Campus n°132

La confabulation, une pensée sans filtre

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Le professeur Armin Schnider publie un livre traitant de la confabulation et des mécanismes neuronaux qui permettent aux pensées de se synchroniser avec la réalité présente.

Chic et distinguée, ancienne psychiatre de 63 ans au caractère bien trempé, Mme B. arpente les couloirs du Service de neurorééducation des Hôpitaux universitaires de Genève, tout en discutant avec des patients. Si on l’interroge sur ses activités, elle répond qu’elle travaille dans la clinique, dans le secteur de physiothérapie. Sa mère et son frère lui ont rendu visite ce matin. Elle doit bientôt rentrer à la maison pour préparer la réception de ce soir à laquelle sont conviés des collègues, de la famille de Pologne et les physiothérapeutes qui prennent soin d’elle – elle souffre en effet d’une rupture d’un vaisseau sanguin dans sa jambe gauche.
Mme B. est aussi la vedette du dernier livre d’Armin Schnider, professeur au Département des neurosciences cliniques (Faculté de médecine). Il s’agit d’une édition revue et augmentée de Confabulating Mind (Esprit confabulateur, non traduit), récemment parue et dont le premier chapitre est entièrement consacré au cas de cette femme. Car Mme B. est atteinte de confabulation. L’histoire qu’elle raconte, elle l’a répétée presque quotidiennement durant des mois. Elle paraît banale sauf que rien n’est vrai, ou presque. Mme B. ne travaille pas à la clinique – elle ne l’a jamais fait d’ailleurs – mais elle y est admise comme patiente. Ce n’est pas dans sa jambe gauche que le vaisseau a cédé mais dans son cerveau, une rupture d’anévrisme soignée par la chirurgie quelques mois plus tôt et responsable de son état. Sa mère et son frère sont morts depuis des années et la réception qu’elle évoque n’existe que dans sa tête. Et quoi que l’on puisse dire pour lui faire admettre, la réalité se heurte à une brutale fin de non-recevoir. Il lui est même arrivé de donner des coups de canne à un étudiant l’empêchant d’entrer dans les cuisines de la clinique pour y préparer le menu de sa fête.
« Le type de confabulation présenté par Mme B. résulte d’une incapacité du cerveau à faire la différence entre la pure imagination et la réalité, entre des souvenirs du passé et le présent, explique Armin Schnider. Il est souvent accompagné d’amnésie, mais il s’agit sans conteste d’un phénomène distinct. Le patient mélange des morceaux de mémoire épars qui remontent à la conscience de manière aléatoire et sans filtre. Il les assemble en une nouvelle histoire, une fable qu’il tient pour vraie, même lorsqu’elle s’oppose frontalement à la réalité. Ce trouble neurologique est fascinant dans la mesure où il touche à la manière dont le cerveau s’y prend pour trier, entre tous les souvenirs et les pensées qu’il contient, ceux qui sont pertinents avec la réalité du moment. »
L’ouvrage du professeur genevois dresse l’état des lieux des connaissances sur ce mécanisme, une somme de savoirs à laquelle il a lui-même beaucoup contribué au cours des années. L’auteur propose également un modèle théorique qu’il appelle le « filtrage orbito-frontal de la réalité » et qui, dans la première édition parue il y a dix ans, n’était encore qu’au stade de l’hypothèse.
Soutenu aujourd’hui par de nombreuses expériences d’imagerie cérébrale et de mesures électro-physiologiques menées aussi bien sur des patients confabulateurs que sur des sujets sains (et même sur des animaux), ce modèle décrit comment des pensées, des associations de pensées, des anticipations de toutes sortes émergent sans cesse du cerveau et subissent un filtrage avant même qu’elles n’atteignent la conscience.

Zone lésée

Lorsqu’il fonctionne correctement, ce tri s’effectue entre 200 et 300 millisecondes (ms) après l’activation de pensées, sous l’effet d’un stimulus quelconque. Selon le modèle, il mobilise des neurones d’un type particulier concentrés dans la partie orbito-frontale du cortex, juste au-dessus des yeux, la zone qui est systématiquement lésée chez les patients confabulateurs. Durant cette opération de filtrage, le cerveau compare les diverses anticipations de l’individu avec la réalité présente et conserve celles qui sont pertinentes. En revanche, si l’attente n’est pas réalisée, alors la perception de la réalité s’adapte à la nouvelle situation.
Les chercheurs ont même découvert qu’environ 35 ms avant que ce processus de filtrage ne commence, un signal est envoyé par l’hippocampe, une structure cruciale du cerveau pour le stockage durable des informations. Ce signal semble être là pour protéger la trace mémorielle de la pensée émergente ainsi que son traitement par le mécanisme de tri. D’ailleurs, si, au cours du filtrage, la pensée ne trouve pas de corrélation avec la réalité, les techniques d’imagerie montrent que l’activation des aires cérébrales associatives est moins étendue. Dans ce cas, le signal venu de l’hippocampe semble inhiber une grande partie de l’activité du cortex cérébral, évitant ainsi d’ancrer la pensée dans la mémoire comme un souvenir d’un événement réel.
« Cela signifie que par la suite, je pourrai me souvenir si une pensée n’était qu’une fantaisie ou si elle collait à la réalité, explique Armin Schnider. Je saurai demain si le rendez-vous d’aujourd’hui était bien réel ou s’il s’agit d’une réminiscence d’une rencontre plus ancienne. Je me rappellerai si j’ai vu que la personne qui a frappé à ma porte était bel et bien le chef de clinique que j’attendais ou si j’ai juste pensé que ce pouvait être lui. »
Tout le processus de filtrage préfrontal précède la prise de conscience. En effet, on ne se rend compte du contenu d’une pensée que 400 à 600 ms après son activation, soit au moins 100 ms après la fin de l’opération de tri par l’aire orbito-frontale. C’est un point crucial, car cela empêche l’adaptation volontaire de la perception de la réalité. Autrement dit, il est impossible pour un individu normal se trouvant à Genève en 2018 de se convaincre qu’il vit en fait en l’an 2021 et dans un tout autre endroit du globe. Le filtre ayant déjà fait son travail, le cerveau s’est synchronisé avec la réalité. Cela permet aussi à chacun de naviguer dans ses fantaisies, d’imaginer ou de planifier des choses sans courir le risque que son imaginaire dirige son comportement.

Dopamine et synchronie

« Nous savons par ailleurs que les communications entre les différentes aires du cerveau impliquées dans le filtrage des pensées se font par des boucles sous-corticales appartenant au système de récompense, précise Armin Schnider. Nous avons en particulier montré que la dopamine, le neurotransmetteur du plaisir, était impliquée dans le filtre qui maintient la synchronie entre les pensées et la réalité. »
Chez les personnes lésées et atteintes de confabulation, en revanche, ce filtre n’existe plus. Les pensées ne sont pas triées et toutes celles qui arrivent à la conscience sont considérées comme cohérentes avec la réalité. « Dans le cas de Mme B., nous avons parfois réussi à la convaincre qu’elle était une patiente et non une soignante de l’hôpital, explique Armin Schnider. Mais l’instant d’après, le souvenir qu’elle devait s’occuper d’un patient est remonté à sa conscience, elle l’a interprété comme étant sa réalité du moment et elle a oublié tout le reste. »
L’ensemble des recherches et des observations sur la confabulation – les plus anciennes remontent à plus d’un siècle – montre que les souvenirs, s’ils ne sont pas confrontés à la réalité, peuvent devenir un danger pour l’individu, qui risque de se comporter en fonction de ses fantaisies. Il semble donc raisonnable d’avancer que le système de filtrage des pensées a dû se développer au cours de l’évolution en même temps que la capacité de stockage du cerveau, comme une sorte de garde-fou. Une étude datant de 2015 a en tout cas trouvé une corrélation entre les deux dans le cas particulier – et plus bref – du développement humain. Elle montre de manière très nette un développement parallèle entre les capacités de mémoire et de filtrage de l’âge de 7 ans jusqu’au stade adulte.
L’importance du système de filtrage se ressent aussi dans sa robustesse. « En réalité, seuls 5 % des personnes ayant une lésion dans la partie orbito-frontale du cerveau souffrent de confabulation, note Armin Schnider. Mon hypothèse consiste à dire que les neurones impliqués dans le filtrage sont certes concentrés dans la partie frontale du cerveau mais sont aussi distribués ailleurs. Ces derniers suffisent la plupart du temps pour compenser les pertes dues à la lésion. De plus, sauf exception rare, tous les confabulateurs retrouvent le sens des réalités au bout de quelques mois. Ce qui signifie, que le cerveau finit toujours par remettre en marche le système de filtrage. »

Du jour au lendemain

Après dix-sept mois d’inconscience et de confabulation, Mme B. a retrouvé ses esprits presque du jour au lendemain. Elle est restée profondément amnésique mais ne mélangeait plus la réalité et l’imagination.
Depuis plusieurs années, le nombre de confabulateurs semble diminuer. La raison de cette baisse est probablement à chercher dans les progrès en médecine. La pathologie prépondérante provoquant une telle confusion mentale est la rupture d’anévrisme. Auparavant, pour la traiter, les chirurgiens étaient obligés d’enlever une partie du cerveau, ce qui, probablement autant que l’anévrisme lui-même, causait la confabulation. Aujourd’hui, une telle affection est soignée par voie endovasculaire, minimisant les dégâts potentiels. Le phénomène est similaire avec les tumeurs du cerveau. Les traumatismes crâniens sont eux aussi moins nombreux, les casques et la prévention routière portant sans doute leurs fruits. Quant aux encéphalites, elles sont traitées à l’aide de médicaments plus efficaces qu’avant et les alcooliques, dont certains sont aussi sujets à la confabulation en raison de leur intoxication, reçoivent tout de suite de la vitamine B1.
« Les confabulateurs ont permis de mettre en évidence le phénomène de filtrage, souligne Armin Schnider. Mais nous avons développé des expériences et des protocoles qui nous permettent aujourd’hui d’étudier ce mécanisme chez des sujets sains, notamment à l’aide des nouvelles méthodes d’imagerie. »


Anton Vos