Campus n°123

La nature mise en équation

L’analyse numérique s’intéresse aux fondements mathématiques et à la mise au point de méthodes permettant de résoudre les équations de la physique qui décrivent la nature. L’Université de Genève dispose d’une solide tradition en la matière. Présentation

Si Martin Gander a choisi Genève en 2004, c’est avant tout pour suivre les traces de ses illustres prédécesseurs Gerhard Wanner et Ernst Hairer, deux mathématiciens dont la renommée dépasse les frontières. «Ce sont des stars mondiales de l’analyse numérique, s’exclame l’actuel professeur à la Section de mathématiques. On connaissait déjà l’existence des deux numériciens de Genève lorsque je faisais mes études à Zurich, dans les années 1980. Mais ils sont surtout devenus célèbres grâce à la publication d’une monographie qui figure parmi les meilleures et les plus citées de ma discipline.»

D’origine autrichienne, Gerhard Wanner a dirigé la thèse d’Ernst Hairer à Innsbruck avant de venir en Suisse et de se voir offrir un poste de professeur à l’Université de Genève. Son ancien étudiant l’a suivi quelques années plus tard, après avoir accédé lui aussi au statut professoral. Leur collaboration dans la cité de Calvin a duré plusieurs décennies. Ils sont aujourd’hui tous les deux à la retraite. Ernst Hairer est, par ailleurs, le père de Martin Hairer, lauréat de la médaille Fields en 2014, la plus haute distinction internationale en mathématiques.

«Après plusieurs années passées en France, aux Etats-Unis et au Canada, j’ai trouvé le temps il y a une douzaine d’années d’effectuer une année sabbatique à Genève, poursuit Martin Gander. J’ai pu voir ce remarquable duo à l’œuvre. Ils sont impressionnants. Ils forment une équipe très efficace. Et ce n’est pas fini. Gerhard Wanner et Ernst Hairer ont présenté des résultats très récents. Même à la retraite, ils sont toujours au top niveau, tant du point de vue technique que des idées, chose qui n’est pas évidente dans une discipline comme les mathématiques.»

La monographie, parue en trois volumes (en 1987, 1991 et 2002 respectivement), avec laquelle les deux Genevois se sont illustrés traite de la Résolution des équations différentielles ordinaires. Ces dernières sont des équations qui permettent, par exemple, de décrire l’évolution d’une population de prédateurs poursuivant et attrapant des proies qui, de leur côté, tentent de leur échapper.

Si ces ouvrages ont connu un tel succès, c’est que les équations différentielles dans leur ensemble (à une ou plusieurs variables), que l’on peut comprendre comme le «taux de changement» d’une grandeur physique (pression, température…), sont les seules à même de décrire la nature. «Presque toutes les lois de physique qui ont été découvertes lient des dérivées de quelque chose à des dérivées d’autre chose, explique Marin Gander. Je ne sais pas pourquoi, mais le monde est ainsi fait. Et c’est formidable. Car les équations en question sont assez simples.»

Et, de fait, les formules qui décrivent la propagation des ondes sonores ou électromagnétiques, la diffusion de la chaleur, l’écoulement d’un fluide, l’évolution d’un état quantique ou encore la déformation d’un solide sont bien connues des physiciens et des mathématiciens. Le problème, c’est de résoudre ces équations, ne serait-ce que pour comprendre ce qui se passe lorsqu’un son traverse une pièce par exemple. Les solutions pour chaque cas particulier sont, en réalité, impossibles à trouver de manière analytique, c’est-à-dire en utilisant exclusivement des méthodes mathématiques. Pour s’en sortir, la seule façon de faire consiste à s’approcher le plus possible du résultat théorique en développant des méthodes numériques, qui sont des approximations mais qui permettent de recourir à la puissance de calcul des ordinateurs.

Les deux premiers volumes de la monographie de Gerhard Wanner et Ernst Hairer posent les bases théoriques de ces méthodes numériques. Dans le troisième, les deux compères présentent des techniques qui permettent de préserver les propriétés inhérentes aux équations que l’on veut résoudre. En effet, il faut à tout prix que la solution que l’on trouve par approximation conserve tout son sens physique. Si l’on obtient un résultat tel qu’une pression négative (ce qui est impossible), alors la méthode n’a aucun intérêt.

«Notre travail consiste à développer, pour chaque problème qui nous est soumis, des méthodes qui donnent des résultats corrects et qui, en plus, ne soient pas trop gourmands en temps de calcul, souligne Martin Gander. Aujourd’hui, tous les algorithmes que nous concevons fonctionnement par itération. Cela signifie que l’on commence avec une première approximation grossière puis on répète un cycle de calcul qui permet de s’approcher de la solution. Au bout d’un certain nombre d’itérations, on obtient une précision suffisante. Certains algorithmes sont devenus tellement efficaces que la précision atteint le 1‰ (10-3) en seulement 4 cycles et 10-16 après 25.»

Au final, les chercheurs se retrouvent non pas avec la solution exacte, une courbe continue et lisse par exemple, mais avec un grand nombre de points situés extrêmement proches de cette fonction théorique dont ils ne connaîtront jamais la formulation. Et s’il faut trouver des valeurs entre deux points, il est toujours possible d’interpoler ou de recommencer toute la procédure avec un maillage plus serré. «Ma vie professionnelle alterne sans cesse entre le monde continu et le monde discret», commente Martin Gander.

L’analyse numérique – qui désigne ce champ de recherche – est utilisée dans un nombre gigantesque d’applications. Toutes les simulations par ordinateur y ont recours: modèles climatiques, géologiques, astronomiques, écologiques, hydrodynamiques…

Martin Gander, dont le travail est en partie fondamental, se consacre également à des cas très concrets. Une doctorante travaille notamment sous sa direction sur l’amélioration du modèle de prévision numérique du temps utilisé par Météosuisse (lire ci-contre). Par le passé, le professeur a également développé un algorithme permettant de simuler par ordinateur le fonctionnement d’un four à micro-ondes en train de cuire un poulet. En faisant l’expérience en conditions réelles, il a ainsi montré que ses prédictions étaient exactes: le four ne chauffe qu’une couche de 3 cm d’épaisseur tout autour de la volaille. Et ce n’est que quand cette couche est devenue totalement sèche par évaporation de l’eau que les ondes peuvent pénétrer plus profondément dans la chair du poulet.

«En fait, cette étude servait à montrer qu’il est possible de modéliser la progression des micro-ondes dans des tissus organiques, précise Martin Gander. Par la suite, une autre équipe a utilisé notre méthode pour l’appliquer, avec succès, au cas du téléphone portable. La longueur d’onde du rayonnement émis par les deux objets est similaire. Ce qui varie beaucoup c’est l’intensité. Mais les mobiles, on le sait, induisent un réchauffement local du cerveau, près de l’oreille.»

Autre exemple: lorsqu’il était encore aux Etats-Unis, il a collaboré à une étude mandatée par une compagnie proche du Département de la défense. Il s’agissait de créer un espace ouvert dans lequel on peut s’entendre facilement, au milieu d’un brouhaha ambiant assez fort. Un petit espace où le son extérieur ne pénètre pas ou, plutôt, est annihilé. Les scientifiques ont accompli leur mission du point de vue mathématique et l’ont mis en œuvre avec des haut-parleurs produisant exactement le même son que celui du bruit extérieur mais décalé d’une demi-longueur d’onde dans le temps, ce qui permet, en les additionnant, de les réduire tous les deux au silence. Même s’il n’a jamais su quelle suite a été donnée à son travail, Martin Gander a vite compris que la vraie motivation des militaires était de trouver un moyen permettant aux conducteurs des gros véhicules tout-terrain tels que les Hummer de continuer à communiquer alors même que la guerre fait rage tout autour d’eux. L’idée a néanmoins trouvé son chemin dans la vie civile puisqu’on trouve aujourd’hui des casques audio munis d’un tel dispositif visant à éliminer les nuisances sonores pouvant interférer avec l’écoute de la musique.

La météo a le mal des montagnes

Chacun a un avis sur la qualité des prévisions météorologiques. Comme beaucoup d’autres, Sandie Moody estime que le modèle de prévision numérique du temps utilisé par l’Office fédéral de météorologie et climatologie (Météosuisse) peut être amélioré. La différence entre elle et Monsieur Tout-le-monde, c’est que non seulement elle sait comment il faudrait s’y prendre mais, qu’en plus, elle a déjà commencé à y travailler. Il faut dire que cela fait un an qu’elle a entamé une thèse sur le sujet sous la direction de Martin Gander, professeur à la Section de mathématiques (Faculté des sciences).

Le modèle de simulation de Météosuisse est basé sur la méthode dite des volumes finis. Elle consiste en un découpage de l’atmosphère en cellules de 2,2 km sur 2,2 et d’une dizaine de mètres de hauteur. Pour l’instant, car en 2016 devrait être introduite une nouvelle version de l’algorithme (COSMO-1) avec une grille de 1,1 km de côté.

Pour chacune des cellules ainsi définie, le modèle permet à des ordinateurs de grande puissance de calculer pour un moment donné des paramètres comme la température, la pression ou encore les flux en se basant sur des équations de physique et des données fournies par les stations météorologiques. Pour connaître les conditions futures, l’ordinateur recommence le processus avec de nouvelles données initiales obtenues par le cycle de calcul précédent. Et ainsi de suite jusqu’à une durée d’environ cinq jours.

Un tel modèle fonctionne en général très bien, on peut le constater chaque jour en vérifiant la pertinence du bulletin météo de la veille. Mais il peut faire mieux. Parmi les problèmes inévitables survenant dans ces algorithmes de simulation figurent les montagnes. Dans le modèle de Météosuisse, comme chez toutes les autres agences météorologiques du monde, l’axe horizontal de la grille épouse le relief du terrain. Quand la topographie est plane, ce n’est pas grave. Mais si une pente apparaît, les calculs effectués par le modèle commencent à poser des problèmes. Si le terrain (vu à travers une grille de 2,2 km de côté, il ne faut pas l’oublier) fait un angle raisonnable, c’est gérable. En revanche, lorsque l’inclinaison dépasse un certain seuil, les résultats deviennent franchement instables.

«Un modèle instable, c’est pire qu’un modèle faux, estime Sandie Moody. Les erreurs calculées explosent et l’on obtient des valeurs absurdes. C’est pourquoi, pour certains points du territoire suisse, essentiellement dans les Alpes, les météorologues préfèrent annuler certains paramètres plutôt que de retenir une valeur très fausse calculée par le modèle. Du coup, les prévisions locales mais aussi générales perdent en précision. Mon travail consiste à développer un outil qui pourrait combler ces lacunes.»

Pour y parvenir, Sandie Moody, sur les conseils de Martin Gander, décide de s’attaquer au problème avec la méthode dite des Discrete duality finite volumes, un nouveau champ de recherche en plein essor. A coups de théorèmes et de lemmes, la mathématicienne avance, avec succès pour l’instant puisque l’algorithme qu’elle est

en train de développer a déjà passé avec succès des premiers tests de stabilité et de convergence, des critères indispensables pour aller plus loin.