Campus n°124

Tambora 1815, la colère d’un géant

C’est la plus grande éruption de l’histoire. Plus de 30 km3 de magma éjectés, un panache record de 43 km de haut, des dizaines de millions de tonnes de soufre, de chlore et de fluor envoyés dans l’atmosphère et un bouleversement climatique mondial. Sans parler du bilan humain : au moins 70 000 victimes

Au soir du 5 avril 1815, alors que Percy Shelley et Marie Godwin s’installent à Bishopsgate, aux abords du parc de Windsor en Angleterre, le volcan Tambora, situé sur l’île indonésienne de Sumbawa à 11 000 km de là, se réveille et provoque la plus importante éruption connue de l’histoire. En quelques jours, plus de 30 km3 de roche dense sont propulsées dans l’atmosphère et déferlent le long des pentes sous forme de nuées ardentes. Un panache s’élève à plus de 40 km d’altitude. L’événement cataclysmique décapite littéralement la montagne. Alors qu’il culminait auparavant à plus de 4000 m, selon les estimations des spécialistes, le volcan atteint aujourd’hui tout juste 2580 m d’altitude. L’éruption injecte également 60 millions de tonnes de soufre dans la stratosphère qui voyageront tout autour de l’hémisphère Nord et seront à l’origine, surtout en Europe et aux Etats-Unis, de la fameuse «année sans été» de 1816.

Sur place, l’éruption cause probablement la mort de plus de 70 000 personnes sur les îles de Sumbawa et de Lombok. Plusieurs chercheurs, dont le vulcanologue britannique Clive Oppenheimer, ont tenté depuis de reconstituer le déroulement des événements. Se basant sur les rares témoignages directs qui ont traversé les siècles et des données géologiques récentes, l’actuel professeur à l’Université de Cambridge décrit, dans un article paru en 2003 dans la revue Progress in Physical Geography, ce qui s’est probablement passé.

A cette époque, les territoires qui deviendront l’Indonésie sont administrés par le Royaume-Uni. Les troupes britanniques s’emparent en effet de Java en 1811 pour contrer les visées françaises après l’intégration des Pays-Bas, puissance coloniale de la région, dans l’empire de Napoléon Bonaparte. C’est l’officier anglais Stamford Raffles (1781-1826), également connu pour avoir fondé Singapour quelques années plus tard, qui mène l’invasion de l’île et qui occupe le poste de lieutenant-gouverneur jusqu’à fin 1815, peu avant la rétrocession des territoires aux Pays-Bas. La majeure partie de ce que l’on sait de l’éruption du Tambora est tirée de son Histoire de Java (1817) et de ses Mémoires (1830) dans lesquels il rapporte les propos de quelques témoins directs ayant survécu aux événements.

«Les premières explosions furent entendues […] le soir du 5 avril […], écrit Stamford Raffles. De prime abord, le bruit était presque toujours attribué à un canon distant. A tel point qu’un détachement de troupes fut envoyé de Yogyakarta dans l’expectative d’une attaque contre un poste voisin […]. Le lendemain, pourtant, une fine chute de cendres enleva les derniers doutes sur la cause du bruit.»

Puissantes détonations La puissance des détonations est telle qu’elles sont entendues par le commandant du croiseur Benares qui se trouve ce jour-là à Makassar (voir carte ci-dessus), une ville située pourtant à 350 km du Tambora.

Durant les cinq jours suivants, il ne se passe rien de marquant. Malgré tout inquiétée par ces coups de semonce, la population vivant autour de la montagne menaçante demande de l’aide auprès des autorités en poste à Bima, la ville principale de l’île de Sumbawa. On leur détache un homme, nommé Israel, qui arrive sur place le 9 avril. L’émissaire entre rapidement dans le vif du sujet. Il n’y survivra pas. Il est tué lors de la deuxième éruption qui se déclenche le lendemain. Celle-ci dure moins de trois heures mais libère une énergie phénoménale.

Selon le témoignage du raja, ou chef, de Sanggir, un village situé à 35 km du volcan, «vers sept heures du soir le 10 avril, trois colonnes de flammes éclatèrent près du sommet de la montagne Tambora (toutes apparemment à l’intérieur du cratère) et, après une ascension jusqu’à une très grande hauteur, leurs sommets se rejoignirent dans l’air d’une manière troublée et confuse».

A son maximum, le nuage éruptif atteint, d’après des reconstitutions ultérieures, une altitude de 43 km. Une élévation qui n’a probablement été dépassée au cours de ces deux derniers millénaires que par le panache de l’éruption du Taupo en Nouvelle Zélande en 181 de notre ère et par celui du Samalas (voisin de Tambora) en 1257.

Comme à Pompeï Après une petite heure d’activité, le panache volcanique s’effondre, provoquant des coulées pyroclastiques – ou nuées ardentes – qui dévalent les pentes du volcan et détruisent tout sur leur passage, à l’image de ce qui s’est passé à Pompeï et Herculanum lors de l’éruption du Vésuve en 79 après notre ère.

«En peu de temps, toute la montagne à côté de Sanggir apparut comme un corps fait de feu liquide, s’étendant dans toutes les directions, poursuit le raja. Le feu et les colonnes de flammes continuèrent de faire rage avec une fureur sans relâche, jusqu’à ce que l’obscurité causée par la quantité de matière tombante les cache vers huit heures. A ce moment, des pierres tombèrent abondamment à Sanggir. Certaines aussi grosses que deux poings, mais généralement pas plus grosses que des noix. Entre neuf et dix heures, des cendres commencèrent à tomber et, peu après, s’ensuivit une violente tornade qui détruisit presque toutes les maisons du village de Sanggir, emportant les toits et les parties légères. Dans la partie de Sanggir située du côté du Tambora, ses effets furent le plus violents, déracinant les plus grands arbres et les transportant dans les airs, en même temps que les hommes, les chevaux, le bétail et tout ce qui se trouvait à sa portée.»

Un pied de cendres sur le pont Les explosions reprennent alors de plus belle. Elles sont assourdissantes et auraient été perçues jusqu’à Benkulen et Mukomuko, à 1800 et 2000 km de là, sur l’île de Sumatra. Au cours des trois ou quatre jours suivants, quelque 50 km3 de magma sont expulsés du cratère. Des cendres se déposent à des milliers de kilomètres de là. Une couche de 5 cm s’accumule au sud de l’île de Bornéo, à plus de 600 km du Tambora. Le Benares et son équipage, qui croisent toujours aux alentours de Makassar au cours de la nuit du 10 au 11 avril, ne sont pas épargnés. Le capitaine décrit par lettre l’arrivée de la pluie de cendres qui s’abat sur son navire. A midi et jusqu’au lendemain, lui et ses hommes sont plongés dans une noirceur pire que la nuit. Ce n’est qu’au matin suivant qu’ils aperçoivent enfin le soleil en même temps que le pont de son bateau, caché sous un pied de roche en poussière. Plusieurs tonnes de matière sont déblayées pour éviter le naufrage.

Le choc généré par l’arrivée des nuées ardentes dans l’océan provoque également des tsunamis. Des vagues dont la plus haute aurait atteint 4 m frappent le rivage, dévastant les rizières autour de Sanggir et inondant les maisons de Bima. Un raz de marée de 1 ou 2 m touche par ailleurs l’est de Java vers minuit dans la nuit du 10 au 11 avril.

Parti de Makassar en direction de la source de tout ce tumulte, le Benares approche de l’île de Sumbawa le 15 avril. En vue des côtes, il est obligé de se frayer un chemin entre d’énormes radeaux formés de pierre ponce et de troncs d’arbres longs parfois de plus de 5 km qui bouchent le passage. Emportés par les courants et les vents, ces énormes amas de roches et de bois flottants seront aperçus six mois plus tard par un bateau croisant dans l’océan Indien, à 3600 km plus à l’ouest.

Installé dans la résidence du gouverneur à Buitenzorg, à 30 miles au sud de Batavia, tout à l’ouest de l’île de Java, Stamford Raffles a lui aussi entendu les explosions et vu une neige de cendres tomber du ciel. Il comprend vite qu’une éruption a eu lieu et envoie sur place un officier, le lieutenant Owen Philips, avec des vivres pour aider, «si nécessaire», les populations touchées. C’est cet émissaire qui récoltera la plupart des témoignages directs avant de les rapporter à son supérieur. Arrivant quelques jours après la fin de la colère volcanique, il ne peut que constater l’ampleur des dégâts. Les cendres recouvrent tout, les villages sont détruits, les cultures dévastées, des cadavres humains et animaux gisent partout, les survivants se sont dispersés à la recherche de nourriture. Des épidémies, notamment de dysenterie, se propagent, aidées par l’empoisonnement des populations. Les experts estiment en effet que le Tambora aurait relâché 100 millions de tonnes de composés chlorés et 70 millions de tonnes de composés fluorés dont une partie aurait été inhalée par les habitants.

Volcan défiguré Le bilan humain, basé en grande partie sur les déductions d’Owen Philips, est lourd: sur l’île de Sumbawa, 12 000 personnes auraient été tuées directement par les précipitations et les coulées de cendres, 49 000 autres de famine et de maladies. L’éruption aurait fait 10 000 victimes supplémentaires sur l’île voisine de Lombok. Ce total de 71 000 morts est probablement sous-estimé, car il ne comprend pas les décès survenus à Bali et même dans l’est de Java. Quoi qu’il en soit, il fait tout de même du Tambora l’éruption la plus mortelle de l’histoire.

Le volcan lui-même, dont la chambre magmatique s’est si rapidement vidée, en ressort lui aussi défiguré. Son sommet s’est effondré, formant une gigantesque caldera de 6 km de diamètre et 1 km de profondeur. Lui qui devait être la montagne la plus visible de la région a perdu au moins un tiers de sa hauteur. Il cesse d’être un point de repère pour les navigateurs. Epuisé, le Tambora continue néanmoins à gronder jusqu’en 1819. Depuis, il s’est rendormi avec seulement quelques sursauts sans conséquences entre 1847 et 1919.