Histoire d’un mythe monstre
Premier ouvrage de science-fiction, le livre de Mary Shelley a généré d’innombrables adaptations, en particulier au cinéma. Des relectures qui ont transformé Victor Frankenstein et sa créature en mythe, au prix d’une partie du sens de l’histoire originelle
«Le moment est de nouveau venu d’envoyer de par le monde ma hideuse progéniture, en lui souhaitant prospérité. J’ai pour elle de l’affection car elle fut le fruit d’une époque heureuse de ma vie, quand la mort et le chagrin n’étaient que des mots qui n’éveillaient aucun écho en mon cœur.» En signant la préface de la deuxième édition de son «Frankenstein», Mary Shelley n’imaginait sans doute pas que ses vœux seraient à ce point exaucés.
Traduit aux quatre coins du monde, adapté au théâtre, au cinéma (plus de 140 fois, sans compter les versions pornographiques), au music-hall, en bande dessinée, en jeu vidéo, chanté (notamment par Alice Cooper et France Gall), chorégraphié (au Grand Théâtre de Genève par Guilherme Botelho), ce petit conte morbide imaginé en 1816 sur les hauteurs de Cologny pour tromper l’ennui d’un été froid et pluvieux a en effet connu une destinée hallucinante. Ouvrant le vaste champ de la science-fiction, il ne cesse, depuis deux siècles, d’irriguer l’imaginaire collectif du fantastique. Retour sur l’abondante progéniture du Dr Frankenstein et de sa créature en compagnie de Michel Porret, professeur au Département d’histoire (Faculté des lettres) et organisateur d’un colloque international qui se tiendra au mois de décembre autour des avatars culturels du célèbre monstre.
«Ce roman est devenu un mythe moderne en raison des potentialités de représentations et du réservoir d’images quasiment inépuisable qu’il constitue, constate Michel Porret. Au cours de ces réappropriations successives, on constate toutefois un processus de sélection et de simplification de l’œuvre originale dont le contenu philosophique va progressivement passer au second plan.»
Publié de manière anonyme pour la première fois en 1818, puis sous le nom de Mary Shelley en 1823 avant de sortir dans son ultime version en 1831, Frankenstein ou le Prométhée moderne devient rapidement un énorme succès de librairie. Accessible en français dès 1821, le livre part à la conquête des Etats-Unis en 1845. Au cours du XXe siècle, il est successivement traduit dans une vingtaine d’autres langues allant de l’allemand au chinois, en passant par l’ourdou, le basque ou le braille.
Le théâtre ne tarde pas à s’emparer du filon avec une première adaptation présentée au public en 1823. Mis en scène par Richard Brinsley Peake, avec Thomas Potter Cooke dans le rôle de la créature, Presumption or the Fate of Frankenstein est un tel triomphe que la pièce (jouée 350 fois à l’English Opera House de Londres) est bientôt exportée aux Etats-Unis. Parmi les créations qui feront date suivront notamment, en 1826, Le Monstre et le magicien de Jean-Toussaint Merle et Béraud Anthony et The Man and the Monster d’Henry Milner puis, en 1927, un Frankenstein monté par Peggy Webling.
Depuis, d’innombrables versions ont été montées aux quatre coins de la planète dans des institutions aussi différentes que le Royal National Theatre (Londres), ou, plus près de nous, le théâtre Am Stram Gram et le Château de Coppet.
C’est cependant avec le développement du cinéma (en France, le nombre d’entrées passe de 10 millions en 1909 à 450 millions en 1938) que le mythe naissant va acquérir une portée universelle.
«Mary Shelley a inventé trois motifs qui vont être très largement repris sur grand écran, commente Michel Porret. Celui du rapiéçage des cadavres, celui de la créature trop monstrueuse pour être acceptée par la société et celui du savant fou prêt à tout pour parvenir à ses fins. Ces trois thèmes vont irriguer tout le cinéma fantastique, à commencer par le film fondateur tourné par James Whale pour le compte des studios Universal en 1931.»
Réussite formelle incontestable, le Frankenstein de Whale s’inscrit dans une trilogie complétée par La Fiancée de Frankenstein (sortie en 1935 et également réalisée par James Whale) et Le Fils de Frankenstein (sorti en 1939, sous la direction de Rowland V. Lee). Au générique: Colin Clive, qui devient Henry [sic] Frankenstein dans les deux premiers épisodes, et surtout Boris Karloff qui, sous un masque créé par le maquilleur Jack Pierce, prend en charge le personnage de la créature.
«Ce visage, qui va progressivement devenir un stéréotype, fixant les traits du monstre pour une trentaine d’années, est intéressant parce qu’il associe quelque chose qui est de l’ordre du monstrueux à une grande humanité, commente Michel Porret. Ce côté hébété donne en effet l’impression que la créature se demande sans cesse qui elle est et d’où elle vient et pourquoi elle n’a pas de place dans la société. Il permet aussi à James Whale de focaliser l’attention du spectateur sur le destin pathétique de cet être bon par nature mais qui se trouve poussé au mal par le rejet que sa défiguration suscite. »
Erigée en victime expiatoire, à l’instar d’un King Kong (qui débarque dans les salles en 1933), la créature imaginée par Mary Shelley devient le support de multiples figurations symboliques en relation avec le contexte américain de l’époque: crise économique, conflits sociaux, émergence des syndicats, xénophobie, racisme… A titre d’exemple, la chasse à l’homme nocturne qui clôt le film de 1931 rappelle ainsi furieusement les lynchages opérés par le Ku Klux Klan, tandis que le siège sur lequel est ligotée la créature au début de La Fiancée de Frankenstein est une évocation à peine déguisée de la chaise électrique.
Au milieu des années 1950, la Deuxième Guerre mondiale étant passée par là, on assiste à un changement de paradigme sous l’impulsion de la Hammer, un studio anglais spécialisé dans l’horreur qui produit une série de sept films autour de l’histoire de Mary Shelley entre 1957 (Frankenstein s’est échappé) et 1974 (Frankenstein et le monstre de l’enfer).
Réalisés pour la plupart par Terence Fisher, ils s’intéressent moins à la créature (jouée par Christopher Lee dans le premier opus) qu’au projet insensé de Victor Frankenstein, interprété magistralement par Peter Cushing. «En se concentrant sur ce personnage obsédé par sa réussite, qui n’hésite pas à aller jusqu’au meurtre pour tenter de percer le mystère de la vie, les films de la Hammer interrogent les limites de la science, note Michel Porret. Mais dans le même temps, ils évacuent toute la partie philosophique portant sur l’acquisition du langage ou la socialisation que l’on trouve dans le roman initial. De façon quelque peu paradoxale, c’est donc la plus petite partie de l’œuvre, celle qui porte sur la fabrication du monstre, qui devient essentielle. Un motif qui va s’imposer progressivement comme un motif classique du film d’horreur.»
Un nouveau tournant intervient à partir des années 1970 avec quelques tentatives visant à renouveler un genre désormais bien établi. C’est le cas de Flesh for Frankenstein, film américano-franco-italien de Paul Morrissey et Antonio Margheriti sorti en 1973 et produit par Andy Warhol. Tourné en 3-D, une performance pour l’époque, ce curieux objet cinématographique se propose de traiter le bricolage cadavérique qui constitue la trame du roman de Mary Shelley comme une métaphore du 7e art, créant par là même un effet de miroir entre le fond et la forme.
La même année, la créature est entraînée sur un tout autre terrain avec Blackenstein, production de série B dans laquelle un vétéran noir du Vietnam ayant perdu ses bras et ses jambes est transformé en tueur gigantesque par le perfide assistant du Docteur Stein. Ce virage parodique se confirme l’année suivante avec la sortie en salle du mémorable Frankenstein Junior de Mel Brooks dans lequel on retrouve l’utilisation du noir et blanc ainsi que les décors et les accessoires ayant servi à James Whale en 1931. Une veine burlesque dans laquelle on rangera également le film musical Rocky Horror Picture Show (1975) ou encore Edward aux mains d’argent de Tim Burton (1990), qui narre l’histoire d’un jeune homme créé par un inventeur mais resté inachevé et qui se retrouve avec des ciseaux à la place des mains. Recueilli par une représentante en cosmétiques vivant dans une banlieue résidentielle où il est accueilli chaleureusement avant de voir ses habitants se retourner contre lui.
Signe que la boucle a sans doute été bouclée depuis longtemps, les quelques versions produites depuis le début des années 1980 – The Bride, avec Sting et Jennifer Beals, le Frankenstein de Kenneth Branagh avec Robert de Niro dans le rôle de la créature (1994) ou à la minisérie diffusée sur Hallmark Channel en octobre 2004 – sont, quant à elles, marquées par le retour à un certain classicisme formel sans pour autant refléter la profondeur du texte original.