Campus n°129

Un cerveau de Cro-Magnon dans un monde moderne

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Face au défi que représente le changement climatique, comment encourager des comportements plus conformes aux préceptes du développement durable ? La question est au centre des travaux menés par le « Consumer Decision and Sustainable Behaviour Lab »

Depuis 2016, 35 % des coraux formant la Grande Barrière australienne, soit le plus grand écosystème du monde, sont morts ou en voie de l’être, blanchis par la hausse de la température des eaux. Pendant ce temps, la première puissance économique mondiale s’est dotée d’un nouveau président qui considère que « le concept du réchauffement climatique a été créé par et pour les Chinois dans le but de rendre l’industrie américaine non compétitive ».
Faut-il dès lors se résigner au pire ? C’est une perspective que se refuse à envisager Tobias Brosch, professeur assistant à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation ainsi qu’au Centre interfacultaire en sciences affectives où il dirige le Consumer Decision and Sustainable Behaviour Lab. Employant une dizaine de personnes pour un budget de 2 millions de francs, cette structure s’est donné pour objectif d’utiliser les connaissances dont on dispose sur l’impact des émotions afin d’encourager des comportements plus durables.
« Je ne sais pas s’il est possible de faire changer d’avis quelqu’un comme Donald Trump dont le scepticisme à l’égard du changement climatique est lié à des considérations idéologiques et à une logique politique, explique le jeune chercheur. De manière globale, je suis cependant assez optimiste. D’une part, parce que depuis les Accords de Paris, il me semble que les milieux économiques ont compris que la transition vers une économie durable se fera quoi qu’il
en coûte. De l’autre, parce qu’au niveau de la recherche beaucoup de progrès ont été accomplis ces dernières années, ce qui fait que nous disposons aujourd’hui de nombreux outils permettant de proposer des interventions concrètes pouvant aider à réduire la consommation des ressources. »
Contrairement à la plupart des structures actives dans ce domaine, le laboratoire dirigé par Tobias Brosch étudie à
la fois les mécanismes conscients – valeurs, croyances ou intérêts – susceptibles d’influencer notre comportement et les réactions affectives automatiques qui sont souvent moins accessibles à l’introspection.
« En matière d’environnement, il n’existe pas de modèle de comportement, poursuit Tobias Brosch, mais une multitude de groupes portés par des valeurs et des fonctionnements affectifs très différents. Notre idée est de développer des récits narratifs véhiculant un message adapté à chacune de ces populations. »
Pour y parvenir, le laboratoire multiplie les approches, utilisant aussi bien des études comportementales avec des tâches spécifiques à effectuer en laboratoire, des mesures
de neuro-imagerie afin d’examiner la base des mécanismes de décision, que des analyses portant sur les réseaux sociaux ou sur les élections.
Sur le plan de l’orientation politique, par exemple, il est aujourd’hui bien attesté que les sympathisants de gauche se montrent généralement plus réceptifs aux enjeux liés à la protection de l’environnement. À contrario, à droite de l’échiquier, c’est plutôt l’individualisme qui domine. Pour sensibiliser ce public à des comportements plus conformes aux préceptes du développement durable, il ne sert donc pas à grand-chose d’axer le discours sur la nécessité de préserver notre écosystème.
La démarche peut même s’avérer franchement contre-productive. Une récente étude menée aux Etats-Unis a ainsi montré que les sympathisants de droite achetaient plus volontiers une ampoule de type économique lorsque celle-ci ne portait pas d’autocollant stipulant qu’elle était favorable à l’environnement que lorsqu’elle était dénuée de cette indication.
« Face à ce type de réaction, complète Tobias Brosch, la littérature scientifique montre qu’il est plus efficace de mettre en avant des éléments comme l’indépendance énergétique – choix qui a été fait par les Services industriels genevois dans le cadre de la campagne « Fait ici, pour ici » –, l’authenticité, voire la foi. Lorsque le pape François a déclaré que la protection de la Terre était aussi l’affaire des chrétiens, il a, par exemple, touché une foule des gens qui sont normalement peu concernés par ce genre de questions. »
Une autre manière de procéder consiste à associer un comportement respectueux de l’environnement à un statut social prestigieux en jouant sur ce que les psychologues appellent le principe de conservation ostentatoire. C’est ce qu’a parfaitement compris l’entrepreneur Elon Musk qui, après avoir commercialisé les luxueuses voitures électriques de la marque Tesla, s’est lancé dans la production de panneaux solaires design.
« Les seules conditions pour que ce type de levier fonctionne, c’est que le produit concerné soit relativement exclusif – donc cher – et qu’il soit visible », précise Tobias Brosch.
Constitutifs de l’identité de chaque individu, liés à l’histoire personnelle, à l’environnement culturel et aux convictions de chacun, les comportements reposant sur nos valeurs sont cependant très stables et donc difficiles à influencer. Raison pour laquelle les chercheurs du Consumer Decision and Sustainable Behaviour Lab consacrent une grande partie de leurs efforts à l’étude des nombreux biais cognitifs qui, de manière plus ou moins consciente, influencent également nos choix quotidiens.
Parmi ceux-ci, un des plus largement partagés est sans doute le phénomène de dévalorisation temporelle. Une tendance qui pousse chacun d’entre nous à surévaluer un bénéfice immédiat par rapport à un bénéfice plus lointain dans le temps, même si ce dernier est supérieur.
À cette tyrannie du « ici et maintenant », s’ajoute l’aversion à la perte. Par nature, l’être humain déteste en effet plus perdre qu’il n’aime gagner. Deux formes de « réflexes » psychologiques qui contribuent fortement à rendre difficile à avaler l’idée de partager son véhicule ou de prendre l’avion moins souvent pour contribuer à sauver la planète.
« Ce qui est intéressant pour nous, c’est que, connaissant ces caractéristiques, on peut utiliser ces biais négatifs pour orienter les choix des consommateurs, explique Tobias Brosch. En collaboration avec les SIG, nous avons par exemple testé une grille de tarifs, pour l’instant purement théorique, basée sur un double système de récompense et de punition. Les résultats ont montré que, grâce à ce phénomène d’aversion à la perte, la punition est plus efficace que la récompense pour réduire sa consommation d’électricité. Ce type de système étant difficilement envisageable dans un cadre où le marché est libre, l’idéal serait donc un modèle offrant les deux options.
Le bonus permettant une meilleure acceptabilité de la mesure, tandis que la menace de la punition servirait à guider les comportements. »
Selon la même logique, on peut utiliser la tendance de chaque individu à se comparer aux autres membres du groupe auquel il appartient pour donner un petit coup de pouce aux bonnes habitudes. Aux Etats-Unis, l’entreprise OPower a ainsi décidé d’accompagner ses factures d’électricité d’une information sur la consommation du voisinage agrémentée d’un smiley ou d’un frowny). « C’est une mesure qui fonctionne très bien, note Tobias Brosch. Les gens comparent leurs relevés et comme ils ne veulent pas trop dévier de la norme, ils ajustent leur consommation vers le bas de façon presque automatique. Le résultat, c’est une économie globale importante pour un coût qui se résume à imprimer deux lignes de plus sur un formulaire. »
Dans un registre similaire, le recours à un tarif écologique sélectionné par défaut peut également rapporter gros. Les expériences menées dans ce domaine montrent en effet que cette minime intervention peut faire passer de 10 à 70 % le nombre de foyers adhérant à une énergie verte.
Dans le cas présent, il s’agit pour les chercheurs de jouer sur la passivité du consommateur. La théorie veut en effet que le rythme effréné des choses à gérer au quotidien empêche la plupart des individus de réfléchir à ce type de choix, qui sont pourtant fondamentaux. Du coup, ceux-ci ont tendance à suivre la vague et donc à accepter un choix fait par défaut plutôt que de faire une démarche active pour le refuser. Ne posant pas de problèmes éthiques du moment que le consommateur conserve le choix d’accepter ou de refuser le tarif qui lui est proposé, ce genre de mesure a par ailleurs l’avantage d’être simple à mettre en place, peu onéreuse et surtout de toucher la grande masse des indécis.
« Tous ces biais sont des héritages de l’évolution, résume Tobias Brosch. Il y a environ 100 000 ans, dans un état de survie permanente et avec une espérance de vie qui ne dépassait pas une quarantaine d’années, la focalisation sur le présent ou l’aversion à la perte étaient des traits qui se justifiaient pleinement.
Le problème, c’est que ce cerveau de Cro-Magnon, qui est encore le nôtre aujourd’hui, n’est pas très adapté lorsqu’il s’agit de prendre en compte des conséquences sur le long terme, ce qui est le propre des défis soulevés par le changement climatique. D’où l’intérêt de pouvoir influencer ses choix quitte à aller parfois contre ce qui semble être sa nature. »