Campus n°123

Les maths, tout un art

La pratique des mathématiques demande une bonne dose de créativité et d’intuition. Pour Hugo Duminil-Copin, professeur à la Section de mathématiques, elle s’apparente à une discipline artistique et peut s’apprécier selon des critères esthétiques et émotionnels

Campus: Pensez-vous qu’il existe une forme de beauté dans les mathématiques?

Hugo Duminil-Copin: Il en existe dans la façon d’arriver à un résultat, dans les idées et les concepts développés pour le démontrer et le comprendre. Ces idées et ces concepts, je les apprécie exactement comme on peut le faire avec une œuvre d’art, un concept en philosophie ou en histoire.

Une formule, un résultat final, ne vous touche pas autant?

Une formule retranscrite sur un tableau noir représente la dernière étape d’un processus. Le résultat lui-même n’est pas une fin en soi: je suis beaucoup plus intéressé par la démarche. Il peut y avoir des résultats très importants dont je n’aime pas les preuves, car je les trouve trop complexes, trop tarabiscotées. Je suis même plus sensible à des démonstrations alternatives de théorèmes déjà connus depuis longtemps mais qui suivent une démarche innovante, faisant appel à de nouvelles idées.

On peut donc démontrer des théorèmes de plusieurs façons?

Oui, bien sûr. Un résultat possède de nombreuses preuves. Du point de vue mathématique, une preuve n’est pas forcément meilleure qu’une autre. Certaines sont plus simples tandis que d’autres sont plus complexes et apportent parfois un éclairage différent sur le phénomène étudié. En réalité, on sait souvent à l’avance si un énoncé est vrai ou faux. L’intérêt – et la beauté – d’une démonstration réside surtout dans le fait qu’elle est capable d’expliquer pourquoi. Et si elle est belle et simple, alors cela signifie que l’on a probablement trouvé une preuve naturelle, dans le sens qu’elle retranscrit la raison profonde pour laquelle le résultat est vrai.

La nature obéit-elle aux règles des mathématiques?

La nature est tout autant physique, biologique ou encore chimique que mathématique. Toutes ces sciences s’entremêlent. Le chimiste et désormais même le biologiste doivent se mettre à étudier la physique pour comprendre les phénomènes auxquels ils s’intéressent. Quant à la physique, cela fait très longtemps qu’elle s’entremêle avec les mathématiques. Un grand nombre de concepts en physique ont émergé de développements réalisés en mathématiques et vice versa. Les gens ont l’impression que les mathématiques, étant plus abstraites, sont loin de la réalité. J’aurais tendance à affirmer le contraire. C’est justement parce qu’elles sont abstraites qu’elles permettent d’expliquer de nombreux phénomènes naturels. Moins une chose est appliquée, moins elle est limitée à une expérience ou un phénomène précis. Les mathématiques sont universelles et elles permettent donc d’aider d’autres sciences dans leur démarche explicative.

Quelle est l’importance d’une preuve mathématique pour un physicien?

Cela dépend du physicien, bien sûr. Certains estiment qu’ils n’ont pas besoin de telles preuves, que la nature s’en charge à notre place. Le physicien américain Philip Warren Anderson, qui a reçu le prix Nobel de physique en 1972, est de ceux-là. Il a découvert un phénomène de la physique de la matière condensée appelé localisation d’Anderson dont l’expression mathématique n’a jamais pu être démontrée formellement. C’en est devenu un défi majeur en physique théorique. Lors d’une grande conférence, un éminent mathématicien a rappelé cette lacune. Anderson s’est alors levé et s’est offusqué: «Comment osez-vous dire cela?» On lui a rétorqué: «Mais alors, qui a apporté la preuve de la localisation d’Anderson?» Et Anderson de répondre: «Moi... moi et la nature!» Pour de nombreux autres physiciens, les mathématiciens se rendent malgré tout utiles. Il peut en effet exister pour un phénomène naturel différentes explications sur lesquelles les physiciens ne parviennent pas à se mettre d’accord. Lorsque le mathématicien apporte une preuve (s’inspirant souvent d’arguments venant de la physique), il peut du même coup désigner laquelle des hypothèses est la bonne. En plus, s’il parvient à comprendre, par une belle démonstration, le concept qui se cache derrière, il peut aider le physicien à généraliser son résultat à un ensemble de phénomènes plus étendu. Cela répond à l’objectif unificateur de la physique qui est d’expliquer la nature avec le moins de règles possible.

Les mathématiques, c’est la vérité incarnée?

Il est important de se battre contre l’idée que les scientifiques, en général, peuvent tout expliquer. La notion de vérité en mathématiques repose sur les axiomes. Ces derniers sont des énoncés dont on estime qu’ils sont vrais sans avoir besoin de les prouver. Il en existe un petit nombre qui varie selon les théories. Certains de ces axiomes affirment des choses qui semblent évidentes à tout un chacun: ce sont les pierres de base de l’édifice mathématique. D’autres fixent les règles permettant de mener des démonstrations. A partir de ces énoncés, on peut prouver de nouveaux résultats et avancer ainsi de théorème en théorème. Par conséquent, si un mathématicien ne se trompe pas dans son raisonnement, le résultat qu’il obtient au bout de sa démonstration est toujours vrai. Il n’y a pas moyen de le contester. Sauf qu’il est vrai conditionnellement aux axiomes. Un choix d’axiomes différent mènerait potentiellement à une autre notion de vrai.

Y a-t-il un meilleur système d’axiomes qu’un autre?

Un système d’axiomes doit répondre à quelques règles. Si le jeu d’axiomes choisi permet de montrer que quelque chose et son contraire sont vrais, alors il est incohérent. Et ça, c’est gênant pour l’ensemble de l’édifice théorique bâti sur cette base. Le système d’axiomes des mathématiques actuelles ne devrait pas poser ce genre de problèmes. Et quand bien même il serait incohérent, je ne pense pas que l’ensemble des mathématiques s’effondrerait. Il suffirait de changer un peu les axiomes pour retrouver une consistance et la majorité des preuves resterait vraie dans ce nouveau système de vérité. En effet, ce n’est pas parce que votre maison s’effondre en raison de la mauvaise qualité des matériaux que le savoir-faire du maçon est à remettre en question. Cela dit, le raisonnement sur le système d’axiome et donc la notion de vérité va plus loin. Il existe en mathématiques des énoncés dont il est impossible de prouver formellement qu’ils sont vrais ou faux. En quelque sorte, il n’existe pas de système d’axiomes parfait.

Vous voulez dire que les mathématiques ne peuvent pas tout prouver?

Exactement. Le théorème d’incomplétude du mathématicien autrichien Kurt Gödel affirme qu’avec un système d’axiomes très restreint, par exemple celui qui contiendrait la théorie des entiers naturels (les nombres 0, 1, 2, 3, 4…), il existe des énoncés dont on ne peut pas montrer, avec des règles mathématiques, qu’ils sont vrais ou faux. On pourrait augmenter le nombre d’axiomes pour finalement réussir la démonstration, mais cela permettrait également de formuler de nouveaux énoncés qui seraient à leur tour indémontrables. Gödel a donc apporté en 1931 la preuve que l’on ne peut pas tout prouver. Pour certains, c’est un problème. Moi, je trouve au contraire que c’est un beau symbole. Il faut avoir conscience des limites des mathématiques. Comme un peintre avec ses couleurs et ses pinceaux, nous peignons des théorèmes avec des axiomes et des règles de logique.

La pratique des mathématiques exige-t-elle de la créativité?

Je pense que oui, et beaucoup d’intuition. La manière de voir les mathématiques est très personnelle, ce qui fait la richesse de la discipline. La personne avec qui j’ai pu parler le plus facilement de mon travail, comme si l’on pratiquait le même métier, est un ami compositeur. Lui et moi avons la même démarche consistant parfois à laisser notre cerveau vagabonder. Il est important de lâcher prise quand un problème devient trop difficile quitte à y revenir plus tard. Le moment de la journée, de la semaine ou de l’année que l’on choisit pour s’intéresser à un problème compte beaucoup. Certains instants, dépendant de nombreux facteurs tels que la vie privée ou professionnelle, sont plus propices que d’autres pour l’inspiration sur tel ou tel sujet. Il faut que les idées arrivent. Et, en général, elles arrivent à leur rythme. Cela ne sert à rien de les forcer.

Quel est votre principal outil de travail?

Mon outil de travail, avant tout, c’est mon cerveau. Je peux travailler n’importe où. En général, je n’ai pas besoin de papier ou de crayon. Pour être plus précis, je devrais dire mon cerveau et celui de mes collègues. C’est une discipline qui se pratique en équipe.

Vous a-t-on déjà qualifié d’artiste?

Non. Les gens n’ont pas conscience que la pratique des mathématiques repose avant tout sur la créativité et l’imagination. Puisqu’ils gardent en tête l’image d’une discipline difficile et scolaire, une preuve mathématique leur semble bien loin d’une œuvre qu’ils pourraient apprécier. Du coup, les gens trouvent plutôt bizarre que l’on s’intéresse à cette discipline, plus encore qu’on la trouve belle.

Et entre collègues?

Les mathématiciens sont très sensibles aux réalisations des autres. Quand je lis des preuves de collègues, je ressens des émotions. Je peux trouver des preuves surprenantes, belles, tristes parfois... Bref, cela m’évoque quelque chose. J’ai beaucoup d’admiration pour mes collègues. Je trouve qu’ils font preuve d’une créativité exceptionnelle et pour moi, ce sont effectivement des artistes.