Campus n°126

Le laser qui lance la foudre crée des nuages et brise les cirrus

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Des impulsions laser ultracourtes et ultrapuissantes sont capables, à petite échelle, de modifier un certain nombre de phénomènes naturels tels que les éclairs et les nuages d’eau ou de glace. Le développement de lasers encore plus puissants pourrait rendre réaliste ce qui n’était jusqu’à présent que de lointaines utopies

Zeus est un dieu jaloux. Jean-Pierre Wolf devrait se méfier. Le professeur au Groupe de physique appliquée (Faculté des sciences) poursuit en effet ses manipulations météorologiques sans crainte de froisser le maître de l’Olympe. Son outil ? Un laser à impulsions très puissantes. Ses performances ? Déclencher et guider la foudre, créer ou pulvériser des nuages. Dans sa dernière publication parue le 20 mai dans la revue Science Advances, lui et son équipe ont filmé un cristal de glace, semblable à ceux qui forment les nuages de haute altitude appelés cirrus, soumis à une impulsion lumineuse. Les chercheurs ont ainsi pu observer pour la première fois, image par image, la destruction de la particule d’eau gelée par un laser et la formation rapide de nouveaux cristaux, plus nombreux et plus petits.
En plus de la connaissance fondamentale de ces phénomènes naturels, la motivation des chercheurs réside dans les potentielles applications à plus grande échelle de leurs recherches : protéger les avions ou les aéroports contre les éclairs, retarder la chute de la pluie pour la faire tomber plus loin, diminuer significativement la contribution de certains nuages de haute altitude à l’effet de serre… Ce n’est que musique d’avenir, argueront les observateurs. Certainement, mais un avenir qui se rapproche de plus en plus avec le développement récent de lasers d’une puissance spectaculaire, surprenant même pour Jean-Pierre Wolf, pourtant actif dans le domaine depuis bientôt trente ans.
Les lasers dont il est question ici n’émettent pas un rayon de puissance constante. La lumière est émise sous la forme d’une succession d’impulsions concentrant une énergie certes raisonnable mais dans un laps de temps ultracourt. Cette configuration permet d’atteindre des puissances crêtes (c’est-à-dire des valeurs maximales) phénoménales. Longtemps à la pointe du point de vue des performances, l’appareil fétiche de l’équipe de Jean-Pierre Wolf, le Teramobile, est un laser rangé dans un conteneur qui peut être déplacé par camion. Il produit typiquement des impulsions ultracourtes (50 femtosecondes ou millionièmes de milliardième de seconde) d’une puissance crête d’environ un terawatt (1000 milliards de watts). La puissance moyenne du dispositif, qui prend en compte les intervalles sans émission, n’est, elle, que de 1 watt.
« Certains industriels se sont lancés, à la suite des scientifiques, dans le perfectionnement et le développement de lasers à impulsions, explique le physicien genevois. L’un d’entre eux, en faisant des choix technologiques innovants, a réussi à mettre au point récemment un appareil d’une puissance moyenne 100 fois plus grande que le Teramobile. Et cela avec un rendement des dizaines de fois supérieur. C’est-à-dire que sa machine ne consomme pas beaucoup plus d’énergie que la nôtre et que son laser peut se ranger, lui aussi, dans un espace aussi grand qu’un conteneur standard. »
C’est peu dire que cela ouvre des perspectives et que certains rêves pourraient bien devenir réalité. Au début de ses recherches, dans les années 1990, le laser représentait pour Jean-Pierre Wolf et ses collègues avant tout un moyen efficace et innovant pour faire des mesures de l’état de l’atmosphère. L’idée consiste à envoyer des impulsions lumineuses vers le ciel, de mesurer les signaux qui sont réfléchis et d’en déduire la composition de l’air le long de la trajectoire du laser. Assez rapidement, toutefois, les scientifiques se rendent compte que ces rayons sont aussi capables d’influencer les phénomènes naturels qu’ils étudient.

Lanceur de foudre

Le plus spectaculaire d’entre eux est la foudre. Lorsque l’impulsion laser traverse l’atmosphère, elle crée deux phénomènes dits non linéaires. Le premier est un effet de focalisation naturel (effet de Kerr) qui permet au petit paquet de lumière de ne pas se disperser et de rester relativement compact même sur des distances de plusieurs kilomètres. Le second est la création d’un filament d’atomes ionisés, c’est-à-dire d’atomes auxquels le passage de l’impulsion laser a arraché un électron. Ce « fil conducteur » éphémère et aérien ne dure qu’une fraction de seconde. Mais cela suffit pour faire sortir un éclair d’un nuage électriquement chargé et le guider sur une certaine distance.
A la suite de plusieurs tentatives réussies en laboratoire, le Teramobile réalise une série d’expériences en 2004 au Nouveau-Mexique, dans une région et à une saison connues pour la fréquence de ses orages. Les tirs de laser parviennent à provoquer entre les nuages des éclairs assez courts, de l’ordre d’une dizaine de mètres. Invisibles pour les chercheurs depuis leur point d’observation, ils sont toutefois dûment détectés par des antennes qui les localisent à l’aide des radiofréquences qu’ils émettent. Leur trajectoire, comme prévu, n’est pas brisée, comme la foudre naturelle, mais rectiligne.
« Nous avons déjà des idées pour rallonger ces éclairs de manière à leur permettre d’atteindre le sol, précise Jean-Pierre Wolf. Mais pour poursuivre nos travaux en plein air, il faut des financements. Cela dit, nos travaux éveillent un certain intérêt, notamment de la part de l’industrie aéronautique. Leur espoir est de mettre au point des dispositifs permettant de déclencher la foudre à titre préventif et de protéger ainsi les avions en vol ou en phase d’atterrissage. Les lasers beaucoup plus puissants que le nôtre qui arrivent sur le marché, et que nous pourrions utiliser pour nos recherches, rendent ce genre de solutions de plus en plus réalistes. »

Créateur de nuages

En attendant, les lasers genevois ne restent pas à rien faire. Dans un domaine différent, les impulsions lumineuses très puissantes ont aussi la capacité de provoquer la condensation, en fines gouttelettes, de la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère. Dans un article paru le 9 octobre 2015 dans la revue Scientific Report, l’équipe genevoise est ainsi parvenue à produire des « nuages » à partir d’une humidité ambiante de 70 % – en dessous de ce taux, cela s’avère impossible. L’explication se trouve dans le fait que le laser, en traversant l’air, modifie les aérosols carbonés qu’il croise – il les « vieillit », en réalité – de telle manière que leur capacité naturelle à condenser la vapeur d’eau est augmentée de façon significative. Les gouttelettes ainsi obtenues sont plus petites et beaucoup plus nombreuses que dans un nuage naturel.
« Paradoxalement, les nuages issus de lasers pourraient retarder la pluie, explique Jean-Pierre Wolf. Prenons une masse d’air qui, en se déplaçant contre une montagne, s’élève et se refroidit. L’humidité présente se condense et lorsque les gouttes sont assez grosses, la pluie tombe. Avec un laser assez puissant, on peut imaginer créer un nuage de fines gouttelettes dans cette masse d’air avant qu’elle ne commence son ascension. En se refroidissant, le reste de l’humidité contenu dans l’air ferait enfler ces gouttelettes. Mais, de par leur nombre et leur taille, ces dernières offrent une surface totale beaucoup plus grande que des gouttes naturelles. En d’autres termes, les petites gouttes sont capables de capter beaucoup plus de vapeur d’eau supplémentaire sans précipiter. Le nuage pourrait alors passer l’obstacle avant de précipiter plus loin. Peut-être sera-t-il possible d’éviter ainsi que la pluie ne tombe sur une région déjà très humide et de l’amener là où le climat est plus aride. »
Les plus beaux nuages artificiels obtenus par les chercheurs genevois ont pour l’instant un diamètre de quelques mètres. En fabriquer des plus gros n’est, là aussi, qu’une question de temps et de moyens.

Briseur de glace

Et puis il y a les cirrus. Comme ils l’expliquent dans un article paru dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences du 18 juin 2014, Jean-Pierre Wolf et ses collègues ont bombardé avec leur laser un tel nuage créé artificiellement en laboratoire. Résultat : la taille et le nombre des cristaux qui forment les cirrus subissent une modification locale très importante avec pour conséquence de les rendre plus opaques aux rayons solaires et plus transparents aux infrarouges. L’article du mois de mai dernier paru dans Science Advances a permis de fournir une explication au phénomène. Il est basé sur des enregistrements réalisés à l’aide d’une caméra capable de prendre 140 000 images par seconde.
Ces petits films, dont les images sont parfois espacées les unes des autres de seulement 7 microsecondes, montrent comment l’impulsion lumineuse du laser frappe une particule de glace isolée et vaporise la plus grande partie de la matière (le reste partant en débris). Dans un volume plus ou moins étendu, l’humidité augmente alors soudainement et dépasse le seuil de saturation. Du coup, de nouveaux cristaux, plus petits et plus nombreux, se forment en quelques fractions de seconde à partir de noyaux de nucléation. Une transformation qui permet d’expliquer le changement des propriétés optiques observé en laboratoire.
Les cirrus dérivent à des altitudes variant entre 6 et 12 kilomètres. Ils couvrent environ 30 % des couches supérieures de la troposphère et jouent un rôle important dans ce que les scientifiques appellent le forçage radiatif, c’est-à-dire le bilan radiatif entre l’énergie qui est envoyée sur Terre par le Soleil et celle que la Terre et son atmosphère renvoient dans l’espace. Les cirrus réfléchissent en effet une partie du rayonnement solaire mais, d’un autre côté, ils contribuent aussi à l’effet de serre en empêchant la chaleur, c’est-à-dire des rayons infrarouges, de s’échapper.
Une fois de plus, on n’en est pas encore au stade de pouvoir bombarder les cirrus avec un laser afin de « lever partiellement le couvercle de l’effet de serre » qui pèse sur la Terre. Cela dit, même utopique, la technique paraît plus élégante et plus propre que celle qui consisterait à injecter massivement des aérosols soufrés dans l’atmosphère pour provoquer un refroidissement global – comme le préconise notamment le prix Nobel de chimie 1995 Paul Crutzen.

Anton Vos