Campus n°134

« une circonstance atténuante de la neutralité »

DO3.JPG

Être neutre n’est pas une chose aisée en pleine Première Guerre mondiale. Ce n’est en tout cas pas la garantie d’une protection internationale. La Belgique en a fait les frais dès 1914 lors de l’agression de son territoire par les armées allemandes parties à l’assaut de la France. La Suisse, pareillement neutre et coincée entre les deux principales puissances belligérantes, conserve, quant à elle, son intégrité. Elle le doit, entre autres, à son action humanitaire très active en particulier depuis Genève, patrie du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Comme le rappelle une thèse en histoire générale –
(S’)Aider pour survivre – défendue en 2016 par Cédric Cotter, aujourd’hui chercheur en droit et politiques humanitaires au CICR, cette action a joué le rôle de paratonnerre protégeant la Suisse contre les foudres des pays en guerre. Explications.
« Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, les critiques de la neutralité étaient nombreuses et parfois virulentes en Europe, précise Cédric Cotter, dont le travail s’inscrit dans le Projet de recherche Synergia La Suisse pendant la Première Guerre mondiale du Fonds national pour la recherche scientifique. Certains considéraient que ce statut cachait en fait une sympathie pour l’adversaire ou une tentative de profiter de la guerre. Le mot neutre a même pris un sens injurieux. Par ailleurs, au début du conflit, mais aussi dans les décennies précédentes, la neutralité d’un pays, même garantie par les puissances de l’époque, a rarement représenté un obstacle insurmontable contre une invasion. C’est pourquoi, en 14-18, on peut dire que l’action humanitaire de la Suisse a fonctionné comme une circonstance atténuante de sa neutralité. »

« Culture de neutralité »

Pour le chercheur genevois, l’humanitaire s’inscrit parfaitement dans ce qu’il appelle la « culture de neutralité » de la Suisse. Cette notion désigne un « ensemble de pratiques et de représentations destinées à défendre, expliquer et justifier le principe de non-intervention d’un État ainsi que la protection de son indépendance et de son territoire ».
Cette culture de neutralité s’appuie sur plusieurs piliers. L’histoire explique son origine et lui donne une légitimité dans le temps. Le système politique helvétique, avec sa démocratie, son fédéralisme et son multiculturalisme, représente le trésor qu’elle doit préserver au même titre que le paysage, d’ailleurs, qui est glorifié jusque dans la fresque murale monumentale du parlement fédéral. L’armée, quant à elle, joue le rôle de protecteur de dernier recours. L’humanitaire, enfin, est le sel de l’affaire. Il joue le rôle de justification de cette neutralité, tout en lui donnant du sens.
Les autorités helvétiques ont développé cette culture de neutralité dès le XIXe siècle lorsqu’elles ont compris que le seul statut de neutre était trop fragile pour espérer une quelconque protection au milieu d’un continent belliqueux. C’est pourquoi elles ont œuvré, sous l’impulsion du CICR, pour que les grandes puissances occidentales signent en août 1864 la première version des Conventions de Genève visant à protéger les prisonniers de guerre et les civils.

Condensé mythologique

Selon Cédric Cotter, on trouve un condensé « quasi mythologique » de la rhétorique humanitaire suisse de cette époque dans le discours de Gustave Ador prononcé à Paris en février 1916. Le parlementaire genevois et président du CICR met le public français dans sa poche en évoquant d’abord la figure d’un pays neutre modeste, puis en parlant de cette île de paix au milieu d’un océan tumultueux, de la compassion naturelle des Suisses qui va de pair avec leur devoir humanitaire, le tout mâtiné de privilège, de providence et responsabilité.
« En réalité, l’humanitaire en tant que pilier de la neutralité a d’abord servi à lutter contre les tensions internes, note Cédric Cotter. La Suisse se distingue en effet par une population divisée entre Romands et Alémaniques, protestants et catholiques, citadins et ruraux, riches et pauvres. L’humanitaire a cet avantage de réunir tout ce petit monde sous la même bannière et de gommer, en apparence, les différences. »
Sur le plan international, Gustave Ador exploitera la rhétorique humanitaire – ainsi que son excellente réputation internationale – pour rétablir la réputation de la Suisse auprès de l’Entente, devenue dangereusement soupçonneuse à la suite de l’affaire Grimm-Hoffmann qu’elle considère comme une grave entorse au principe de neutralité (le conseiller fédéral Arthur Hoffmann est démasqué au printemps 1917 alors qu’il tente, via le conseiller national Robert Grimm, de favoriser en secret une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie).
L’argument humanitaire joue aussi un rôle non négligeable dans le succès de la délégation helvétique envoyée à Washington en 1917. Les États-Unis viennent alors d’entrer en guerre contre l’Allemagne et remettent brutalement en cause le statut des pays neutres dont ils ont pourtant, jusque-là, fait partie. Les émissaires, menés par William Rappard, professeur d’économie et deux fois recteur à l’UNIGE, obtiennent finalement de leur « République sœur » un accord pour le ravitaillement de la Suisse. Parmi les nombreuses raisons qui ont motivé les États-Unis à signer ce texte, les activités de l’Agence internationale des prisonniers de guerre, la transmission des colis par le CICR ou encore l’internement des soldats étrangers ont également été déterminants.
« (S’)Aider pour survivre. Action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale », par Cédric Cotter, Éd. Georg, 2017, 584 p.

titre

texte