Campus n°120

Quand Baudelaire s’invite au cinéma

Questionner les liens entre la mémoire et la fiction cinématographique en s’appuyant sur l’auteur des « Fleurs du mal », c’est le défi que se propose de relever le dernier ouvrage de Patrizia Lombardo.

Lorsqu’on demandait au réalisateur russe Serguei Eisenstein, auteur du mythique Cuirassé Potemkine (1925), quel était, selon lui, le meilleur théoricien du cinéma, il citait infailliblement Denis Diderot, père de l’Encyclopédie mort plus d’un siècle avant l’apparition du cinématographe. Dans le même rôle, Patrizia Lombardo, professeure au Département de langue et de littérature françaises modernes et membre du Centre interfacultaire en sciences affectives, propose aujourd’hui un autre précurseur, en la personne de Charles Baudelaire. Selon elle, l’auteur des Fleurs du mal – qui a également livré à la postérité plusieurs essais importants sur la peinture et les arts en général – a non seulement défriché dans son œuvre un certain nombre de thèmes devenus centraux dans l’histoire du 7e art (la ville, le mouvement, la mode, etc.). Il a surtout proposé une conception novatrice des liens entre mémoire et imagination. Une clé de lecture esthétique forgée au milieu du XIXe siècle, qui offre une alternative aux approches structuralistes, psycho-­analytiques et culturalistes qui dominent la critique cinématographique depuis quelques décennies.

Le carrousel selon Truffaut «Notre esprit ne crée pas à partir de rien, explique Patrizia Lombardo. Toute œuvre de fiction est ancrée dans le réel et repose sur lui. Sur ce point, les neurosciences apportent deux enseignements. Le premier est que la mémoire n’est pas une faculté passive dont l’activité serait liée uniquement au passé. Le second est que les faits semblent aujourd’hui indiquer que ce sont les mêmes structures cérébrales qui sont impliquées dans la mémorisation du passé et dans l’anticipation du futur. Or, c’est exactement ce que dit Baudelaire, pour qui la mémoire et l’imagination sont deux facultés inextricablement connectées qui se nourrissent mutuellement.» Ce fertile processus de transformation a été idéalement illustré par François Truffaut. En tant que critique de cinéma, celui-ci a en effet abondamment commenté l’œuvre d’Alfred Hitchcock et notamment la célèbre scène finale de L’Inconnu du Nord Express, où un carrousel lancé à toute allure est le théâtre du combat auquel se livrent les deux personnages principaux. Une fois passé derrière la caméra, Truffaut ne citera jamais cette scène de manière littérale. Il se contentera d’en reprendre le mouvement de caméra dans une scène des Quatre cents coups. «Ce qui est intéressant avec cet exemple, explique Patrizia Lombardo, c’est qu’il ne s’agit pas d’une citation au sens premier du terme, mais d’une forme d’adaptation qui montre comment des éléments qui appartiennent à la mémoire peuvent ressurgir sous une nouvelle forme après avoir été retravaillés par l’imagination.»

Danse macabre Egalement connu pour sa grande cinéphilie, Martin Scorsese (Taxi Driver, Raging Bull, Casino, Les Infiltrés…) se prête, lui aussi, très bien à cette grille d’analyse. Baigné dans une bande-son totalement discordante avec l’époque représentée, son Gangs of New York (2002) est ainsi truffé de références plus ou moins directes au cinéma d’Eisenstein. Dans Shutter Island (2010), Patrizia Lombardo évoque par ailleurs le lien flagrant entre une scène de souvenirs à l’issue de laquelle le personnage principal voit son épouse se réduire en cendres et une autre scène, très souvent évoquée par Scorsese dans ses divers entretiens ou articles sur le cinéma. Enfant, il dit en effet avoir été très marqué par un film intitulé Les Contes d’Hoffmann (réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger en 1950), où l’on peut voir une femme danser avec une silhouette de papier jusqu’à ce que cette dernière finisse par disparaître intégralement. «Ces deux scènes sont loin d’être identiques, précise Patrizia Lombardo, mais elles reposent sur le même principe créatif, et le parallèle entre les deux est évident.»

Eléphant trompeur Autre réalisateur cité par la chercheuse dans son ouvrage – publié en anglais –, le controversé Gus van Sant, auteur de My Own Private Idaho, Will Hunting, Gerry ou encore Harvey Milk. «Palme d’or au Festival de Cannes en 2003, Elephant, qui évoque la tuerie de Columbine (au cours de laquelle deux lycéens ont tué 12 de leurs camarades), est sans doute son film le plus connu, complète Patrizia Lombardo. Beaucoup de critiques ont dénoncé son côté esthétisant, mais rares sont ceux qui ont relevé sa parenté avec un autre film, réalisé pour la BBC en 1989 par Alan Clarke et qui porte le même titre.»

Destiné à dénoncer les ravages causés à l’époque par le terrorisme en Irlande, ce film sans dialogue ni voix off montre une succession d’exécutions sans jamais indiquer dans quel camp se trouvent les protagonistes. «Clarke filme ces meurtres en se servant de longs plans-séquences montrant des personnages qui marchent vers leur mort, poursuit la chercheuse. Procédé qui se retrouve, là encore, transposé de manière non littérale, dans le film de Van Sant.»

Chair de Bacon Ce cadre de référence dans lequel les créateurs puisent leur inspiration ne se limite pas forcément au monde du cinéma. Comme le montre Patrizia Lombardo, chez un réalisateur comme David Lynch (Elephant Man, Dune, Blue Velvet, Sailor et Lula, Lost Highway, Mulholland Drive), c’est plutôt du côté de la peinture qu’il faut se tourner. «Lynch ne dédaigne pas les citations directes, ajoute Patrizia Lombardo. Dans Mulholland Drive, la scène d’entrée dans les studios de la Paramount à Hollywood est, par exemple, une copie quasi conforme d’un plan qui figure dans le Sunset Boulevard de Billy Wilder (1950). Mais toute son œuvre est aussi traversée par des références plus subtiles.» Son art du cadrage et de la lumière évoque ainsi la manière du peintre américain Edward Hopper, tandis que son traitement du mouvement et de la matière renvoie directement à l’univers de Francis Bacon.

Enfin, on retrouve dans les créations de Jim Jarmusch (Stranger than Paradise, Down by Law, Mistery Train, Dead Man, Ghost Dog, Broken Flowers) des éléments qui proviennent aussi bien de l’histoire du cinéma (et en particulier des films de genre), de la littérature et de la tradition photographique américaine des années 1930, d’où lui vient notamment son goût prononcé pour le traitement en noir et blanc.

«A mon sens, il n’est pas essentiel de savoir si toutes ses références sont le fruit d’une démarche consciente de la part du réalisateur, conclut Patrizia Lombardo. Ce qui est intéressant c’est la circulation qu’elles génèrent entre le film, celui qui l’a créé et celui qui le regarde. Un lien qui varie sans doute en fonction du vécu et de la personnalité de chacun, mais aussi de son degré de cinéphilie. Ce qui signifie qu’en fin de compte, voir un film, c’est aussi une manière de voyager à travers toute l’histoire du cinéma.»

Vincent Monnet