Campus n°126

Un défi pour la société

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De nouvelles sociétés prospèrent grâce à leurs plateformes Internet, l’Industrie fait sa quatrième révolution, le « Big data » devient omniprésent et tout-puissant: La numérisation de la société promet un bouleversement de notre mode de vie, pour le meilleur et pour le pire

Uber fait fulminer les taxis, Airbnb fâche les hôteliers, Amazon irrite le secteur de la livraison et les libraires… Tous inquiètent les pouvoirs publics qui voient, avec l’émergence et le développement tous azimuts de ces plateformes Internet, la qualité des emplois se dégrader. Tandis que la révolution numérique bat son plein, Giovanni Ferro-Luzzi, professeur associé à la Faculté d’économie et de management et à la Haute école de gestion, fait le point.

Campus : Qu’évoque pour vous la numérisation de la société ?
Giovanni Ferro-Luzzi : La numérisation de la société bouleverse les modèles économiques traditionnels. Elle représente d’abord un potentiel énorme. Les technologies de l’information ont en effet la capacité de surmonter, voire de faire disparaître, les principaux obstacles qui freinent ou empêchent les échanges entre les différents acteurs de la société (entreprises, employés, consommateurs, etc.). Grâce à Internet, on réduit artificiellement la distance physique qui sépare les protagonistes d’une transaction et on améliore la circulation de l’information. Ces deux facteurs sont cruciaux. On peut très bien avoir, au même endroit, une place vacante et un chômeur ou un vendeur et un acheteur qui ne se rencontrent jamais, simplement parce qu’ils ignorent l’existence l’un de l’autre. Des sociétés comme Uber (transport privé), Airbnb (logement), Amazon (livraison), Blablacar (covoiturage) et bien d’autres ont développé des plateformes qui mettent directement en contact des personnes du monde entier avec des services. Et l’offre ne cesse de se développer dans d’autres secteurs, comme le microcrédit, la culture, etc.

N’y a-t-il pas un revers à la médaille ?
Si. Le problème, c’est que les activités de ces nouvelles sociétés relèvent souvent d’une économie souterraine qui échappe à la réglementation, à l’impôt et aux relations contractuelles de travail. En plus de ne pas tenir compte des conventions collectives ou de remettre en cause la stabilité de l’emploi, Uber et consorts ne prennent pas en charge certaines externalités comme le faible niveau de prévoyance privée qui est compensée par l’AVS, le 2e pilier, et les autres assurances sociales. Les personnes qui travaillent dans ce genre de sociétés, si elles n’y prennent pas garde, pourraient très bien se retrouver à la retraite sans avoir jamais rien cotisé et finalement dépendre de l’assistance publique pour leurs vieux jours. En résumé, la numérisation apporte à l’économie de la flexibilité, ce qui est plutôt positif, mais aussi de la précarisation, ce qui est négatif. Sauf peut-être dans certains cas.

Lesquels ?
Dans des poches totalement marginalisées de la société, les laissés-pour-compte de l’économie n’ont souvent aucune autre perspective dans la vie que l’aide sociale jusqu’à la fin de leurs jours. Même les emplois temporaires sont hors de leur portée. Dans ces conditions, le fait de pouvoir utiliser sa voiture et de participer à Uber, par exemple, représente une véritable aubaine, une manière de sortir de l’ornière.

Ce n’est pas du goût de tout le monde…
Il est évident que les chauffeurs de taxi ne voient pas l’essor d’Uber sous cet angle mais plutôt sous celui de la concurrence déloyale. Les chauffeurs d’Uber n’ont pas les mêmes contraintes que les professionnels (licences hors de prix, présence d’horodateur, etc.). De ce point de vue, il faut admettre que ces sociétés de l’ère numérique nous rapprochent un peu du tiers-monde en favorisant le développement d’une économie informelle, d’une mentalité du chacun pour soi et de la débrouille.

Que faudrait-il faire pour sortir de cette situation insatisfaisante ?
L’idéal serait de conserver la facilité des échanges tout en faisant émerger ces activités dans le domaine formel en mettant en place un minimum de garde-fous en termes de conditions de travail, de sécurité ou d’assurances. Cela représente un grand défi pour les gouvernements. Actuellement, on trouve de tout. Aux Etats-Unis, tout est permis. Ailleurs, on interdit certains services d’Uber, on s’attaque aux activités d’Airbnb ou d’Amazon.

Est-ce une bonne idée d’interdire Uber ?
A mon avis, on n’y arrivera pas. La technologie est toujours la plus forte et la vague, en l’occurrence, est trop puissante. Nous avons meilleur temps de nous préparer et réglementer plutôt que de nager à contre-courant. A terme, des sociétés comme Uber et Airbnb permettront de combler les vides, de jouer les coussins amortisseurs dans une économie figée. A Genève, par exemple, elles peuvent prendre le relais lors de grandes manifestations internationales lorsque l’hôtellerie et les taxis n’arrivent plus à suivre face à l’affluence ou offrent des prix prohibitifs aux visiteurs. Idem lors des grèves des transports publics.

Comment faire respecter les lois du travail, qui sont nationales, par des sociétés internationales ?
L’Etat a les moyens d’imposer ses propres règles du jeu. Sans aller jusqu’à interdire, il peut infliger des amendes (c’est le cas en Allemagne face à Uber), retirer les permis de conduire, etc. Il introduit ainsi une composante de risque dans ces activités qui les rende moins attrayantes. Recourir à ce genre de mesures n’est qu’une question de courage politique. Il est faux de croire que les grandes multinationales ont plus de pouvoir que les pays.

D’un autre côté, si Uber se met en parfaite conformité
avec la loi des pays, ne risque-t-elle pas de devenir une simple compagnie de taxis ?
Non, la marge de manœuvre est assez grande pour installer une vraie concurrence. Les taxis ont d’autres avantages, comme l’occupation d’une partie de la route, le droit de marauder, etc. Ramener Uber et les taxis au même prix serait pour le coup injuste. Idem pour Airbnb et les hôtels. Il faut juste que les nouvelles compagnies soient obligées de respecter certaines règles que la société a mis des décennies à établir pour la défense des travailleurs.

A l’inverse, pourquoi les taxis ne tentent-ils pas de concurrencer Uber sur leur propre terrain ?
Les centrales de taxi traditionnelles ne pourront jamais « faire » du Uber. En effet, dès qu’une activité en réseau se développe, c’est le premier arrivé qui est le premier servi et il devient ensuite presque impossible à déloger. Un réseau représente un énorme coût fixe. C’est le cas aussi bien des chemins de fer, de Facebook, de Uber que de Airbnb. Tous ont petit à petit mis en place une structure imposante (des milliers de kilomètres de voies ferrées, de serveurs informatiques, de chauffeurs, de logeurs, etc.). Par la suite, il est très hasardeux, voire impossible, d’en construire un deuxième en parallèle pour entrer en concurrence avec le premier déjà existant. Le premier arrivé tire aussi un avantage essentiel de ce que l’on nomme l’effet de réseau, autrement dit du fait que la valeur du réseau grandit avec le nombre d’utilisateurs.

Il s’agit donc de monopoles…
Ce sont en effet des situations dites de monopole naturel. En général, les pays n’aiment pas ce genre de situations qui peut donner naissance à du racket. Mais on ne peut pas toujours agir. On peut imaginer introduire de force de la concurrence en saucissonnant une société qui domine outrageusement son secteur et de séparer ainsi ses différentes activités. Mais on s’est rendu compte que dans les cas de monopole naturel, les tranches devenues indépendantes finissent tout de même par fusionner de nouveau.

En d’autres termes, il n’y a rien à faire ?
On peut réglementer et surveiller. Et c’est d’ailleurs déjà ce qui se passe. La Commission européenne à la concurrence a récemment accusé Google de position dominante avec son système d’exploitation Android qui équipe 80 % des smartphones dans le monde. Une situation qui rappelle celle de Microsoft dont le système d’exploitation équipe presque tous les ordinateurs de bureau. La société fondée par Bill Gates n’a pas été inquiétée pour ce fait mais a quand même dû renoncer en 1998 à imposer aux consommateurs son propre navigateur Explorer vendu par défaut avec son système d’exploitation. Tout cela pour dire que si Uber commence à cannibaliser tout le secteur des taxis et du transport privé, l’Etat peut intervenir. Je précise que si Facebook, Google, Uber, Amazon ou encore Airbnb jouissent actuellement d’une position de monopole naturel dans leur secteur respectif, cela ne veut pas dire que ces sociétés sont éternelles. Elles sont menacées, entre autres, par une concurrence générationnelle. Les enfants n’aiment en général pas ce qu’aimaient leurs parents.

La révolution numérique permet de mieux faire coïncider l’offre et la demande. Mais en faisant ainsi, elle élimine aussi des intermédiaires et donc des emplois…
En effet. Mais c’est le propre de la technologie en général, pas seulement de la numérisation, que de détruire des emplois. Même l’invention de la charrue en a supprimés. Les inventions permettent d’économiser sur l’effort. Comme l’affirme Auguste Comte (1798-1857), fondateur du positivisme, le progrès technique libère l’homme de ses activités ingrates. Et c’est vrai. Les conditions de travail des ouvriers d’aujourd’hui, indépendamment des lois sociales, sont incomparablement moins pénibles que celles de l’époque de la révolution industrielle. La numérisation poursuit la tendance et élimine les tâches les plus répétitives. Le prix à payer, ce sont des emplois qui disparaissent. Ce ne sont d’ailleurs pas toujours les plus mal payés qui sont le plus menacés. Les nettoyeurs de bureaux, par exemple, ne seront pas remplacés de sitôt par des robots, ni un chauffeur de poids lourds. Les premiers à passer à la trappe sont les emplois répétitifs, moyennement rémunérés comme guichetier, opératrice téléphonique, certaines tâches de bureau, etc. Cela dit, la numérisation de la société court-circuite aussi les intermédiaires dans des secteurs où ceux-ci ont parfois trop de pouvoir, comme les grands groupes de distribution, qui vendent aux consommateurs des marchandises à un prix allant jusqu’à 8 ou 10 fois celui qu’ils payent aux producteurs agricoles. C’est une situation de monopsone [Situation économique où de nombreux vendeurs doivent écouler leur marchandise à un acheteur unique, ndlr] qu’Internet contribue à casser.

Le revenu de base inconditionnel (RBI), dont l’introduction en Suisse a été refusée en votation populaire ce printemps, aurait-il pu représenter une solution à l’érosion des emplois liée à la numérisation ?
L’argument principal avancé par les promoteurs du RBI était de venir en aide à toute une catégorie de la population condamnée à perdre son emploi à cause de la numérisation de la société. Klaus Schwab lui-même, fondateur du Forum économique de Davos et professeur à la retraite de l’Université de Genève, prédit que 40 % des emplois vont disparaître avec l’avènement de l’industrie 4.0 [nom donné à la « quatrième révolution industrielle » caractérisée par la mise en place d’« usines intelligentes », basées sur l’Internet des objets et les systèmes cyber-physiques, ndlr]. Je suis très sceptique face à ces prévisions. En réalité, le progrès technologique remplace des tâches, pas toujours des métiers. Si l’une d’entre elle est effectuée par un robot, le travailleur aura plus de temps pour se concentrer sur d’autres activités, en général plus complexes. En d’autres termes, la technologie, sur le long terme, ne fait pas que remplacer les travailleurs. Elle les utilise pour produire davantage avec le même effort. La révolution numérique, à mon sens, ne rime donc pas forcément avec licenciement, car elle aura tendance à recréer des emplois ailleurs.

Mais tous les employés ne pourront pas en profiter…
Il faut bien sûr que la personne concernée ait les moyens, l’éducation et les ressources pour se consacrer à ces nouvelles activités. On aborde là le problème des inégalités entre les travailleurs capables de s’adapter et les autres. Et la frange de la population qui court le plus grand risque d’être laissée pour compte par l’évolution actuelle de l’économie et la spécialisation constante des métiers est celle dont la formation n’excède pas l’école obligatoire. Il y a vingt ans, toutes les entreprises employaient encore un factotum ou un commis. Aujourd’hui, mis à part à l’Etat, ce genre de postes n’existe plus. Cela devient aussi plus dur pour certaines formations post-obligatoires. Il y a vingt ans, un CFC (Certificat fédéral de capacité) suffisait pour trouver du travail. Maintenant, il faut compléter avec une Maturité professionnelle et puis, pourquoi pas, un cursus à la Haute école spécialisée.

Les autorités réagissent-elles à cette évolution ?
Elles proposent justement des formations plus poussées et prennent des initiatives pour éviter le décrochage scolaire. Dans sa nouvelle Constitution, la République et canton de Genève a inscrit le rallongement de l’instruction obligatoire jusqu’à la majorité, c’est-à-dire 18 ans (Article 194.1). Car on sait qu’un jeune qui n’a pas de qualification après le Cycle d’orientation rencontrera des problèmes d’emploi toute sa vie.

La numérisation bouleverse-t-elle aussi votre métier de professeur ?
Oui, dans la mesure où nous pouvons remplacer un cours répétitif que l’on donne chaque année par un MOOC (Massive Open Online Course, ou Cours en ligne, ouvert et massif). Plusieurs plateformes Internet proposent ce genre de services. Il existe encore une vraie concurrence à ce niveau-là. L’Université de Genève propose une dizaine de ces cours, qui incluent des exercices, des lectures et des examens. Les étudiants peuvent les suivre chez eux et les heures de cours peuvent alors être consacrées à l’approfondissement de certaines questions, aux exercices pratiques, etc. Monter un MOOC s’avère une entreprise coûteuse en temps et en argent, mais elle peut bouleverser les rythmes de travail, dans le bon sens. Je pense en particulier à la femme avec enfant, à l’étudiant obligé de travailler à plein temps pour vivre, etc. Le MOOC leur permet de suivre des cours pendant leur temps libre, ce qui favorise la démocratisation des études. A condition d’être discipliné, bien sûr, car c’est un système très astreignant.

Les plateformes sur Internet se multiplient dans d’autres domaines aussi…
On voit en effet fleurir depuis plusieurs années des initiatives fascinantes. Les plateformes de « crowdfunding » permettent de lever des fonds pour n’importe quel projet à condition qu’il éveille l’intérêt d’investisseurs du monde entier. Des sites de vidéos en ligne permettent à des artistes de faire connaître leur production sans passer par des majors ou des labels. J’apprécie particulièrement les plateformes de microcrédit, qui ne permettent pas de gagner de l’argent mais qui donnent une chance à des habitants de pays en voie de développement de sortir de la pauvreté.

On voit aussi revenir en force le troc sur Internet. Qu’en pensez-vous ?
Les économistes ont tendance à rejeter cette forme d’échange. Le troc, c’est comme un échange de cadeaux. Selon l’anthropologue français Marcel Mauss (1872-1950), il possède une fonction sociale très importante. Mais pour un économiste, cette notion est absurde. Le troc, c’est l’économie d’avant l’invention de la monnaie, lorsqu’on ne pouvait pas faire autrement. On échangeait un lapin contre un poisson, à condition qu’on veuille un poisson et que l’on possède un lapin et réciproquement. C’est un type d’échange compliqué, coûteux et improbable. Il dépend de la double coïncidence des besoins. Il est évident qu’Internet permet d’améliorer les chances du troc. Je comprends aussi que certaines personnes n’aiment pas l’argent et préfèrent se tourner vers cet autre type d’échanges. Mais alors il faut aimer le troc. Car la monnaie a été inventée justement pour contourner cet obstacle majeur.