Campus n°128

Du gène de la trompe et autres fantasmes

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Le génome humain – comme celui de tous les êtres vivants – a mis des centaines de millions d’années avant de parvenir à son état actuel. Il ne fallait pas s’attendre à ce que son fonctionnement soit d’une simplicité confondante. Denis Duboule explique pourquoi il va falloir patienter encore un peu pour voir se réaliser les espoirs que le décryptage du génome humain a éveillés.

Cela fait plus de quinze ans que le génome humain a été décrypté. À cette époque, on sentait déjà que l’être humain était davantage qu’un ensemble de gènes-programmateurs. Aujourd’hui, les scientifiques en sont persuadés : si l’on veut se connaître dans la plus stricte intimité biologique, il faut savoir lire entre les gènes. D’abord, en raison du fait que l’ADN séparant les parties codantes – ce qui correspond tout de même à 98 % du génome – n’est pas inutile, comme on le pensait au départ, mais s’avère tout aussi essentiel au bon fonctionnement de l’organisme que les gènes eux-mêmes. Ensuite, parce qu’en plus du génome, il faudrait, idéalement, connaître l’épigénome (tout ce qui, sous l’influence de l’environnement, se lie à l’ADN et module son fonctionnement), le transcriptome (l’ensemble des brins d’ARN présents dans les cellules) ou encore le protéome (l’ensemble des protéines synthétisées par les molécules d’ARN). Le tout sans oublier la composition du microbiote, à savoir les populations de bactéries, virus et autres microbes (dix fois plus nombreux que les cellules de notre corps) ayant colonisé la peau et les entrailles et qui jouent un rôle inattendu et de premier ordre dans le métabolisme. Alors que les chercheurs disposent depuis quelques années seulement d’un nouvel outil de génie génétique révolutionnaire (le CRISPR-cas9, lire encadré) et de moyens de séquençage et d’analyse biomoléculaires sans cesse plus performants, Denis Duboule, professeur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences), revient sur les progrès fulgurants et les limites de sa discipline.

Campus : Ces dernières années, la recherche en génétique a fait d’énormes progrès dans la compréhension des mécanismes tandis que les technologies de séquençage, d’analyse, etc. se sont perfectionnées. Mais les espoirs de guérison des grandes maladies ne sont toujours pas réalisés. Où en sommes-nous ?


Denis Duboule : Pour comprendre où nous en sommes aujourd’hui, il faut rappeler d’où nous venons. Au milieu des années 1970, durant mes études, on pensait encore que les animaux possédaient des gènes propres : l’éléphant avait un gène de la trompe, la vache celui des cornes, etc. Dans les dix ans qui suivent, on s’est aperçu que tous les animaux, qu’il s’agisse des mouches, des souris ou des humains, possèdent en réalité les mêmes gènes. Cela signifie que ces derniers, même identiques, peuvent fabriquer des formes de vie très différentes. Ce progrès conceptuel a cependant du même coup resserré le champ de recherche. On a en effet considéré que si les gènes sont si bien conservés à travers les millions d’années d’évolution, c’est qu’ils sont responsables de tout.

C’est le début du tout-génétique ?
On espère en effet comprendre les maladies en étudiant les gènes, c’est-à-dire la partie dite codante de l’ADN. On se met à parler du gène de l’obésité, de celui de l’orientation sexuelle, de celui de l’alcoolisme, etc. C’est aussi l’époque des programmes télévisés comme le Téléthon en faveur de la recherche sur les maladies génétiques telles que la myopathie de Duchesne et la mucoviscidose. De telles maladies, causées par la mutation d’un seul gène, sont toutefois rares et aujourd’hui presque toutes connues. Elles sont certes graves et dramatiques, mais le poids qu’elles font peser sur la société est négligeable au regard des maladies métaboliques, dégénératives, mentales, etc.

Et celles-ci ne sont pas monogéniques ?
Les chercheurs comprennent assez vite en effet que si des formes rares de ces maladies peuvent être causées par un seul gène muté, la plupart du temps, elles sont multigéniques. Forts de ce constat, ils se sont alors lancés dans de nombreuses et vastes études analysant l’ensemble des gènes de milliers de participants. Ces opérations, appelées GWAS (Genome-wide association studies), cherchent à établir des associations entre des variations génétiques et des maladies ou des traits
physiques particuliers.

Les GWAS n’ont-elles pas donné les résultats escomptés ?
Ces travaux ont fourni une toute petite partie de la réponse. Dans les meilleurs des cas, les GWAS ont produit des associations avec de très nombreux variants de gènes (allèles) qui, ensemble, n’expliquent qu’une fraction des cas de la maladie en question.

Un exemple ?
L’une des GWAS les plus révélatrices s’est focalisée non pas sur une maladie mais sur la taille des individus (GIANT, pour Genetic Investigation of Anthropocentric Traits). Publiée dans la revue Nature du 14 octobre 2010, cette enquête porte sur le génome de plus de 180 000 personnes. Elle a trouvé des centaines de variants génétiques, regroupés dans au moins 180 loci (régions chromosomiques), associés à la taille des personnes. Mais tous ces allèles n’expliquent en réalité que 10 % des variations de hauteur observées. Quand vous comprenez cela, vous comprenez aussi les difficultés de cette approche.

Comment expliquez-vous cet échec ?
Les GWAS se sont surtout focalisées sur les gènes qui ne représentent que 2 % de l’ensemble de l’ADN contenu dans chacune de nos cellules. Ces dix dernières années, on a commencé à comprendre que des mutations dans les 98 % restants peuvent, elles aussi, jouer un rôle important. Ces vastes territoires du génome humain comprennent en effet des zones chargées de réguler l’activité des gènes et qui, si elles sont altérées, peuvent entraîner une baisse, voire un arrêt total, de la production de la protéine correspondante.

Sur ces 98 % du génome, quelle proportion est utile ?
On ne le sait pas exactement. Si on découvre une variation dans une partie inconnue de la zone non codante du génome, on ne peut pas, a priori, déterminer si elle touche une partie importante ou non. Une mutation dans les portions d’ADN qui séparent les régions régulatrices de leurs gènes cibles, et qui sont à première vue « vides », peut avoir des conséquences. Le gène de la globine, par exemple, est éloigné de sa zone régulatrice et pour permettre aux deux entités d’entrer en contact, le segment d’ADN qui les sépare doit se recourber. Mais si, en raison d’une mutation, il manque un certain nombre de paires de base, le repliement risque de s’effectuer incorrectement avec pour résultat une diminution, voire un arrêt, de la production d’hémoglobine sanguine, conduisant à une anémie.

Il suffit donc de découvrir les zones régulatrices de tous les gènes...
Oui, mais chaque gène n’en a pas forcément qu’une seule. Il arrive en effet qu’un gène soit régulé par une région A lorsqu’il est exprimé dans le foie mais par la région B, située à un tout autre endroit, lorsqu’il est activé dans le cerveau. C’est pour cette raison, entre autres, qu’il est nécessaire de connaître, en plus du génome entier, l’épigénome. Et ce, pour chaque organe ou tissu.

Qu’est-ce que l’épigénome ?
Il s’agit de mécanismes moléculaires comme des groupes méthyles, qui viennent se coller à l’ADN à des endroits précis, ou de modifications dans la chromatine. Cet appareil complexe se structure autour du génome pour moduler l’activité des gènes et des régions régulatrices sans changer la moindre lettre du code génétique. La nature des cellules (hépatiques, nerveuses, musculaires…) ainsi que les facteurs environnementaux tels que l’alimentation, le stress ou l’exercice physique exercent une influence sur ces mécanismes. C’est un champ de recherche nouveau et passionnant, ne serait-ce que par le fait que certaines de ces modifications épigénétiques se transmettent de génération en génération. De plus, cet épigénome est dynamique puisqu’il peut varier selon l’heure de la journée. Dans le foie, par exemple, il ne sera pas le même à 11 heures du matin, lorsque les cellules s’apprêtent à relâcher des enzymes de détoxification, que le soir, quand elles sont au repos.

Cela fait beaucoup de paramètres à suivre…
Et ce n’est pas tout. Michael Snyder, professeur à l’Université de Stanford – qui comptait parmi les orateurs du colloque Wright qui s’est tenu à l’Université de Genève en novembre dernier –, s’est lancé dans une recherche consistant à récolter de manière régulière un maximum de données biomoléculaires d’une personne saine afin d’observer ce qui change en cas de maladie, de modification du mode de vie, etc. Cela implique des prises de sang hebdomadaires (et tous les jours en cas de maladie), le séquençage de son ADN, l’analyse répétée de l’épigénome, du transcriptome et du protéome – avec un accent particulier sur certaines molécules plus importantes que d’autres pour la santé – et le suivi des variations dans la composition du microbiote. Il a commencé il y a sept ans en se prenant lui-même comme patient. Aujourd’hui, il suit une centaine de personnes. Ses travaux alimentent une énorme base de données baptisée ENCODE (lire encadré).

Grâce à la connaissance du génome et de ce qui l’entoure, sera-t-il possible de donner un jour une définition d’une personne absolument saine ?
Cette notion n’a pas de sens en génétique, pas plus que le terme même de « génome humain » d’ailleurs. Le grand public imagine qu’il existe un génome « normal », une référence par rapport à laquelle chaque individu présente des variations qui seraient la cause de ses tracas de santé. C’est inexact. Chaque population humaine a évolué au cours des millénaires dans des conditions environnementales spécifiques. Les variations génétiques que l’on constate entre elles n’ont donc rien à voir avec la santé mais avec leur histoire adaptative. On peut néanmoins imaginer de fabriquer un génome artificiel (sur ordinateur) qui serait une espèce de synthèse de tous les génomes humains existants et qui reprendrait, pour chaque gène, la version la plus fréquemment rencontrée dans l’ensemble de la population mondiale. Ce Big Genome représenterait un point au milieu des nuages de génomes formés par les différentes populations de la planète. Je suis persuadé qu’un jour pas si lointain on pourra réellement synthétiser un génome humain (on le fait déjà avec des bactéries dont l’ADN possède 5 millions de paires de base). Et le premier pourrait être ce Big Genome.

À quoi ressemblerait un être humain né avec un tel ADN ?
Il serait une sorte de métis absolu. C’est un peu comme si vous mélangiez tous les types humains en un seul coup. Au final, il serait inadapté partout puisqu’il ne posséderait aucune des particularités génétiques permettant aux différents groupes humains de s’acclimater à leur environnement.

Depuis quelques années, les généticiens disposent d’un nouvel outil, le CRISPR-Cas9. De quoi s’agit-il et quels sont ses avantages ?
Il s’agit d’une technique d’édition génomique développée en 2012 (lire encadré) basé sur une enzyme de bactérie permettant de couper des brins d’ADN et de les recoller comme on le souhaite. Ce qui est nouveau, ce sont les performances : à la place de 1 % d’efficacité obtenu avec les techniques traditionnelles, on arrive à 98 % avec CRISPR-Cas9. Pour les chercheurs, c’est un progrès énorme. On peut tout faire plus rapidement et avec plus de précision. Du coup, les nouvelles possibilités explosent.

N’y a-t-il pas de risque qu’avec ce nouvel outil on parvienne plus facilement à modifier les embryons ?
Je n’y vois pas un risque mais des bénéfices potentiels. Du moment qu’il s’agit de corriger des défauts du génome avant l’implantation de l’embryon in utero, je ne vois vraiment pas où est le problème. Faire naître un bébé dont le génome aurait été réparé pour éviter l’apparition d’une ou de plusieurs maladies présente un double avantage. Cela protège l’enfant lui-même mais aussi ses propres enfants. Aujourd’hui, on procède à de la chirurgie sur des fœtus en cas de malformation. Mais ces petits patients conserveront leurs gènes dysfonctionnels toute leur vie et risquent de les transmettre à leur propre descendance. Pourquoi ne pas autoriser la chirurgie génomique ?

Les progrès technologiques tels que le CRISPR-Cas9 nous permettront-ils d’améliorer des embryons et de donner naissance à des « surhommes » dotés de capacités physiques ou mentales augmentées ?
Avant de fabriquer un surhomme, il faut d’abord se rendre compte qu’il existe un certain nombre de contraintes dont on ne peut pas faire l’impasse. Nous avons par exemple cinq doigts, au grand dam de certains pianistes qui aimeraient en posséder davantage pour pouvoir jouer des pièces difficiles. Il se trouve que cette formule pentadactyle a été fixée il y a 380 millions d’années environ et que l’on ne peut plus la changer. Même le cheval qui n’en a plus qu’un seul passe par une phase à cinq doigts lorsqu’il est un embryon. Il n’y a aucun avantage évolutif à cela. Il se trouve simplement que ce nombre dépend de la surface disponible pour faire des doigts dans le champ à disposition qui pousse au bout des bras au cours du développement embryonnaire. Changer cet état de fait reviendrait à effectuer un grand nombre d’autres modifications. C’est un peu comme si l’on installait les sanitaires de l’appartement du dixième étage côté nord alors qu’à tous les autres étages, ils sont côté sud : cela demanderait des travaux démesurés. Selon la même logique, on ne peut pas imaginer pouvoir plier les doigts indépendamment dans les deux sens (quel que soit l’avantage que cela pourrait procurer). Il existe en effet dans notre plan de fabrication le plus fondamental une symétrie dorso-ventrale et antéro-postérieure qui est inchangeable à moins de revenir à des structures peu polarisées comme celle des oursins. On ne peut donc pas faire n’importe quoi.

Ne pourrait-on pas améliorer les performances de l’être humain sans pour autant changer sa structure générale ?
Nous sommes le résultat d’un équilibre obtenu après des millions d’années d’évolution et d’adaptations successives à des conditions environnementales changeantes. Nous sommes un assemblage de parties imparfaites qui font de nous un être adapté autant que possible à son environnement. L’un des résultats de ce continuel perfectionnement, c’est que chaque gène sert à des taches différentes. Changer l’un d’entre eux aurait forcément une influence sur un ou plusieurs autres avec comme résultat une diminution générale de notre fonctionnalité. On ne peut pas tout avoir. Par exemple, si vous désirez disposer d’une mémoire visuelle impressionnante, comme certaines personnes souffrant du syndrome d’Asperger, mais sans les problèmes associés à ce trouble, il faut bricoler un agrandissement de la surface corticale nécessaire pour stocker plus d’images sans toucher aux autres fonctions cérébrales. Cela implique une augmentation de la taille du cerveau, donc celle du crâne. Mais pour soutenir tout cela, il faut aussi changer l’os occipital, puis la colonne vertébrale et donc la stature générale. En d’autres termes, il s’agit de passer à un autre équilibre qui ne correspond plus à celui de l’être humain actuel.

Bref, vous ne croyez pas aux surhommes.
J’ai peu d’espoir. Ce à quoi on pourra arriver de mieux, selon moi, ce sont des Homo sapiens qui vivront jusqu’à 110-120 ans avec, peut-être, une qualité de vie équivalente à des individus de 75 ans aujourd’hui. Cela sans être particulièrement plus heureux et tout en dépendant des assurances sociales. Cela dit, il ne faut pas totalement rejeter l’idée que l’on puisse un jour comprendre le fonctionnement du génome au point de l’assimiler à une « cause adéquate » au sens spinoziste.

C’est-à-dire ?
C’est-à-dire une cause (le génome, dans le cas présent) dont la connaissance serait suffisante pour en déduire tous ses effets. En d’autres termes, certains chercheurs sont convaincus qu’en connaissant parfaitement l’ensemble des mécanismes génomiques, on pourrait en calculer le résultat. Il faut préciser que d’autres scientifiques estiment en revanche qu’entre le génome (la cause) et le phénotype (le résultat visible), il existe une couche supplémentaire constituée de « propriétés émergentes », imprévisibles et qui instillent une dose d’aléatoire dans le processus. Mais si tel n’était pas le cas et si le génome était une cause adéquate, alors on pourrait imaginer disposer d’ordinateurs et de programmes assez puissants pour calculer le ou les effets possibles d’un génome donné. Il serait possible de vérifier si notre génome, qui s’apparente à une équation mathématique gigantesque, accepte une solution alternative à celle que l’on connaît déjà. On pourrait également réaliser des simulations de développements embryonnaires après avoir opéré des mutations plus ou moins importantes dans le code de base et tester ainsi, toujours par ordinateur, si l’on peut obtenir quelque chose d’intéressant et de fonctionnel qui soit différent du résultat actuel. Inutile de préciser que nous en sommes encore loin.