Campus n°129

Chasse au trésor dans le lit de la Falémé

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Quatre découvertes et quatre premières. Tel est le spectaculaire résultat de la dernière campagne de fouilles archéologiques menée cet hiver dans l’est du Sénégal par l’équipe d’Eric Huysecom, professeur associé à l’Unité d’anthropologie du Département de génétique et évolution (Faculté des sciences). Les chercheurs genevois, associés à des collègues français, maliens et sénégalais, ont en effet rapporté dans leurs bagages une collection de bifaces datant de plus de 300 000 ans, quelques hématites utilisées pour leur pouvoir colorant il y a plus de 30 000 ans, des relevés de dizaines de fours destinés à la métallurgie du fer, dont certains sont vieux de plus de deux millénaires, et des creusets ayant servi à la transformation de l’or il y a mille ans. Chacune de ces trouvailles remet l’Afrique de l’Ouest au centre de l’histoire ancienne de l’être humain sur ce continent, une place dont elle a longtemps été absente, faute de données.
« Ces trésors archéologiques ont été mis au jour dans la vallée de la Falémé, un affluent du fleuve Sénégal qui suit, en gros, la frontière entre le Sénégal et le Mali, explique Eric Huysecom. Nous y menons des fouilles depuis 2012, après avoir dû quitter notre base scientifique du Mali à cause de l’invasion des groupes djihadistes. Notre projet, qui mobilise sur le terrain jusqu’à 40 archéologues, paléo-environnementalistes, ethno-historiens et autres géomorphologues, reste le même. Il vise l’étude du peuplement humain présent et passé en Afrique ainsi que la reconstitution et l’analyse des interactions entre les sociétés humaines et les variations climatiques et environnementales. »
Irriguée toute l’année, la vallée de la Falémé forme un large corridor orienté nord-sud reliant l’Afrique subsaharienne aux forêts équatoriales de Guinée. Cet axe de communication naturel a attiré l’attention des chercheurs genevois en raison des nombreux indices suggérant des peuplements possiblement très anciens dans la région. Par ailleurs, s’il existe déjà un certain nombre de campagnes de fouille dans le reste du Sénégal, les marches orientales du pays n’avaient jusqu’à présent presque jamais senti la morsure d’une pioche d’archéologue.
Il a fallu à l’équipe pluridisciplinaire cinq campagnes pour explorer la vallée, choisir les meilleurs sites et entreprendre les travaux de fouilles préliminaires. « C’est long, admet Eric Huysecom. Mais cette persévérance est indispensable dans notre métier. Et elle porte aujourd’hui ses fruits. »

Bifaces en place

Le trésor le plus ancien déterré dans la vallée de la Falémé est un important atelier de production de bifaces, c’est-à-dire de grands outils en pierre taillés sur les deux côtés et caractéristiques de l’Acheuléen, une période du paléolithique inférieur. Découvert dans les contreforts d’un ravin à environ 5 kilomètres du fleuve, le site a dévoilé un bric-à-brac de blocs et de milliers de pièces et de déchets de taille. Tout près de là affleure une énorme veine de grès de bonne qualité qui a fourni la matière première pour la fabrication des outils dont certains sont aussi grands qu’une main adulte.
« L’occupation n’est pas forcément constante, estime Katja Douze, chercheuse à l’Unité d’anthropologie et spécialiste du paléolithique. Mais ce gisement a probablement fait revenir régulièrement les hommes au même endroit pour se fournir en outillage. »
L’atelier de taille n’a pas encore pu être daté avec précision. Les chercheurs savent seulement qu’il est antérieur à 300 000 ans, soit l’âge de la couche de terre située juste au-dessus qui a été analysée lors d’une campagne précédente. La datation de l’étage comprenant les bifaces est néanmoins en cours à l’Université de Bordeaux. Une chose est sûre, ce n’est pas l’homme moderne qui a façonné ces outils mais son prédécesseur l’Homo erectus, grand inventeur et premier hominidé à avoir quitté l’Afrique pour se répandre à la surface du monde. Pour lui, le biface représentait l’équivalent paléolithique du couteau suisse. Il lui servait à racler, râper, couper, tailler, percer…
« L’Acheuléen désigne le premier ensemble culturel humain qui soit commun à tout l’Ancien monde, précise Eric Huysecom. On en retrouve des traces, sous forme de bifaces justement, en Europe, en Asie et en Afrique. Sur ce dernier continent, il est bien documenté dans le sud, dans l’est et depuis peu aussi au Maghreb. Mais en Afrique de l’Ouest, on n’avait encore jamais trouvé autant de vestiges de cette époque. Et, surtout, c’est la première fois que l’on en découvre in situ, c’est-à-dire tels que laissés par l’homme, et en stratigraphie, ce qui nous permet de les étudier en détail et de les placer dans leur contexte. »

Petites hématites

La deuxième surprise de la campagne 2017 est apparue sous la forme de quelques fragments de roche rouges de 3 ou 4 millimètres de côté. Il s’agit d’hématites, c’est-à-dire de minéraux riches en oxyde de fer qui, lorsqu’ils sont chimiquement dégradés, deviennent une matière très colorante. Plusieurs études ont attesté leur utilisation dès 80 000 ans avant notre ère en Afrique du Sud. Selon elles, l’hématite aurait servi de colorant pour le corps ou pour divers supports, d’ingrédient dans la confection de colle, d’antimoustique, de protection contre le soleil et même de cicatrisant.
« J’ignore à quoi les fragments que j’ai trouvés en particulier ont servi, précise Maria Lorenzo Martinez, qui prépare sa thèse sur la production lithique de cette période en Afrique de l’Ouest. J’ai remarqué à la surface d’un des échantillons des stries qui semblent indiquer qu’il a été frotté, peut-être pour en faire de la poudre. Mais pour en savoir davantage, il faudra une étude plus approfondie. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que l’hématite n’est pas présente naturellement dans la vallée de la Falémé. Elle provient de plateaux plus lointains et a été apportée par Homo sapiens. »
Mis à part une autre occurrence au Mali, mais qui n’a pas encore été publiée, c’est la première hématite de ce type mise au jour en Afrique de l’Ouest. Elle a été dûment datée entre 33 000 et 35 000 ans avant le présent. « C’est une découverte très sensible, car on touche potentiellement aux premiers signes d’un comportement symbolique de l’homme moderne, souligne Eric Huysecom. Les hématites de la Falémé permettent en tout cas de placer un premier point sur la carte de l’Afrique de l’Ouest. »
Les sites fouillés par Maria Lorenzo Martinez ont également fourni une importante collection de pièces bifaciales, c’est-à-dire des outils en pierres taillées plus petits et plus travaillés que les grands bifaces cités plus haut. La doctorante en a sorti une vingtaine du sol en une seule campagne. Une quantité exceptionnelle qui a d’ores et déjà permis d’identifier plusieurs discontinuités dans le peuplement de la région entre 70 000 et 20 000 ans avant le présent.
« Certaines pièces sont très différentes et n’auraient jamais été associées entre elles si on ne les avait pas trouvées dans les mêmes couches, note Maria Lorenzo Martinez. La fabrication est purement locale, car toutes les matières utilisées (silexite, grès quartzite, grès silicifié…) sont présentes naturellement autour du site de fouille. On trouve surtout des pointes utilisées comme projectiles. Leur extrémité cassée de manière caractéristique prouve qu’elles ont servi à la chasse. Ce sont des pièces magnifiques qui démontrent un travail très fin, suggérant l’utilisation pour certaines de la technique de la pression qui apparaît généralement plus tard, au Mésolithique, voire au Néolithique. »

Savoir-faire dans le fer

À l’affût de signes témoignant des premières utilisations du fer par l’être humain, Anne Mayor, chargée de cours à l’Unité d’anthropologie, a quant à elle dû s’éloigner de 15 kilomètres du fleuve avant de réaliser ses premières découvertes, la prospection le long de la Falémé n’ayant rien donné. C’est le gardien de la réserve toute proche du Boundou, lui-même un ancien forgeron, qui a montré à la chercheuse genevoise ses premiers fours anciens ayant servi à la réduction du fer, perdus en pleine brousse.
« Nous avons identifié, dans une même région et parfois au même endroit, deux types de fours issus de deux technologies totalement différentes, explique-t-elle. Le premier se présente sous la forme d’un amas de scories sous lesquelles on peut retrouver des restes de four ainsi que des tuyères d’amenée d’air. Ces installations ont visiblement été réutilisées et sur de longues périodes. On en a dénombré une quinzaine, mais il y en a certainement plus. Le second type de fours, en revanche, a laissé des traces moins visibles. Il ne reste au sol que des cercles indiquant la base de parois et il faut creuser pour trouver la fosse où s’écoulait la scorie. Ces fours sont à usage unique, mais ils sont plus nombreux. On en a trouvé des dizaines en batterie, les uns à côté des autres, des centaines en tout. »
La datation de ces installations a permis d’apporter un début d’explication à cette curieuse cohabitation. L’analyse indique en effet que les fours réutilisables datent de 400 à 200 ans avant notre ère tandis que ceux à usage unique sont apparus entre 400 et 600 ans après notre ère. En d’autres termes, ces deux technologies sont séparées par un millénaire. Et si les forgerons sont revenus au même endroit après tout ce temps, c’est probablement en raison de la présence de minerai. Celui-ci n’a cependant pas encore été localisé.
« L’Afrique subsaharienne se distingue par le fait que le procédé de réduction du fer y a été inventé de manière indépendante, poursuit Eric Huysecom. Très précoce et manifestement antérieure à la métallurgie du cuivre (contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres régions du globe), cette pratique commence en Afrique vers 1500 avant notre ère. Mais cela n’est attesté que par un petit nombre de vestiges, notamment un four et quelques datations au carbone 14 au Niger et près des Grands Lacs. Les découvertes réalisées dans la vallée de la Falémé, même si elles ne sont pas si anciennes, permettront de mieux documenter l’évolution de ces technologies dans cette partie du monde au cours des trois derniers millénaires. »
Sur un des trois sites fouillés par Anne Mayor et ses collègues, une tranchée creusée à proximité d’un amas de scories a révélé les restes d’un habitat directement lié à la production métallurgique, ce qui n’est pas courant. Autre curiosité : la découverte, dans les restes de four datant du Ier siècle de notre ère, de scories en forme de noix de palmier rônier (appartenant au genre Borassus). Ce qui s’est probablement passé, c’est que les scories, c’est-à-dire les déchets du processus de réduction du fer, ont coulé dans la cuvette du four préalablement remplie de fruits du palmier à la place de la paille habituellement utilisée. D’une manière ou d’une autre, la matière en fusion a pris la place de la graine ou de la noix et formé ainsi un moulage. Quoi qu’il en soit, dans le domaine de la typologie des scories, c’est, là aussi, une première.

Forts en or

Dernier cliché potentiellement battu en brèche : la transformation de l’or. La vallée de la Falémé se trouve en effet à proximité des mythiques mines d’or du Bambouk qui ont contribué à la fortune des empires du Ghana (du Ve au XIIIe siècle) puis du Mali (du XIIIe au XVIe siècle). On est en quelque sorte au cœur de l’eldorado ouest-africain, cible de nombreuses convoitises, même européennes, à travers tout le Moyen Âge et jusqu’à aujourd’hui.
« Faute d’éléments permettant d’affirmer le contraire, on a toujours pensé que les Africains vivant sur cette ressource exceptionnelle se bornaient à extraire l’or et à le vendre à des intermédiaires généralement arabes, explique Eric Huysecom. La poudre d’or était ensuite acheminée vers les cités nord-africaines comme Le Caire et c’était seulement là qu’elle était transformée en bijoux ou pièces de monnaie. »
Cette vision pourrait cependant bien être revue et corrigée depuis la découverte près de la Falémé d’un curieux bâtiment rectangulaire et massif ainsi qu’une série de creusets de forme standard présents tout au long de l’occupation du village. Remarquant l’absence de scories et d’autres déchets caractéristiques, les chercheurs ont écarté la possibilité que ces objets aient pu servir à la métallurgie du fer ou du cuivre. Ne reste donc plus que, par déduction, la transformation de l’or.
« Par ailleurs, selon nos analyses, le bâtiment a été fondé autour de l’an mil et, après plusieurs destructions et reconstructions, il est abandonné vers 1270, précise Eric Huysecom. Cela correspond aux derniers siècles de l’empire du Ghana et à l’émergence de celui du Mali. Les murs en terre crue sont épais de 60 centimètres, ce qui en fait un édifice robuste. Et, surtout, c’est le plus ancien bâtiment rectangulaire en brique connu au sud du Sahara. »
En d’autres termes, le caractère exceptionnel du bâtiment est probablement lié à une fonction elle aussi exceptionnelle. La première hypothèse avancée par les archéologues est celle d’un village qui aurait été actif dans la transformation de l’or, comme en témoignent les creusets, et dans lequel cette maison aurait peut-être servi de « coffre-fort » pour stocker le précieux métal. Les destructions successives par le feu ont alors pu résulter d’attaques de la part de pillards ou d’expéditions militaires venus des régions voisines.
Cette hypothèse demande toutefois d’être confirmée par des études supplémentaires. Le travail ne manque pas puisque seule une partie du bâtiment rectangulaire a été mise au jour alors que le village ancien qui l’abrite s’étend sur près d’un kilomètre.

Anton Vos