Campus n°124

C’est la faute à Rousseau

De « L’émile » à « La Nouvelle Héloïse », en passant par le « Discours sur l’origine des sciences et des arts », la pensée du philosophe genevois est omniprésente dans le roman phare de Mary Shelley. Explication de texte

Rousseau serait-il le véritable père de «Frankenstein»? L’hypothèse de cette filiation n’est en tout cas pas totalement farfelue au vu de l’influence majeure du «Citoyen de Genève» sur le roman phare de Mary Shelley. Un texte qui reprend la forme épistolaire de La Nouvelle Héloïse et qui revisite avec sagacité la plupart des grands thèmes chers au philosophe genevois: rapport entre état de nature et état social, relation à autrui, progrès scientifique et développement moral… Décodage avec Martin Rueff, professeur ordinaire au Département de langue et de littérature françaises modernes (Faculté des lettres).

«L’histoire de Frankenstein transpire le rousseauisme, confirme le professeur. Mais contrairement à de nombreuses autres interprétations de la pensée de l’illustre genevois qui forme une espèce de vulgate, on se trouve avec ce roman, où il est davantage question de philosophie politique que d’épouvante, face à une relecture particulièrement intelligente et informée. En parvenant à imaginer par son génie propre un récit en forme de conte moral dans lequel les idées de Rousseau trouvent une issue que leur auteur n’aurait jamais pu imaginer, Mary Shelley a réussi un véritable tour de force.»

Le maître à penser Cette performance ne doit, à vrai dire, pas grand-chose au hasard compte tenu du véritable culte que Mary Shelley et ses proches (son mari Percy et Lord Byron en tête) vouent à Rousseau. Si ce petit groupe d’intellectuels anglais choisit de séjourner à Genève au cours de l’été 1816, c’est en effet, d’abord et surtout, parce qu’ils tiennent à découvrir de leurs propres yeux la patrie qui a vu naître celui qu’ils considèrent comme un véritable maître à penser. C’est d’ailleurs avec un exemplaire de Julie ou La Nouvelle Héloïse en poche que le couple Shelley part en pèlerinage sur les pourtours du Léman afin de découvrir les paysages décrits par «leur» auteur.

«Avec son meilleur ennemi, Voltaire, Rousseau est l’une des premières figures d’intellectuel européen ayant acquis une notoriété comparable à celle qui était jusque-là réservée aux grands hommes de guerre, note Martin Rueff. Pour des hommes comme Lord Byron ou Percy Shelley, Rousseau est un personnage doublement exaltant. D’une part, parce qu’il est parvenu à incarner dans son existence même les idées auxquelles il croyait. De l’autre, parce qu’il a su proposer une articulation inédite entre la nature humaine, le monde sensible et la société.»

Poète de son état, Percy Shelley ne fait d’ailleurs rien pour masquer son admiration. Considérant Rousseau comme «le plus grand homme que le monde ait produit depuis (John) Milton [célèbre poète et pamphlétaire anglais]», il y fait de nombreuses références dans une œuvre célèbre intitulée The Masque of Anarchy. Mieux: le dernier livre qu’il avait envisagé avant de disparaître prématurément au large des côtes de la Toscane était calqué sur le modèle de la Divine Comédie. Shelley y tenait le rôle de Dante, tandis que celui de Virgile (soit la figure du maître) était attribué à nul autre que Rousseau.

Mary Shelley n’est pas en reste. Fille de deux philosophes qui sont des lecteurs assidus de Rousseau, elle reçoit de la part de son père – fait rare pour une fille de son époque – une éducation poussée et conforme aux préceptes énoncés dans l’Emile.

Sa mère, Mary Wollstonecraft – décédée une dizaine de jours après la naissance de sa fille – s’est, quant à elle, efforcée tout au long de sa carrière littéraire d’étendre les idées de Rousseau à la cause féministe. Détail piquant en regard du titre complet du livre publié par Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne), elle qualifie le penseur genevois de «véritable Prométhée du sentiment» dans un roman resté inachevé intitulé Maria ou le malheur d’être femme et publié de façon posthume en 1798 par son mari, William Godwin.

L’enfer, c’est les autres Avec un tel héritage, rien d’étonnant à ce que la thèse centrale du roman de Mary Shelley repose sur une idée on ne peut plus rousseauiste. «Rousseau propose une alternative très forte à l’explication traditionnelle du mal social, précise Martin Rueff. Il partage avec certains auteurs anglais de l’époque comme David Hume, par exemple, la thèse selon laquelle le péché originel est une idée plus compliquée que ce qu’elle est censée expliquer. Selon Rousseau, l’homme naît dans un état de neutralité à l’égard du bien et du mal. Et c’est la société ou, plus précisément, l’absence de reconnaissance par autrui qui peut le transformer en une figure parfois monstrueuse. Or, c’est exactement ce qui se passe avec la créature fabriquée par Victor Frankenstein, qui se tourne vers le mal uniquement parce qu’elle est sans cesse rejetée par les autres.»

Le récit que celle-ci fait à son créateur de son éveil au monde est à cet égard tout à fait explicite. Dans ces pages, situées au cœur du roman et qui en offrent une des clés essentielles, Mary Shelley reprend en effet presque mot pour mot les termes utilisés par Rousseau pour décrire la naissance d’Emile.

Autre grand motif emprunté à l’auteur du Contrat social: le thème de l’amitié. «Rousseau, qui a beaucoup écrit sur le sujet, était un ami à la fois intraitable et magnifique, poursuit Martin Rueff. Il a passé toute sa vie à la recherche de quelqu’un – qui fut Diderot pendant une longue période – capable de partager la même conception que lui.»

Une quête de lien que la quasi-totalité des protagonistes du roman de Mary Shelley partagent. C’est évident pour la créature, qui ne demande qu’une compagne pour cesser de semer la terreur. Mais c’est également vrai de Victor Frankenstein, lui-même, dont la relation avec son ami Clerval est faite de rendez-vous manqués et qui ne cesse, par ailleurs, de repousser son mariage avec sa chère Elizabeth (une enfant abandonnée recueillie par les parents de Victor!). Idem pour la famille De Lacey, que la créature observe depuis une guérite pour parfaire son éducation, et qui est, elle aussi, coupée de tous liens affectifs par un exil forcé.

Et que dire de l’explorateur Robert Walton, sur le navire duquel Victor Frankenstein est recueilli sinon que le discours que lui prête Mary Shelley dans le chapitre II («Il est toutefois un besoin que je n’ai pu satisfaire à ce jour, et ce manque m’apparaît aujourd’hui comme un mal des plus douloureux. Je n’ai pas le moindre ami. […] J’aspire à la compagnie d’un homme capable de sympathiser avec moi; un homme dont le regard répondrait au mien.») ressemble singulièrement aux premières lignes des Rêveries du promeneur solitaire: «Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frères, de prochain, d’amis, de société que moi-même.»

Science et moralité Quant au rapport à la science, il n’est pas interdit de voir en Victor Frankenstein l’incarnation d’une version cauchemardesque de ce qu’exprime Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts. «Rousseau était très préoccupé par les possibilités ouvertes par la science, commente Martin Rueff. Il n’a cessé de répéter à son siècle que les développements techniques et scientifiques ne rimaient pas obligatoirement avec le progrès moral et que ce n’était pas parce qu’une innovation était possible qu’elle était forcément souhaitable.»

Le fond et la forme De manière plus anecdotique, on retrouve encore l’empreinte de Rousseau dans plusieurs autres passages du roman. Le récit que fait Victor Frankenstein de son enfance («Nul être humain n’aurait pu passer une enfance plus heureuse que la mienne») peut ainsi être rapproché du premier livre des Confessions, tandis que la description donnée par Mary Shelley de la vallée de l’Arve – et plus généralement des scènes de montagne – rappelle férocement les lettres dites «du Valais» de La Nouvelle Héloïse. Un ouvrage auquel Frankenstein ou le Prométhée moderne emprunte par ailleurs sa forme épistolaire, modèle qui permet aux deux auteurs de faire avancer simultanément l’action et la connaissance qu’a le lecteur des personnages.

Enfin, et la liste est loin d’être exhaustive, il existe un jeu de miroir troublant entre la fameuse cinquième promenade de Rousseau, dans laquelle ce dernier raconte comment il se laisse aller au rythme des vagues pour se fondre dans la contemplation du lac de Bienne, et les promenades en barque effectuées par Victor Frankenstein sur le Léman.

«Le rousseauisme de Mary Shelley n’a, à l’évidence, rien d’anecdotique, conclut Martin Rueff. Il est constitutif de la trame, de la pensée et des motifs littéraires et esthétiques du roman. Comme Rousseau, Mary Shelley a su se saisir de trames fictives pour exprimer les angoisses et les craintes de ses lecteurs. La littérature ici encore a une longueur d’avance.»

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