder à la citoyenneté romaine. Elle est accordée à des communautés entières pour les récompenser de leur fidélité ou à des individus qui ont rendu service à l’Empire, le plus souvent en accomplissant leur service militaire dans les troupes auxiliaires, qui dure tout de même entre 16 et 25 ans.

Le statut de citoyen permet de bénéficier du droit romain, un avantage précieux en matière de commerce, de mariage et de justice.

Mais cela ne signifie pas qu’il règne une paix sociale pour autant. Si la citoyenneté romaine se généralise, le fossé se creuse entre les classes sociales, et les inégalités se multiplient.

Quant à la vieille aristocratie, le régime de type monarchique qu’est le Principat signifie pour elle la fin de ses libertés. La politique perd tout son intérêt et il faut plusieurs générations avant qu’une nouvelle aristocratie accepte d’y participer à nouveau. Mais cette activité «politique» n’a alors plus rien à voir avec celle qu’ont connue les anciennes familles durant la République.

La diplomatie à la spartiate

En 404 av. J.-C., Sparte remporte la longue Guerre du Péloponnèse et dissout l’Empire athénien. La Cité-Etat se pose alors en libératrice, mais cette victoire suscite en son sein des ambitions hégémoniques. Elle impose des régimes oligarchiques dans certaines cités, fait la guerre en Asie mineure contre les gouverneurs perses et, en une décennie, réussit à dilapider tout le crédit que lui a valu auprès des autres cités grecques sa victoire sur la tyrannie athénienne.

Une nouvelle période de conflits généralisés s’ouvre alors en Grèce et c’est dans ce contexte qu’en 386 Sparte tente d’établir pour la première fois une paix qualifiée de «commune» puisqu’elle concerne non pas deux parties en conflit mais, en théorie du moins, l’ensemble des Grecs.

«En réalité, cette paix commune est vouée à l’échec dès le départ, explique Pierre Sánchez, professeur au Département des sciences de l’Antiquité (Faculté des lettres). D’abord, le traité n’inclut pas toutes les cités grecques. Certaines sont exclues et d’autres, comme celles de Sicile, se tiennent volontairement à l’écart. Ensuite, le texte sanctionne la position dominante de Sparte sur toutes les autres cités et il lui réserve la possibilité de jouer au gendarme quand elle l’estime nécessaire. Enfin, aucun organe délibératif n’est créé pour arbitrer de manière impartiale les différends. Au contraire, Sparte assure son hégémonie avec l’appui et, surtout, l’argent de la Perse à laquelle elle abandonne, en contrepartie, toutes les cités grecques d’Asie mineure. Ces dernières, se sentant trahies, passeront cinquante ans sous domination étrangère. D’abord, le traité n’inclut pas toutes les cités grecques. Certaines sont exclues et d’autres, comme celles de Sicile, se tiennent volontairement à l’écart. Ensuite, le texte sanctionne la position dominante de Sparte sur toutes les autres cités et il lui réserve la possibilité de jouer au gendarme quand elle l’estime nécessaire. Enfin, aucun organe délibératif n’est créé pour arbitrer de manière impartiale les différends. Au contraire, Sparte assure son hégémonie avec l’appui et, surtout, l’argent de la Perse à laquelle elle abandonne, en contrepartie, toutes les cités grecques d’Asie mineure. Ces dernières, se sentant trahies, passeront cinquante ans sous domination étrangère.»

Résultat : la paix commune est régulièrement remise en question, ce qui provoque des guerres incessantes. En vingt-cinq ans, on compte quatre ou cinq tentatives de pacifier l’ensemble de la Grèce. Des Congrès sont organisés, des ambassadeurs se réunissent à Sparte, Athènes ou Delphes. Mais à chaque fois, les émissaires se séparent sur des compromis qui ne satisfont personne.

«Le dernier traité est le plus équilibré, poursuit Pierre Sánchez. Les Grecs se mettent d’accord sur un texte prometteur en 362. Ils ont en effet corrigé certaines erreurs des traités passés et sont sur le point de parvenir à une véritable paix commune. Il n’y a plus de puissance au-dessus des autres. Mais dès l’année suivante, les cités qui n’ont pas participé à la procédure prennent les armes, Les attaques se multiplient et tout s’effondre.»

A partir de là, Philippe II de Macédoine, le père d’Alexandre le Grand monté en 359 sur le trône, prend progressivement le contrôle des affaires. En vingt ans d’efforts diplomatiques et militaires, il assoit sa domination sur toute la Grèce balkanique et c’est lui qui, en 337, impose une nouvelle paix commune en interdisant aux cités grecques de se battre entre elles.