Campus n°130

«Octobre 1917, c’est la naissance du totalitarisme»

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Traducteur de Soljenitsyne, George Nivat a enseigné la littérature russe durant une trentaine d’années à l’UNIGE. Fin connaisseur de l’époque soviétique, il évoque les contradictions qui planent sur l’anniversaire de 1917, la rapide dérive du régime vers la terreur et le souvenir de son maître Pierre Pascal, le «bolchevik croyant». 

Depuis la crête du jardin, on aperçoit parfois un coin du Léman. En général, c’est le signe que le temps va se gâter. Cachée aux Genevois par le Salève, la maison où vit Georges Nivat depuis une quarantaine d’années offre une vue imprenable sur le Faucigny et une partie des Alpes. Mais ce n’est pas son seul attrait. À l’intérieur de la « datcha » de celui qui a été professeur à l’Unité de russe de l’Université de Genève entre 1974 et 2000, se nichent plus de 8000 livres, manuscrits envoyés souvent en secret et autres documents rares. Des classiques à la génération post-soviétique, en passant par les ténors de la dissidence, tout ce qui a compté en matière de littérature russe y est. Dans cette vaste bibliothèque qui sert de socle à la monumentale Histoire de la littérature russe en sept volumes que dirige actuellement l’éminent retraité, Pouchkine, Gogol et Soljénitsyne, dont il est un des traducteurs français, occupent naturellement une place de choix. Il en va de même pour Boris Pasternak, auteur du célèbre Docteur Jivago, dont Nivat, alors fiancé à la fille d’Olga Ivinskaïa, dernière égérie du poète, a lu le manuscrit avant sa publication lors de son second séjour en URSS. Au milieu de tous ces livres, plane également le souvenir d’Alexandre Kerenski, premier ministre du dernier gouvernement provisoire de la Russie, rencontré à Oxford; de Marc Slonim, qui a été le plus jeune député de l’Assemblée constituante russe avant d’être chassé par Lénine; ou encore du « bolchevik catholique » Pierre Pascal, qui fut longtemps son maître après avoir été, dans une existence précédente, le fondateur du petit groupe français bolchevique de Moscou. C’est donc sous solide escorte que l’ancien – il a aujourd’hui 82 ans – mais toujours fringant professeur a accepté d’arpenter le souvenir de ces journées d’octobre 1917 qui, selon l’expression consacrée par l’écrivain américain John Reed, « ébranlèrent le monde ».

Campus : Pour y faire de fréquents séjours, vous connaissez bien la Russie postcommuniste. Comment le pays se prépare-t-il à célébrer le centenaire de la Révolution de 1917 ?
Georges Nivat : Officiellement, aucune commémoration majeure n’est prévue. On verra sans doute quelques vétérans, des partisans de Ziouganov (le premier secrétaire de l’Union des partis communistes) et – fait nouveau – quelques jeunes gens défiler dans les rues. Il y aura également quelques congrès mais sur ce sujet, la priorité de Vladimir Poutine – dont l’idée majeure est pourtant de tout sauvegarder du « livre » de l’histoire russe, tous les chapitres, et même toutes les pages – c’est d’abord de ne rien faire.

Pourquoi cela ?
Je viens de terminer un article dont l’objet est précisément de montrer que l’idée de célébrer l’anniversaire de 1917 n’a pas de sens* car en quelques mois, il y a eu deux révolutions contradictoires.

Lesquelles ?
Les journées de février, d’une part, que l’on pourrait comparer à la prise de la Bastille, avec l’instauration éphémère d’un régime républicain. Et les événements d’octobre, d’autre part, qui ont vu les auteurs du coup d’État rétablir la censure, dissoudre l’Assemblée constituante et instaurer la Terreur. Même si, dans le cas de la Russie, les choses sont allées très vite, fêter la révolution de 1917 reviendrait donc à célébrer en même temps 1789 et 1793.

Dans le cas russe, quelle est la différence fondamentale entre ces deux moments historiques ?
Les événements de février 1917, qui vont conduire à la chute de la dynastie des Romanov, en un mot, c’est la liberté. Toutes les manifestations qui se déroulent alors sont placées sous ce signe. Ce mot, svoboda en russe, est affiché partout. On chante la Marseillaise dans les rues. J’ai d’ailleurs récemment vu une petite exposition à la bibliothèque de Saint-Pétersbourg montrant des documents et des photographies inédites sur lesquelles on voit ces foules russes saisies par l’enthousiasme. Ensuite, les choses vont très vite évoluer pour aboutir au deuxième moment clé qui est le coup d’État décidé par Lénine et mené par des troupes en rébellion. Pour la première fois dans l’histoire, on voit alors arriver au pouvoir un parti, certes minoritaire, mais qui est guidé par un homme ayant une énorme volonté. Un modèle qui va être imité dans les années suivantes par Mussolini et Hitler. En ce sens, octobre 1917, c’est la naissance du parti unique, autrement dit du totalitarisme.

Ce dénouement était-il inéluctable, comme l’affirmait Lénine en évoquant « la marche de l’histoire » ?
Réécrire le passé est un exercice périlleux et qui n’a pas beaucoup de sens. Beaucoup d’éléments entrent en jeu dans l’enchaînement d’événements qui ont abouti à la victoire des bolcheviks : l’absence de responsabilité du gouvernement devant le parlement dans le système mis en place en 1905; la présence à la cour de l’influent guérisseur Raspoutine, qui a augmenté l’hostilité envers l’impératrice et isolé le tsar, lui aliénant les élites; le poids de la guerre, qui a ruiné une économie alors prospère (en 1914, la Russie est le premier exportateur mondial de céréales et elle affiche un taux de croissance annuel de 5 % depuis 1885, ndlr); l’anarchie qui règne dans les campagnes; le volontarisme exceptionnel de l’homme entêté et solitaire qu’était Lénine… Reste que les choses auraient pu tourner autrement. Rien n’était écrit d’avance. Si Kerenski, alors chef du gouvernement provisoire, était parvenu à s’entendre avec le général Kornilov lors de la tentative de coup d’État menée par celui-ci à la mi-août 1917, qui sait ce qui serait advenu ? Face à ce qui apparaît avec le recul comme une dernière chance, Kerenski a eu peur de passer pour un réactionnaire en s’alliant avec un officier décidé à faire face au chaos. C’est d’autant plus dommage que Kornilov et ses généraux (en particulier Denikine) n’avaient en rien le profil d’apprentis Napoléon.

Pouvait-on pressentir le virage vers la Terreur qu’allait rapidement prendre la Révolution ?
Il y a eu de nombreux signes avant-coureurs de la violence qui allait se déchaîner : les pogromes, les mutineries, l’indiscipline générale de la garnison de Saint-Pétersbourg. Dès février, la cruauté est en marche. Longtemps niés par les libéraux, les heurts qui se sont produits au cours de cette première révolution – et qui ont tout de même fait une centaine de victimes en particulier à Kronstadt parmi les amiraux et les officiers de la flotte de la Baltique – constituaient un indice assez inquiétant même s’ils étaient loin de présager la guerre civile totale et extraordinairement cruelle qui allait suivre.

Sur le moment, la victoire des bolcheviks a suscité de nombreux espoirs, y compris parmi de grands intellectuels comme Pierre Pascal, qui a longtemps été votre professeur…
Beaucoup de gens ont effectivement vu dans la Révolution d’octobre une « révolution de l’esprit » qui dépassait l’événement politique. Un bouleversement qui ne faisait que commencer et qui devait enclencher un processus de révolution spirituelle à travers le monde entier. Pascal y voyait un retour à l’esprit des premiers apôtres du Christ, tel qu’on le voit dans les Actes des apôtres. Jules Romain évoquait, quant à lui, « une grande lueur à l’Est ». Une partie de l’opinion mondiale voyait ainsi dans les événements l’avènement de l’utopie socialiste et anticapitaliste, l’établissement de l’égalité sociale totale. Pascal déchanta quand il constata que le commissaire politique disposait d’un traitement tout autre que celui de la femme de ménage…

À partir de quand les Russes ont-ils pris conscience de la véritable nature du régime soviétique ?
Les élections qui se sont tenues au mois de novembre en vue de fixer la composition de l’Assemblée constituante qui, pour les Russes de l’époque, est le symbole par excellence de la liberté, se sont déroulées de manière libre, Lénine n’ayant alors pas les moyens de l’empêcher. Et elles ont débouché sur la victoire du parti des SR (Socialistes Révolutionnaires) et des mencheviks, les partis bourgeois recevant aussi des sièges, tandis que les bolcheviks y étaient très minoritaires. La rupture intervient sans doute en janvier 1918, lorsque Lénine décide de dissoudre cette même Assemblée constituante. Dès 1918, Maxime Gorki publie ses Pensées intempestives, texte dont le leitmotiv est de signifier à Lénine et à Trotski que les Russes n’avaient pas fait la révolution pour leur donner le pouvoir et rétablir la censure. Ce livre, qui est la première grande manifestation contre le régime sera suivi par de nombreux autres comme le S.O.S. écrit par Leonid Andreïev depuis la Finlande entre 1917 et 1919 ou le Staline de Boris Souvarine. Naturellement les Pensées intempestives ne figuraient pas dans les Œuvres complètes de Gorki à l’époque soviétique.

Les écrivains sont-ils les seuls à protester ?
Non, loin de là. Je suis entré récemment en possession d’un document exceptionnel qui montre que même parmi ceux qui étaient censés former l’élite de la révolution, à savoir les marins de Kronstadt, l’hostilité envers le nouveau régime s’est manifestée de façon très virulente. Ce tract daté du 15 mars 1921, est un appel aux peuples du monde entier à se soulever contre le « joug indescriptible de la bande de criminels qui ont pris le pouvoir », à savoir les « buveurs de sang bolcheviques ». Cette rébellion sera tuée dans l’œuf quelques jours plus tard par la cavalerie rouge de Trotski.

Malgré cela, la révolution de 1917 est longtemps restée une date importante en URSS…
Durant la période communiste, au moins jusque dans les années 1970, les Russes étaient en effet constamment appelés à aller « à la rencontre de l’anniversaire d’Octobre », ou à se plonger «dans le bilan de l’anniversaire d’Octobre». Ces célébrations, qui rythmaient la vie comme un calendrier liturgique, occultaient cependant totalement les événements de février.

La momie de Lénine est toujours exposée sur la place Rouge. Les Russes lui vouent-ils un culte particulier ?
Là encore, les choses ont bien changé. J’ai visité ce monument lors de mon premier séjour en URSS, en 1956. La momie toute fraîche de Staline reposait à côté de celle fort défraîchie de Lénine. Elle n’y resta pas longtemps (Dégel oblige !) Chaque jour, il y avait une queue d’un kilomètre. Aujourd’hui, hormis quelques touristes, les lieux sont pratiquement désertés. Mais le Mausolée et la momie qu’il contient sont toujours là. Ils font partie de l’histoire du pays.

Qu’en est-il du Musée de la Révolution ?
Il a été liquidé après la chute du mur de Berlin. À cette époque, une tentative a été faite pour le reloger à Genève. Je me souviens avoir été consulté sur la question par les autorités. Il me semblait que le moment était mal choisi et que cela ressemblait, de la part de la Russie, à une tentative de se débarrasser d’un passé encombrant (moyennant espèces sonnantes et trébuchantes). Ce qui me paraissait en revanche envisageable, c’était de constituer un musée de l’émigration russe à Genève (c’est un chapitre immense) où Lénine aurait eu sa place, bien sûr, puisqu’il a séjourné dans cette ville. L’affaire n’a pas eu de suite.

Comment en êtes-vous venu à vous passionner pour la Russie ?
Je suis d’abord et surtout venu à ce pays par la langue et la littérature après m’être lié d’amitié, à l’âge de 16 ans, avec un relieur de Clermont-Ferrand d’origine russe qui avait été enrôlé de force dans l’Armée blanche du général Denikine avant de fuir vers Istanbul, puis la France. Ceci étant, l’URSS était un sujet dont on parlait beaucoup lorsque j’étais jeune. J’avais 10 ans au moment de la Libération. À cette époque, tout le monde suivait avec passion ce qui se passait à Stalingrad, puis la progression de l’Armée rouge sur le front de l’Est. Au lycée, je faisais partie d’un club qui se réunissait dans une cave et je me souviens que nous étions passionnés par le débat autour de l’affaire Kravchenko, un transfuge soviétique qui avait été traîné dans la boue par la presse communiste française après la publication de J’ai choisi la liberté, livre dans lequel il dénonçait le Goulag. Il n’était pas le premier, mais une haine particulière entourait celui qui avait fait défection.

Sur le plan de la littérature, justement, peut-on appréhender les productions de la période soviétique comme un tout ?
Oui, si on définit la littérature soviétique non pas en fonction de son rapport au pouvoir, mais par le fait qu’elle ait été produite à l’époque soviétique, par des citoyens soviétiques. Hormis les œuvres de Soljenitsyne qui sont extraordinairement documentées – même si je ne partage pas toujours ses conclusions –, il y a des centaines de textes passionnants qui décrivent parfaitement les cruautés de la guerre civile. Le plus connu d’entre eux est sans doute Le Don paisible de Cholokhov, qui a alimenté une longue polémique, car Cholokhov fut et reste accusé de plagiat, ou plutôt de vol du manuscrit sur le cadavre d’un cosaque blanc. Mais les années 1920 ont donné naissance à une remarquable littérature, où la guerre civile est magnifiquement représentée : Boris Pilniak, Leonid Leonov, Alexandre Fadéev, et surtout Isaac Babel, dont Cavalerie rouge est un chef-d’œuvre.

Le rétablissement de la censure, qui avait été abolie en 1905, a été une des premières décisions prises par Lénine après son accession au pouvoir. Un siècle après, peut-on écrire ce que l’on veut en Russie ?
Officiellement, on peut écrire ce que l’on veut aujourd’hui en Russie. Les journaux d’opposition comme la Novaïa Gazeta adoptent même un ton violemment hostile au gouvernement. Il y a la télévision sur Internet La Pluie (Dojd), ou encore les publications de Navalny (également sur Internet). Dans le domaine académique, tout est également licite, même s’il y a un certain nombre de sujets, comme le collaborationnisme pendant l’occupation allemande, qui ne sont pas traités frontalement par les « grandes revues ». Cela dit, c’est en train de changer, et dans le bon sens.

Que risque-t-on à se frotter à ce type de sujets ?
Un chercheur nommé Alexandrov a récemment soutenu une thèse consacrée à la composition de l’armée du général Vlassov, général soviétique qui s’est rallié à l’Allemagne par patriotisme russe anti-bolchevique. Le jour de la soutenance, il y avait devant la salle où se tenait le jury des piquets de vétérans exigeant qu’on interrompe la présentation de ce travail. Et puis il plane la menace, réactualisée depuis quelques années par le gouvernement Poutine, de se voir taxer d’« agent de l’étranger ».

C’est-à-dire ?
Ce qualificatif désigne tout organisme public russe recevant ou ayant reçu des fonds étrangers. Créée au lendemain de la Perestroïka avec un important soutien du Conseil de l’Europe, l’École politique de Moscou, qui a pourtant depuis formé des centaines d’hommes politiques russes, a, par exemple, dû fermer ses portes après que le Ministère de la justice lui eut accolé cette étiquette. Même si pour l’heure, elle n’a pas subi le même traitement, l’association Mémorial est elle aussi menacée. Cette dernière a pourtant joué et continue à jouer un rôle essentiel pour maintenir la connaissance des exactions du régime soviétique et l’existence tentaculaire du Goulag. Disposant de filiales, Mémorial recherche en effet les fosses communes dont le pays est jonché tout en faisant travailler les écoliers sur l’histoire de leur localité ou de leur famille, toutes comptant des victimes dans leur rang si l’on cherche bien.

*« Pourquoi la Russie ne peut pas célébrer 1917 », par Georges Nivat, article à paraître en français dans la revue « NRF », en russe dans « Le G orthodoxe » et en allemand dans « Lettre international ».

 

Georges Nivat Professeur honoraire de la Faculté des lettres

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Formation : Diplômé de l’École normale supérieure (Paris). Licence de russe et d’anglais à la Sorbonne. « Scholar » à Oxford, (1957-58 et 1960-61), puis titulaire du « Oxford Diploma in Slavonic Studies ». Stagiaire français à l’Université Lomonossov de Moscou (1956-57 et 1959-60). Agrégé de russe en 1958.
Parcours : Assistant aux universités de Toulouse et de Lille, puis maître de conférences à Paris-X. Nommé professeur ordinaire à l’Université de Genève en 1974. Chercheur au « Russian Research Center » de l’Université de Harvard en 1985-1986, puis au « Hoover Institute » à Standford. Dirige l’Institut européen de l’UNIGE de 1997 à 2000. Directeur de la collection Slavica aux Éditions L’Âge d’Homme (Lausanne) depuis 1967. Membre de l’Académie européenne à Londres, de l’Académie des sciences humaines « Maison Pouchkine » et du conseil de l’Université européenne, toutes deux à Saint-Pétersbourg.