Campus n°121

Les bispécifiques, molécules ambidextres

Dans la grande famille des anticorps monoclonaux, les bispécifiques connaissent un essor important. Une entreprise biotech issue de l’Université de Genève est dans les «starting-blocks»

Un anticorps possède deux bras. Il serait dommage de ne pas en profiter. C’est exactement cette idée qui a présidé au développement des anticorps bispécifiques, une nouvelle classe de médicaments dont les tout premiers représentants, dirigés contre certains types de cancer, viennent d’entrer sur le marché et dont des dizaines d’autres se trouvent à différents stades de développement. Parmi eux, une molécule en phase préclinique, conçue par le spin-off de l’Université de Genève Novimmune, qui vise des formes de leucémie et de lymphomes.

Les anticorps bispécifiques sont des anticorps manipulés de manière à ce que chacun de leurs deux bras puisse se lier à un antigène différent. Les avantages sont multiples. De telles molécules peuvent en principe opérer de manière nettement plus spécifique en ciblant non pas un, comme le font les anticorps monoclonaux conventionnels, mais deux types de récepteurs situés à la surface de l’organisme que l’on veut éliminer. Les risques de toucher des cellules saines, non visées par la thérapie, diminuent d’autant. Les bispécifiques peuvent aussi s’accrocher à des antigènes appartenant à deux organismes différents (la future victime et une cellule tueuse du système immunitaire, par exemple). Cette stratégie permet de rapprocher de manière artificielle des entités biologiques qui ne le feraient pas naturellement.

Un anticorps de rongeur Le premier médicament de cette classe a été approuvé en Europe en 2009 déjà mais c’est un cas particulier. Il s’agit du catumaxomab qui se lie d’un côté à un marqueur propre aux cellules du cancer de l’ovaire et, de l’autre, aux lymphocytes T. Ces derniers sont des cellules tueuses du système immunitaire secondaire mobilisées en général contre les infections bactériennes ou virales et pour lesquelles les tumeurs ne représentent pas une victime habituelle.

«Ce médicament de première génération est fabriqué à partir d’anticorps non humains [lire en page 26], explique Nicolas Fischer, responsable de la recherche à Novimmune. La structure principale de la molécule est un hybride rat-souris. Du coup, il est reconnu comme un corps étranger et provoque, chez de nombreux patients, un phénomène de rejet qui aboutit à sa destruction. Au bout d’un certain temps, cette réaction est trop rapide pour que le médicament ait le temps d’exercer son effet. Les traitements sont généralement assez courts.»

Pour l’instant, le catumaxomab est autorisé comme remède contre les épanchements abdominaux (ascites) causés par le cancer de l’ovaire. Il fait cependant l’objet d’essais cliniques pour d’autres indications comme le cancer de l’ovaire lui-même et le cancer de l’estomac.

Réduit au strict minimum

L’anticorps bispécifique qui a véritablement tiré le champ en avant est le blinatumomab, entré sur le marché américain en décembre 2014. Pour minimiser les problèmes de rejet, sa structure a été réduite au strict minimum: des deux bras initiaux, il ne reste plus que les extrémités actives reliées entre elles par un «pont» flexible. La petite taille de la molécule pose néanmoins un problème de demi-vie. Le médicament ne survit en effet que quelques heures dans l’organisme, contre plusieurs semaines pour les anticorps plus grands. C’est pourquoi il doit être administré en continu aux patients durant plusieurs semaines.

L’action du blinatumomab consiste à lier les lymphocytes T aux lymphocytes B qui sont à l’origine de certains types de lymphomes ou de leucémies. Le médicament est actuellement autorisé contre une forme rare de cancer du sang (la leucémie aiguë lymphoblastique) et seulement sur des patients n’ayant pas pu être soignés par un traitement classique. Les essais cliniques sur 185 patients ont montré, dans ce cas, une rémission complète dans 77 % des cas. Le produit semble aussi efficace contre d’autres tumeurs du système circulatoire. Des études cliniques sont en cours pour s’en assurer.

Un pipeline bien rempli

«Actuellement, des dizaines d’anticorps bispécifiques se trouvent à différents stades de tests cliniques et pourraient arriver sur le marché au cours de la prochaine décennie, poursuit Nicolas Fischer. La grande majorité d’entre eux sont dirigés contre le cancer, qui est devenu une cible classique de ces médicaments mais ce n’est pas la seule.»

Selon un article paru en ligne en février dans la revue Drug Discovery Today, au moins huit autres anticorps bispécifiques actuellement en essai clinique de phase I ou II (sur III) ont un mécanisme d’action consistant à utiliser les lymphocytes T pour éliminer des cellules tumorales dans le sang, le sein, la prostate, le poumon, l’estomac, les intestins ou encore le côlon.

L’anticorps bispécifique en développement chez Novimmune, lui, tente de déjouer une de ces ruses dont les cancers ont le secret. Dans certains cas, en effet, les cellules tumorales émettent abondamment à leur surface un signal pouvant se traduire par «ne me mangez pas». Résultat: la machinerie immunitaire, bernée, ne les reconnaît pas comme des entités indésirables et les laisse proliférer. Ce sont les protéines transmembranaires CD47 qui produisent ce signal. Et les patients dont des tumeurs expriment à leur surface cette molécule de manière excessive ont des pronostics particulièrement défavorables.

Le problème, c’est que le CD47 ne représente pas une cible idéale. Il est en effet également présent sur les cellules saines et il n’est pas forcément souhaitable ni efficace de les bloquer elles aussi. C’est pourquoi les chercheurs de Novimmune ont décidé de développer un anticorps bispécifique qui se lie, d’un côté, au CD47 et, de l’autre, à l’antigène CD19 propre aux cellules responsables de certaines formes de cancer du sang et des ganglions (les lymphocytes B). Par ailleurs, l’anticorps conserve sa fonction initiale qui consiste à recruter un globule blanc dont la rôle est de «manger» les nuisibles.

Comme n’importe quel autre anticorps monoclonal ciblant l’antigène CD19, cette molécule s’attaque à tous les lymphocytes B, malades ou sains. Ce n’est certes pas idéal, mais le corps humain peut se passer de ces cellules un certain temps. Plus important, le médicament ne touche pas aux cellules souches, nichées dans la moelle osseuse et qui peuvent reconstituer le stock une fois le traitement terminé.

L’anticorps bispécifique genevois bénéficie des dernières avancées de la recherche et est intégralement humain (lire ci-contre). Il ne contient aucune séquence provenant d’une autre espèce et ne peut pas être différencié d’un anticorps humain «normal», ce qui devrait lui assurer une excellente tolérance de la part des patients. Ce résultat a été atteint grâce a une approche originale publiée le 12 février par l’équipe de Novimmune dans la revue Nature Communications. L’un des auteurs, Séverine Fagète, a d’ailleurs été récemment engagé au Département de pathologie et immunologie (Faculté de médecine).

Boom spectaculaire

«La commercialisation des anticorps bispécifiques, dont le concept remonte aux années 1970, a mis du temps à se développer, constate Nicolas Fischer. Notamment en raison des difficultés à obtenir un produit stable et, surtout, à mettre au point une production industrielle. Mais, depuis dix ans, le secteur a connu un boom spectaculaire. Plus de 50 «formats», ou architectures, d’anticorps bispécifiques ont été créés, ce qui a permis de régler certains problèmes, des entreprises ont été fondées et rachetées, parfois pour plus d’un milliard de francs.»

Il est trop tôt pour connaître le destin des anticorps bispécifiques dans la pratique de la médecine. Il est plus que probable que, dans un premier temps, ils soient utilisés de manière complémentaire aux traitements conventionnels que sont la chimio et la radiothérapie et, dans certains cas, aux médicaments à base d’anticorps monoclonaux dont la commercialisation est beaucoup plus avancée.

Par ailleurs, les effets secondaires des anticorps bispécifiques ne peuvent pas être totalement négligés. En principe, ces produits, ceux des générations les plus avancées du moins, devraient être bien tolérés. En raison de leur spécificité, leur effet dans l’organisme peut s’avérer toutefois particulièrement puissant et pas forcément toujours dans la direction souhaitée. Le blinatumomab provoque ainsi dans 15 % des cas une «toxicité neuronale» dangereuse qui peut être fatale. En fait, la plupart des effets adverses des deux anticorps bispécifiques actuellement sur le marché sont causés par les cytokines, des substances libérées par les lymphocytes T dans leurs efforts pour venir à bout de leurs victimes. Ils disparaissent en général après la fin du traitement.

Novimmune, des monoclonaux aux bispécifiques

La société Novimmune a été fondée en 1998 par Bernard Mach, aujourd’hui professeur honoraire à la Faculté de médecine. A l’origine, elle était destinée à faire fructifier les résultats obtenus par le chercheur et son équipe dans le domaine des maladies inflammatoires et auto-immunes pour lesquelles ils avaient identifié un certain nombre de cibles thérapeutiques.

L’approche la plus prometteuse à cette époque consistait à développer des anticorps monoclonaux, une classe de médicaments qui connaît aujourd’hui un succès spectaculaire. Ces molécules ont l’avantage de pouvoir se lier à une cible très précise pour la bloquer.

Dans un premier temps, le spin-off genevois s’est concentré sur le développement de produits innovants tout en utilisant sous licence des technologies de production d’anticorps mises au point par d’autres entreprises.

En suivant cette stratégie, Novimmune a mis au point une poignée de molécules, dont deux, dirigées contre des désordres du système immunitaire, font actuellement l’objet d’essais cliniques de phase II (l’avant-dernière avant l’autorisation de mise sur le marché).

Travailler avec des technologies appartenant à d’autres ajoute des contraintes financières et de liberté dont les dirigeants de l’entreprise ont finalement souhaité se défaire. En 2009, ils décident de se doter d’une technologie propre pour la production des anticorps monoclonaux.

En 2010-2011, les anticorps bispécifiques, qui sont des anticorps qui se lient à deux cibles plutôt qu’à une seule comme les monoclonaux, connaissent un développement scientifique et industriel fulgurant. Forte de son expérience dans l’immunothérapie, Novimmune se lance à son tour dans ce nouveau champ de recherche en maîtrisant cette fois-ci elle-même la production de ses produits.

C’est ainsi que les activités de la société genevoise, jusqu’ici concentrées sur l’immunologie et l’inflammation, s’étendent au cancer, notamment avec un anticorps bispécifique (un anti CD47/CD19, dirigé contre certaines formes de cancer du sang ou du système lymphatique) actuellement en phase de développement préclinique.

Aujourd’hui, l’entreprise possède sept produits dans son pipeline, cinq anticorps monoclonaux et deux bispécifiques, et emploie environ une centaine de personnes. L’investissement total dans l’entreprise s’élève à environ 270 millions de francs, dont 60 millions sont tombés en 2014, soit la deuxième plus importante levée de fonds en Suisse l’année dernière, selon le magazine startupkicker.ch.

Les liens de Novimmune avec l’Université de Genève sont nombreux. Outre le fait que son fondateur, Bernard Mach, et un grand nombre des collaborateurs actuels sont issus de l’alma mater, l’entreprise entretient des contacts avec différents laboratoires, dont celui de Pierre Cosson, professeur au Département de physiologie cellulaire et métabolisme (Faculté de médecine). Un accord permet à ce dernier d’utiliser la librairie (très fournie) d’anticorps monoclonaux de Novimmune à des fins de recherche. Par ailleurs, cinq doctorants réalisent actuellement leur thèse dans les laboratoires de la société genevoise installée à Plan-les-Ouates.

novimmune.com