Campus n°123

La vraie nature des maths

Discipline aride pour les uns, fascinante pour les autres, les mathématiques constituent le meilleur langage pour décrire les lois de la nature. exemple avec les travaux du Pôle Swissmap, dirigé par stanislav smirnov, lauréat de la médaille fields 2010 et professeur à la Section des mathématiques

Campus: Le Pôle de recherche national (PRN) SwissMAP (Swiss Institute for Advanced Research in Mathematics and Physics) est axé sur la physique mathématique. Que recouvre cette notion?

Stanislav Smirnov: Elle peut se comprendre aussi bien comme l’intersection que comme l’union des mathématiques et de la physique. Au départ, cette terminologie désignait une discipline tentant de décrire les phénomènes naturels avec la rigueur propre aux mathématiques. Elle s’est ensuite élargie pour regrouper l’ensemble des problèmes mathématiques soulevés par les théories physiques. Aujourd’hui, on y a ajouté des sujets purement mathématiques qui ont trouvé une utilité en physique. Les recherches de Vaughan Jones, actuellement professeur à l’Université de Vanderbilt aux Etats-Unis et qui a effectué sa thèse à Genève entre 1975 et 1979, illustrent bien ce dernier point. Le travail qui lui a valu la médaille Fields en 1990 concerne la topologie des nœuds, un sujet fondamental, très abstrait. Pourtant, certains de ses résultats – les Polynômes de Jones, notamment – ont été exploités dans un tout autre domaine, la théorie quantique des champs, qui tente d’expliquer la physique à l’échelle des particules élémentaires. Quoi qu’il en soit, la collaboration entre la physique et les mathématiques n’est pas nouvelle. Elle existe depuis les Grecs de l’Antiquité. Isaac Newton (1642-1727) l’a poussé à un degré inédit notamment dans son ouvrage majeur, Principes mathématiques de la philosophie naturelle. SwissMAP poursuit le mouvement et tentera d’opérer la synthèse des recherches actuelles en mathématiques et en physique.

Pourquoi est-il nécessaire de créer un Pôle dans ce domaine?

La première idée consiste à renforcer les liens existant entre l’Université de Genève et l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) qui codirige d’ailleurs le PRN. Ces deux institutions possèdent historiquement un très haut niveau en physique théorique et en mathématiques. L’EPFZ a en effet compté dans ses rangs des personnalités comme le physicien Wolfgang Pauli et les mathématiciens Heinz Hopf et Hermann Weyl. Genève a pour sa part hébergé le physicien Ernst Stückelberg et le mathématicien Georges de Rham. Aujourd’hui encore, notre Section de mathématique, qui est de taille modeste par rapport à ses concurrentes internationales, se classe parmi les 50 meilleures du monde. SwissMAP souhaite poursuivre et intensifier cette tradition de qualité et de coopération en y joignant d’autres institutions: le CERN (Organisation européenne pour la recherche nucléaire), les Universités de Berne et de Zurich ainsi que l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Le rôle du Pôle est de créer les conditions nécessaires pour structurer la recherche et canaliser les efforts sur un nombre restreint de sujets. On espère ainsi s’attaquer à des problèmes de très haut niveau. Nous avons défini cinq axes de recherche (géométrie, topologie et physique, théorie des champs, systèmes quantiques, mécanique statistique, théorie des cordes). Ce sont des domaines pour lesquels la Suisse dispose de très bons chercheurs et dans lesquels il existe des problèmes importants à résoudre.

Le budget de SwissMAP pour quatre ans est de 11,2 millions de francs. A quoi va-t-il servir?

SwissMAP se distingue de tous les autres PRN par le fait qu’il est exclusivement dirigé vers la science fondamentale et ne possède pas de composante expérimentale. L’argent que nous recevons du Fonds national pour la recherche scientifique n’est donc pas destiné à monter des laboratoires ou à acheter du matériel de mesure coûteux. Il servira surtout à intensifier les interactions entre les chercheurs, à inviter les meilleurs mathématiciens et physiciens tout au long de l’année, à mettre sur pied des programmes éducatifs en direction des collégiens notamment pour assurer la relève, à organiser des master classes, etc.

En quoi consiste une «master class» en mathématiques?

Il s’agit d’un programme d’études de niveau de la maîtrise universitaire qui dure un an et se déroule à Genève. Il s’adresse à des étudiants étrangers et suisses et propose des cours donnés par des spécialistes venus du monde entier. Le sujet change chaque année. La master class qui est actuellement en cours est consacrée à la mécanique statistique. L’année prochaine, elle se concentrera sur le thème de la géométrie, topologie et physique. Ces cours (rapportant 60 crédits) sont ouverts aux étudiants les plus prometteurs ayant atteint le niveau de maîtrise universitaire (voire du baccalauréat universitaire pour les plus doués). Cette année, il y en a une douzaine, originaire du Chili, du Brésil, des Etats-Unis, du Canada, du Royaume-Uni, de France, d’Italie, de Finlande et de Russie. Ces master classes sont également utiles pour les étudiants genevois puisque les cours sont ouverts à tous. Elles permettent, entre autres, d’améliorer la visibilité des mathématiques suisses à l’international et de multiplier les possibilités de contacts.

Les contacts humains jouent-ils un rôle important dans la pratique des mathématiques?

Depuis une trentaine d’années, les mathématiques deviennent une discipline d’équipe. Alors que par le passé, elles se sont spécialisées en branches distinctes, nous vivons aujourd’hui un mouvement inverse, un âge de synthèse qui exige des échanges constants. On le remarque dans la littérature scientifique. Les articles sont de plus en plus signés par deux voire trois auteurs. C’est plus amusant de travailler à plusieurs. En outre, la discipline s’est également complexifiée. Il est très profitable d’exploiter des connaissances venues de plusieurs horizons. Les résultats les plus intéressants de ces dernières décennies ont d’ailleurs été obtenus grâce à la combinaison de différents sujets.

Les mathématiques ont donc beaucoup profité de l’explosion des moyens de télécommunication…

C’est vrai. Le courrier électronique a permis depuis longtemps d’intensifier les échanges d’idées. Cela dit, ces dernières se transmettent plus efficacement par vidéoconférence, lorsqu’on se parle les yeux dans les yeux. Mais rien ne vaut une vraie rencontre en chair et en os lorsqu’il s’agit de suivre un raisonnement ou de comprendre une démonstration. Malgré l’explosion des moyens de communication qui caractérise notre époque, nous n’avons d’ailleurs pas diminué nos déplacements. Au contraire. Les mathématiciens n’ont jamais autant voyagé qu’aujourd’hui.

Les problèmes mathématiques qui vous préoccupent trouvent-ils souvent leur solution au coin d’un tableau noir lors de discussions informelles?

Notre matériel est effectivement très sommaire, il peut se résumer à du papier, un tableau noir et de quoi écrire. Du coup, un collègue peut vous ouvrir les yeux en proposant une approche à laquelle vous n’avez pas pensé et un tableau noir peut suffire pour jeter ou tester sommairement une idée. Mais les solutions nous tombent aussi dessus après avoir réfléchi longtemps à un problème puis en le laissant momentanément de côté. A cet égard, l’histoire du mathématicien français Henri Poincaré (1854-1912) est célèbre. Tandis qu’il planchait depuis un moment sur des équations différentielles, il décide de se changer les idées en partant pour une campagne de prospection géologique. Au moment du départ, alors qu’il monte dans le véhicule et que son esprit est totalement ailleurs, il voit brusquement et avec une grande clarté que son système d’équations est identique à un autre, utilisé dans un domaine très différent de mathématiques, celui de la géométrie non euclidienne. Cette vision subite lui permettra d’effectuer une percée importante dans son champ de recherche.

Existe-t-il en mathématiques des écoles de pensée différentes?

On ne peut pas généraliser, surtout à l’ère de la globalisation et d’Internet qui favorisent l’uniformisation des idées. Cela dit, on peut distinguer quelques archétypes de mathématiciens. Du côté français, la société secrète de Nicolas Bourbaki, qui s’est réunie la première fois en Auvergne à la fin des années 1930, a obtenu de nombreux résultats importants notamment en algèbre. Son mode de travail et de pensée, fondé sur l’abstraction et la généralisation, a influencé beaucoup des mathématiciens français qui ont suivi. En Russie, là d’où je viens, la démarche est peut-être plus pragmatique. On commence avec des exemples puis on généralise ensuite. On essaie d’emprunter des intuitions venues d’autres domaines, surtout de la physique.

Qu’en est-il de la Suisse?

La Suisse est placée au centre de l’Europe et a connu de ce fait de nombreux échanges et influences scientifiques, que ce soit de la France, de l’Allemagne et même de la Russie avec laquelle les échanges sont anciens. En effet, les trois premiers mathématiciens de Russie étaient suisses. A la fin du XVIIe et au début XVIIIe siècle, le tsar Pierre le Grand, désireux de moderniser son pays et de réduire le fossé scientifique qui le sépare du reste de l’Europe, tente d’attirer des savants à sa cour. C’est ainsi que, sur la recommandation du grand mathématicien allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), il invite les frères bâlois Nicolas et Daniel Bernoulli à venir enseigner dans sa nouvelle Académie des sciences à Saint-Pétersbourg. Tombé malade, Nicolas meurt en 1727, huit mois seulement après son arrivée à Saint-Pétersbourg. Il est alors remplacé par un autre Suisse, Leonhard Euler. Celui-ci restera plus de trente ans en tout en Russie (il y est d’ailleurs enterré). Dans mon pays, on le considère comme un mathématicien russe d’origine suisse. Il a créé l’école de mathématique russe. Celle que j’ai suivie trois siècles plus tard.

De Léningrad à Genève

Né en 1970 à Léningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), Stanislav Smirnov a été influencé par son grand-père, mathématicien de formation, qui a fait carrière en tant qu’ingénieur et professeur de mécanique. C’est lui qui, le premier, donne à Stanislav le goût des sciences. Le jeune homme se sent même tellement à l’aise dans ce domaine qu’il remporte la médaille d’or avec des scores parfaits aux Olympiades internationales de mathématiques en 1986 et 1987.

Stanislav Smirnov commence ses études à l’Université d’Etat de Saint-Pétersbourg tandis que le Rideau de fer se lézarde en Europe. C’est une période intense pour l’étudiant, particulièrement en 1991 et 1992, tandis que l’Union soviétique s’effondre et que la nouvelle Russie se crée.

«C’était une époque pleine d’espoir et d’enthousiasme, se rappelle Stanislav Smirnov. Nous participions aux événements, aux manifestations. Nous pensions que le monde et la Russie étaient en train de changer pour le mieux.»

La réalité s’avère plus rude que prévu. Du jour au lendemain, le système éducatif, gratuit sous le régime communiste, devient à la charge des étudiants. Le chaos règne dans les facultés.

En 1992, Stanislav Smirnov, qui termine alors son baccalauréat universitaire, accepte une invitation du Californian Institute of Technology pour y mener une thèse. Après quelques années passées dans l’ouest des Etats-Unis, le jeune mathématicien poursuit son parcours académique par l’Université de Yale, l’Institut Max Planck des mathématiques de Bonn, l’Institut for Advanced Studies de Princeton, l’Institut royal de technologie de Stockholm puis, enfin, en 2003, l’Université de Genève où il obtient un poste de professeur.

«Je connaissais déjà l’Université, explique-t-il. Ma femme y avait fait sa thèse. Elle travaille d’ailleurs toujours dans la même section que moi, en tant que professeure.»

Au cours des années, le chercheur collectionne les distinctions comme le prix Salem et le Clay Research Award en 2001, le prix Rollo Davidson en 2002 ou encore le prix de la Société mathématique européenne en 2004. Le sommet est atteint en 2010 avec la médaille Fields, la plus haute distinction en mathématiques, l’équivalent d’un prix Nobel en termes de prestige (le montant de la récompense étant toutefois nettement plus modeste).

Les pérégrinations de Stanislav Smirnov ne l’ont toutefois jamais coupé de sa patrie. Le mathématicien conserve en effet un poste partiel à l’Université de Saint-Pétersbourg où il codirige un laboratoire et aide à moderniser le système d’enseignement.

«Aujourd’hui, il y a un trou générationnel dans la science russe, explique Stanislav Smirnov. Il y a de jeunes étudiants très brillants et de vieux chercheurs encore très actifs et de très haut niveau. Mais les premiers cherchent à partir et les seconds ont atteint l’âge de la retraite. Le pays manque cruellement de chercheurs entre 30 et 60 ans. Ils existent, mais il y en a beaucoup moins qu’avant. J’essaie de contribuer à résoudre ce problème. Je pense que c’est bien pour l’Europe et le monde que la science russe puisse se relever complètement et reprendre une place de premier plan.»

Stanislav Smirnov en démonstration

Comme souvent en mathématiques, les travaux qui ont valu en 2010 la médaille Fields (la plus haute distinction de la discipline) à Stanislav Smirnov, professeur à la Section de mathématiques, se basent sur des énoncés assez simples. L’idée de départ de la «percolation», le nom donné à la théorie dont il est question ici, consiste à déterminer la probabilité de trouver, dans un matériau idéalisé ayant une certaine porosité, un chemin continu pour que de l’eau puisse le traverser de part en part.

Un peu comme dans le jeu du labyrinthe destiné aux enfants, il s’agit de trouver un trajet reliant le point A au point B. A la différence près que, dans la version «adulte» de ce passe-temps, les choses se compliquent assez rapidement. Les labyrinthes sont aléatoires et il ne suffit pas de trouver un trajet. Il faut aussi savoir calculer leur probabilité d’existence et bien d’autres choses encore.

Une manière de visualiser le problème de la percolation consiste à prendre une feuille quadrillée et à colorier les arêtes en bleu si l’eau peut s’y écouler ou en jaune dans le cas contraire. A chaque fois, la couleur est déterminée à l’aide du hasard. Si celui-ci est de 50-50, alors on peut choisir le bleu ou le jaune de chaque arête en jouant à pile ou face. Pour favoriser une couleur plutôt que l’autre, il suffit de piper la pièce de telle manière qu’elle tombe davantage sur une face plutôt que sur l’autre. Au final, une fois la feuille remplie, on peut vérifier si l’eau parvient à s’écouler ou non en jouant au labyrinthe, ou plutôt en cherchant un chemin d’arêtes bleues contiguës reliant le bord du haut à celui du bas.

Si la pièce servant à déterminer la couleur de chaque carré est fortement biaisée en faveur du bleu, il est presque certain que l’eau peut circuler. En revanche, dans le cas contraire, il est quasiment sûr que le liquide ne passe pas. Ce qui est remarquable avec ces modèles de percolation, c’est qu’entre ces deux extrêmes, la probabilité de voir l’eau s’écouler ne varie pas régulièrement. En réalité, elle passe par un seuil. En d’autres termes, l’eau sera presque sûrement bloquée tant que le pourcentage de carrés bleus reste en dessous d’une certaine valeur. Près de cette limite, la probabilité que l’eau puisse s’écouler augmente alors très rapidement. La valeur de ce seuil est appelée le point critique.

Si ces modèles intéressent tant les physiciens, c’est qu’il existe dans la nature de nombreux phénomènes présentant de tels points critiques, aussi qualifiés de transitions de phase. L’eau chaude au niveau de la mer, par exemple, se met à bouillir à 100 °C mais pas avant. Le magnétisme apparaît dans certains matériaux dès que l’on passe sous une certaine température (dite de Curie). Un feu de forêt se répand massivement si l’écart entre chaque arbre est inférieur à une certaine valeur. Idem pour la propagation d’une maladie en fonction de son degré de contagion. Un sol de glaise retient l’eau, une terre meuble la laisse passer…

Le problème, bien sûr, c’est que la nature, en général, ne ressemble pas à un réseau de petits carrés très réguliers de 0,5 cm de côté. Tout d’abord, le comportement à notre échelle d’un système est déterminé par le comportement statistique de ses composants à l’échelle microscopique, voire atomique dans certains cas. Il convient donc d’affiner le maillage du modèle à l’extrême en espérant que les résultats obtenus tendent vers une valeur limite unique (appelée «limite d’échelle») et ne divergent pas au cours de la miniaturisation. De plus, le réseau peut être composé de carrés mais aussi de triangles, de losanges, d’hexagones.

En 1992, John Cardy, physicien de l’Université d’Oxford au Royaume-Uni, en se basant sur un certain nombre d’hypothèses et d’arguments, parvient à établir une formule précise qui donne la probabilité d’écoulement de l’eau dans un matériel poreux, dans le cas de la limite d’échelle et près du point critique. C’est une prouesse, du point de vue de la physique. Le problème, c’est qu’il s’agit d’une intuition physique. Et il faut la transformer en une démonstration mathématique rigoureuse.

C’est là que Stanislav Smirnov entre en scène. Après avoir établi des fondations mathématiques solides de la théorie de la percolation, il montre en 2001 que cette probabilité critique, ou point critique, existe dans un réseau triangulaire en deux dimensions et dans la limite d’échelle et que sa valeur est identique à celle obtenue par la formule de Cardy. Sa preuve repose sur une approche indépendante de celle utilisée jusque-là par les physiciens.

Ces derniers poussent un soupir de soulagement devant les travaux de Stanislav Smirnov. Et ce d’autant plus que le mathématicien, continuant sur sa lancée, utilise des méthodes similaires pour démontrer la validité d’un autre modèle, celui d’Ising, qui décrit des phénomènes comme le magnétisme, le mouvement des gaz, le traitement d’image ou encore l’écologie.