Campus n°121

L’irisation variable du caméléon

Le caméléon panthère change de couleur grâce à la modification de l’organisation de nanocristaux contenus dans des cellules appelées iridophores. Une équipe genevoise a réussi à caractériser pour la première fois ce phénomène qui relève de la photonique

Quand un caméléon panthère (Furcifer pardalis) mâle croise un rival, ça l’énerve. Et quand ce reptile des forêts de Madagascar s’énerve, sa tenue de camouflage, habituellement verte zébrée de brun, devient soudainement d’un jaune et rouge flamboyant. Censée intimider l’autre mâle ou séduire une femelle, cette modification rapide de la couleur n’est pas due à un jeu de pigments, bien que ceux-ci ne soient pas totalement absents du processus. Elle est produite par un changement dans l’organisation d’un réseau de minuscules cristaux contenus dans des cellules spéciales de la peau de l’animal appelées les iridophores. Les mécanismes à l’œuvre dans ce phénomène, qui sont les mêmes que pour les cristaux photoniques, ont été présentés en détail le 2 mars dans la version en ligne de la revue Nature Communications par une équipe codirigée par Michel Milinkovitch et Dirk van der Marel, professeurs respectivement aux Départements de génétique et évolution et de physique de la matière quantique (Faculté des sciences). Il faut en effet maîtriser aussi bien la biologie que la physique des matériaux pour voir clair dans le jeu du caméléon.

La parure chamarrée et changeante du caméléon panthère mâle est le résultat d’un mélange de couleurs pigmentaires et structurelles. La peau de l’animal contient en premier lieu des mélanophores, des cellules dendritiques dont les nombreuses prolongations peuvent se remplir ou se vider assez rapidement de mélanine qui est une substance brun-noir. Celle-ci permet à l’animal de jouer sur sa luminosité et de s’assombrir soudainement lorsque, par exemple, il est dérangé. Il s’agit là d’un signal, une forme de communication à l’adresse de l’importun. Lorsque la mélanine se retire des extrémités, le vert vif réapparaît et le caméléon se fond de nouveau dans le décors.

Le derme du reptile compte également des cellules renfermant des pigments jaunes (xanthophores) et rouges par endroits (erythrophores). Ceux-ci ne varient pas en intensité. D’où vient alors la couleur du caméléon? «Il existe chez les vertébrés de nombreux pigments mais aucun ne donne du vert ni du bleu, explique Michel Milinkovitch. Pourtant, ces deux couleurs sont très fréquentes chez les reptiles, les poissons, les oiseaux ou encore les batraciens. En réalité, elles sont obtenues grâce aux iridophores.»

Chez le caméléon panthère, les iridophores contiennent une multitude de cristaux de guanine (l’un des constituants de base de l’ADN) dont la taille ne dépasse pas les 100 nanomètres, soit 100 milliardièmes de mètre. Ils baignent dans le cytoplasme, le gel qui remplit n’importe quelle cellule, et sont parfaitement alignés, comme les rangées de sièges d’un théâtre. L’ensemble est assez précis pour former un véritable cristal photonique. La guanine et le cytoplasme possèdent en effet des indices de réfraction différents, et l’organisation régulière des cristaux permet d’obtenir un miroir sélectif qui ne réfléchit qu’une étroite bande de longueurs d’onde avec une efficacité remarquable. La couleur assez pure qui en résulte est définie par la taille des cristaux et la distance qui les sépare.

Ce phénomène d’interférence sélective, connu depuis longtemps par les physiciens, a été caractérisé pour la première fois dans ce contexte biologique il y a quelques années par l’équipe interdisciplinaire genevoise. Paru dans la revue BMC Biology du mois d’octobre 2013, ce travail a permis alors de démontrer l’origine des couleurs vives du gecko appartenant au genre Phelsuma (lire Campus n° 115). Le vert de ce petit lézard est obtenu grâce à des iridophores bleu-vert couverts par des chromatophores contenant des pigments jaunes. Le rouge lumineux, quant à lui, est produit par des pigments rouges sous lesquels se trouvent des iridophores d’un blanc éclatant (les cristaux de guanine sont dans ce cas en désordre, reflétant tout le spectre de la lumière visible et non plus une seule couleur).

La nouveauté, avec le caméléon panthère, c’est que celui-ci ne se contente pas de posséder des iridophores bleus qui, en combinaison avec les pigments jaunes qui les recouvrent, produisent un beau vert. Il parvient également à faire varier cette couleur structurelle pour la faire passer progressivement du bleu au jaune, voire au rouge. A l’œil, la surface du corps de l’animal passe ainsi du vert au jaune ou du vert à l’orange. Les zébrures, elles, deviennent d’un rouge de plus en plus lumineux en raison de la présence de pigments écarlates. La métamorphose ne prend qu’une minute et est totalement réversible.

Pour en savoir plus, les chercheurs ont analysé, par microscopie électronique en transmission, des biopsies de peau prélevées sur des animaux excités et calmes. Ils ont remarqué que les cristaux de guanine, dans les deux cas, ne changent pas de taille mais que la distance entre eux est, chez les individus calmes, en moyenne de 30 % plus petite que chez les individus excités. Ce qui est vraisemblablement la cause du changement spectaculaire de son apparence.

Les deux co-premiers auteurs de l’article ont alors mené plusieurs expériences pour vérifier cette hypothèse. Dans un premier temps, Suzanne Saenko, chercheuse au Département de génétique et évolution, a plongé des échantillons de «peau excitée» dans un bain salé. Ce traitement a pour résultat de réduire la taille des cellules par osmose et donc de diminuer artificiellement la maille du réseau de cristaux de guanine, mimant ainsi la relaxation de l’animal. Sans surprise, les iridophores réfléchissent de plus en plus dans le bleu à mesure qu’ils se contractent. Ensuite, Jérémie Teyssier, chercheur au Département de physique de la matière quantique a modélisé le système sur ordinateur en assimilant les iridophores à des cristaux photoniques. Là aussi, les résultats suivent fidèlement les observations menées in vivo et durant l’expérience du bain salé.

Ainsi, d’une manière ou d’une autre (sous l’effet de mécanismes hormonaux ou neuronaux, suggèrent les auteurs), le caméléon panthère est capable de moduler à volonté la géométrie du réseau de cristaux de guanine dans ses iridophores. «Lorsque le caméléon est calme, les cristaux sont organisés en un réseau dense et réfléchissent les longueurs d’onde bleues, explique Jérémie Teyssier. L’excitation provoque une relâche au sein des iridophores et permet la réflexion d’autres couleurs comme le jaune ou le rouge.»

Cette particularité chromatique reste toutefois une spécificité du mâle adulte. Les femelles et les petits n’arborent pas les mêmes couleurs flamboyantes. Chez eux, la couche d’iridophores bleues est réduite à la portion congrue et ne produit pour ainsi dire aucun effet visible. La seule teinte variable est la luminosité de la peau, produite par la mélanine circulant dans les mélanophores.

«Le changement de couleur structurale du caméléon panthère mâle n’a rien à voir avec le camouflage, précise Michel Milinkovitch. Il s’agit d’un signal envoyé à un rival ou à une femelle. En faisant cela, il prend d’ailleurs un risque puisqu’il devient subitement très visible et se retrouve à la merci d’un prédateur.» Il faut croire que le jeu en vaut la chandelle et que les bénéfices pour la reproduction sont supérieurs aux risques de se faire croquer.

Du point de vue évolutif, le caméléon panthère cache une autre nouveauté sous sa peau. Au cours de leurs investigations, les chercheurs ont en effet découvert que le reptile ne possède pas une mais deux couches d’iridophores, ce qui n’a encore jamais été observé chez d’autres animaux. La seconde, plus profonde et plus épaisse, se différencie toutefois de la première par le fait que les cristaux de guanine qu’elle contient sont plus gros et moins bien organisés. Les mesures et les modélisations par ordinateur indiquent que cette couche n’agit presque pas dans le domaine de la lumière visible mais reflète très bien le rayonnement infrarouge (jusqu’à 45 %).

Pour un animal qui vit plutôt dans un environnement dégagé et chaud (le nord de Madagascar), une telle protection thermique est certainement avantageuse. D’autres analyses devraient permettre de déterminer si cette couche profonde d’iridophores fournit aussi aux caméléons une meilleure résistance aux variations du rayonnement solaire.

Anton Vos

La seiche, ce caméléon des mers

Si le caméléon est le champion terrestre du changement de couleur, son équivalent marin est la seiche. Certaines espèces de ce mollusque céphalopode sont même capables de prouesses bien plus spectaculaires, passant rapidement d’une tenue de camouflage à une robe vibrante censée hypnotiser ses proies.

La seiche exploite, elle aussi, l’interférence optique pour changer d’apparence. Les cellules impliquées dans le processus sont appelées iridocytes. Elles permettent de changer la luminosité et la couleur de la peau de l’animal sur tout le spectre du visible, mais elle ne possède pas de cristaux de guanine comme chez le caméléon (lire ci-dessus).

Dans un article paru dans les Proceedings of the National Academy of Sciences du 12 février 2013, une équipe de chercheurs américains a montré que, chez l’espèce Doryteuthis opalescens, la membrane plasmatique de ces iridocytes peut s’invaginer profondément dans la cellule pour former des «réflecteurs de Bragg», consistant en une alternance de canaux connectés avec le milieu extracellulaire et des lamelles formées de cytoplasme riche en protéines, les deux ayant un indice de réfraction différent. Cette géométrie permet d’obtenir un miroir sélectif ne réfléchissant qu’une couleur à la fois.

Sous un contrôle neuronal, ces iridocytes s’imbibent ou expulsent plus ou moins d’eau de manière à changer l’intensité de la réflexion lumineuse ainsi que la longueur d’onde, donc la couleur. A. Vs