Campus n°135

Plongée dans l’assiette des suisses

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Deux études d’une ampleur inédite analysent le rapport des suisses à la nourriture. Elles montrent que nos concitoyens aspirent à un régime sain, équilibré et respectueux de la qualité de vie des animaux tout en consommant quatre fois plus de viande que recommandé.

Au cours des cinquante dernières années, la consommation mondiale de viande a presque doublé, passant de 23 kilos par personne et par an en 1961 à 43 kilos aujourd’hui. Et comme le montre une récente étude publiée dans la revue Science, rien n’indique que la tendance globale devrait s’inverser dans un avenir proche. Le souci, c’est que cette évolution du régime alimentaire n’est bonne ni pour l’environnement ni pour la santé. La production animale représente en effet 15% de toutes les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane et protoxyde d’azote). Par ailleurs, il faut compter 15 kilos de céréales et 15 000 litres d’eau pour produire un kilo de viande. En outre, les régimes faisant une large place aux aliments carnés sont associés à un risque accru de contracter une maladie cardiovasculaire, un cancer ou le diabète.
Face à un tel constat, les grandes organisations internationales tout comme les États multiplient les appels en faveur d’une alimentation plus saine et plus durable. Mais qu’en est-il en Suisse ? Deux études menées quasiment coup sur coup apportent quelques éléments de réponse. La première, l’enquête menuCH, examine de manière inédite ce qui se passe dans l’assiette de nos compatriotes à l’échelle nationale. La seconde, menée dans le cadre du Programme national de recherche 69, porte sur les prescriptions et les pratiques alimentaires en Suisse.

Entretien avec Marlyne Sahakian, professeure assistante en sociologie (Faculté des sciences de la société) et codirectrice du projet Transition alimentaire « saine et durable » dans le cadre du PNR 69, et Irène Courtin, assistante au sein de la même structure qui réalise actuellement une thèse portant sur « les pratiques de consommation dans les mouvements animalistes ».

Campus : L’objectif de l’étude que vous avez menée dans le cadre du PNR 69 Alimentation saine et production alimentaire durable était de mieux comprendre ce qui pousse un individu à adopter des habitudes alimentaires saines et durables. Quels en sont les principaux résultats ?
Marlyne Sahakian : L’approche que nous avons adoptée considère la consommation non pas comme la somme de décisions individuelles et rationnelles mais comme un ensemble de pratiques qui existent grâce à la combinaison d’éléments matériels, de compétences ou de croyances individuelles et de normes sociales. Ce qui ressort de manière très nette de ces travaux, et en particulier des entretiens et des « focus groups » que nous avons conduits, c’est que les préoccupations liées à la santé dominent largement la relation des consommateurs aux prescriptions alimentaires, les questions de durabilité sociale et environnementale leur étant subordonnées. À leurs yeux, la santé humaine passe donc avant celle de la planète. De ce fait, on constate que certains régimes sans gluten, sans lactose, végétarien ou végane, ainsi que les réseaux alimentaires alternatifs gagnent en popularité. Mais si les Suisses, et en particulier les Suisses romands, ont bien intégré l’importance d’un régime équilibré, ils tiennent également à prendre du plaisir en mangeant, ce qui passe encore souvent par la consommation de produits carnés.

Pourquoi ?
MS : Les normes et les habitudes alimentaires, comme le fait de manger du gigot le dimanche ou de la dinde à Noël, sont très ancrées culturellement et par conséquent difficiles à changer. Dans nos sociétés, la viande figure au sommet de la pyramide alimentaire, ce qui lui confère une grande valeur symbolique. On se trouve là dans un registre très émotionnel qui fait appel à des notions comme le patrimoine, la famille ou la tradition. Pour une large frange de la population, la question qui se pose ce n’est donc pas tant de manger ou non de la viande que d’avoir accès à des aliments de meilleure qualité, si possible produits localement et/ou de manière biologique, afin de préserver les ressources et d’assurer une meilleure qualité de vie au bétail. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’apparition de mouvements qui cherchent à privilégier une consommation intégrale de l’animal abattu (From Nose to Tail).

Votre étude a-t-elle permis d’identifier des leviers efficaces pour favoriser la transition vers une alimentation plus saine et plus durable ?
MS : Il y a un consensus assez large autour des vertus d’une alimentation locale et saisonnière, qui est considérée comme meilleure pour la santé, plus agréable sur le plan gustatif, plus durable et favorable à l’économie locale. À cet égard, les enfants constituent un puissant vecteur de changement : ils sont plus ouverts à l’adoption de nouvelles idées ou de nouvelles habitudes avec lesquelles ils entrent en contact à l’école ou par leurs amis. Par exemple, un adolescent qui décide de devenir végétarien a de bonnes chances de diminuer la consommation de viande des autres membres de la famille. À l’inverse, le manque de temps disponible pour préparer les repas et, dans une moindre mesure, le budget à disposition peuvent constituer des obstacles. De même qu’il est moins facile de privilégier les produits locaux en hiver que durant l’été.

Comment sont perçus les individus qui ont renoncé à la consommation de viande ?
MS : Beaucoup de participants doutent encore du fait qu’un régime végétarien, et plus encore végétalien, puisse être équilibré. Dans la perception suisse, ne pas manger de viande est encore souvent perçu comme quelque chose qui n’est pas sain. On le voit très nettement lorsque des écoles proposent des menus exclusivement végétariens: immédiatement, c’est la levée de boucliers.

Dans le camp d’en face, quel est le discours dominant ?
MS : Les individus qui plaident pour un abandon pur et simple des produits d’origine animale le font généralement parce qu’ils considèrent la mise à mort d’un être vivant comme un acte immoral. Pour d’autres, c’est une question écologique qui pousse au changement, pour d’autres encore c’est le goût de la viande qui ne plaît pas.

Même si cette idée semble aujourd’hui avoir le vent en poupe, elle est loin d’être neuve. Peut-on en retracer l’origine ?
Irène Courtin : Certains historiens font remonter l’histoire du végétarisme en Occident à l’Antiquité à des penseurs comme Pythagore, Platon ou Plutarque, qui ont tous réfléchi au fait de consommer de la chair animale. Pour ce qui est de l’époque moderne, les prémices de ce mouvement sont à chercher du côté du Siècle des Lumières, avec des auteurs (Rousseau, Voltaire, Newton ou encore le théologien John Wesley) qui condamnent la consommation de viande en mettant en avant la sensibilité animale. Mais le phénomène reste longtemps limité à un cercle très restreint de la population. Ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les choses commencent réellement à changer.
 
Pourquoi ?
IC : Avec les Trente Glorieuses, on entre dans une ­société d’abondance qui permet de choisir davantage ce que l’on mange. C’est aussi le moment où se développent les compléments vitaminés qui permettent de suivre un régime végétarien ou végétalien sans mettre sa santé en péril. Tout cela se passe dans un contexte marqué par l’avènement de l’élevage industriel à grande échelle, dont l’essor s’accompagne d’un déplacement du seuil de sensibilité des consommateurs.

C’est-à-dire ?
IC : Dans un tel système, la mise à mort des animaux ne se fait plus dans la cour de la ferme mais dans des abattoirs situés en périphérie des centres urbains. Le produit est ensuite conditionné pour arriver en magasin prêt à l’emploi, faisant oublier qu’il provient d’un animal entier qu’il a fallu abattre, vider de son sang et découper. Ce processus transforme l’animal mangé en une chose très abstraite, si bien que lorsque cette violence ressurgit au détour d’un scandale ou d’un reportage, elle constitue un choc pour un nombre de plus en plus grand de consommateurs.

MS : Progressivement, l’idée de voir des rigoles pleines de sang ou des tripes exposées sur le trottoir de la boucherie devient inacceptable pour les citadins. Ce qui est en jeu ce ne sont pas des questions éthiques mais la volonté de dissimuler l’usage de la violence et de déléguer son usage à des spécialistes dont c’est le métier.

Cette évolution est-elle uniforme ou connaît-elle une avancée plus rapide dans certains pays ?
IC : Certains sociologues de l’alimentation, comme Claude Fischler, ont fait le lien entre la difficulté d’implantation du végétarisme et le fait que les rituels liés à la table et à la gastronomie tiennent une place culturelle importante, comme c’est le cas en France ou en Italie. À l’inverse, dans les pays anglo-saxons, où l’habitude que chacun mange quelque chose de différent à la même table est plus ancrée, l’adoption de nouveaux comportements alimentaires est plus facilement tolérée.

Tout le monde ne devient pas pour autant végétarien ou végane du jour au lendemain. Existe-t-il un profil type des personnes qui font ce choix ?
IC : Il est difficile de généraliser, mais on dispose tout de même de quelques éléments de réponse issus de travaux en sciences humaines et sociales. Ainsi les personnes qui se mobilisent pour le bien-être des animaux soutiennent très souvent d’autres causes en parallèle, comme les droits humains, l’accueil des migrants ou le féminisme. La plupart sont par ailleurs issues des classes moyennes et supérieures et possèdent un haut capital culturel.

Quels sont leurs liens avec les sociétés de protection des animaux telles que la SPA ?
IC : La création des premières sociétés de protection animale remonte à la fin du XIXe siècle. À l’origine, ces mouvements, qui recrutent dans les milieux bourgeois et qui sont très largement féminisés, visent essentiellement à empêcher les mauvais traitements infligés aux animaux de compagnie et ne se préoccupent pas de la consommation des animaux d’élevage. Leurs objectifs sont donc distincts de ceux des mouvements véganes et antispécistes. De nos jours, l’activité des SPA reste encore très majoritairement tournée vers l’accueil et l’adoption des animaux de compagnie, chiens et chats en particulier. Cependant, il arrive que certaines structures soutiennent des campagnes sur la souffrance des animaux d’élevage. On assiste par ailleurs à une diffusion progressive des idées véganes et antispécistes au sein de ces associations.

Ces différents groupes sont-ils d’accord sur la stratégie à adopter pour parvenir à leur objectif ?
IC : Parmi les personnes ayant choisi une alimentation sans viande, végétarienne ou végétalienne, une partie importante s’inscrit dans l’idée d’une « consom’action », concept qui consiste à agir par ses choix de consommation pour changer les choses petit à petit, grâce à l’association de tous ces choix individuels. Les mouvements qui se réclament plus explicitement de l’antispécisme partagent rarement cette vision. Ils appellent à ne pas focaliser l’attention sur la notion de véganisme et sur les pratiques individuelles de consommation. Plus politisés et plus radicaux dans leurs revendications, ils affirment vouloir transformer le système en profondeur et lient plus fréquemment leur engagement pour les animaux à une dénonciation des structures étatiques et capitalistes. Certains groupes vont ainsi avoir recours à des formes ­d’action directe: blocage d’abattoirs, libération d’animaux, et parfois des dégradations comme les caillassages de vitrines qui font beaucoup parler d’eux ces derniers temps.

Ce mode d’action, qui rappelle la « propagande par le fait » des anarchistes de la fin du XIXe siècle ne risque-t-il pas d’avoir des effets contre-productifs auprès de l’opinion publique ?
IC: La plupart des associations qui militent pour la fin de l’exploitation animale affichent leur solidarité avec les individus qui risquent de la prison pour de tels actes, mais aucune ne revendique les attaques contre les boucheries, ce type d’action restant jusqu’à présent le fait de petits groupes qui n’agissent pas au nom d’une organisation. Par ailleurs, même si elles sont très largement médiatisées, ces opérations « coup de poing » demeurent assez rares avec une quinzaine de cas de caillassages signalés en France au cours de cette année.

MS: Ces milieux sont loin d’être composés uniquement d’extrémistes ou d’illuminés. Beaucoup de gens ont adopté une attitude très pragmatique face à leur alimentation, si bien que leur comportement n’est pas toujours en adéquation complète avec l’étiquette dont ils se revendiquent. Ainsi, dans le cadre de l’étude menuCH, certains participants se définissant comme végétariens ou végétaliens ont concédé avoir consommé des produits carnés au cours des dernières 24 heures, ce qui montre que la démarche peut-être progressive et non exclusive.

Comment les chasseurs, population que vous avez également étudiée, voient-ils ces transformations de nos comportements ?
IC: À défaut d’être compréhensible, le comportement des gens qui refusent de manger de la viande leur apparaît du moins souvent comme plus cohérent que celui de ceux qui critiquent la chasse tout en continuant à savourer leur bifteck. Mais ils sont surtout en révolte et dans une forme d’incompréhension face à la stigmatisation de leur activité qu’ils observent actuellement autour d’eux, alors même qu’ils ont le sentiment de faire quelque chose de nettement plus défendable que l’industrie agroalimentaire, et de contribuer à préserver le maintien des équilibres écologiques.

À ce propos, comment l’industrie et les éleveurs réagissent-ils aux attaques dont ils font de plus en plus fréquemment l’objet ?
IC: La tension créée par les revendications en faveur des animaux pousse le secteur dans son ensemble à évoluer et à prendre davantage en compte le bien-être des bêtes. On voit se multiplier les colloques et les journées d’études destinées à élaborer un autre discours sur le bien-être animal que celui tenu par les associations militantes. C’est la preuve que les acteurs de ce milieu ont compris qu’il n’était plus possible de se contenter de botter en touche: la question est aujourd’hui devenue un véritable problème de société, ce qui constitue assurément une première victoire pour les mouvements animalistes.


www.pnr69.ch/fr

Les Suisses mangent trois fois trop de viande


Commandée par la Confédération et menée par l’Institut de médecine sociale et préventive de l’Université de Lausanne, l’enquête « menuCH » porte sur 2000 citoyens suisses âgés de 18 à 75 ans interrogés sur leurs habitudes alimentaires et leur activité physique entre janvier 2014 et février 2015.
Elle montre que les produits sucrés et les snacks salés sont absorbés dans une proportion nettement supérieure aux recommandations, de même que la viande, avec une moyenne qui se situe à 111 grammes par jour et par personne alors que la quantité recommandée est de
35 grammes.
À l’inverse, la part des produits laitiers, des fruits et des légumes est trop faible, tandis que la part des huiles, graisses et fruits à coque correspond à peu près aux valeurs préconisées.
Ce sont les Suisses romands qui consomment le plus de viande (119 g par jour), suivis par les Suisses italiens (116 g) et les Suisses allemands (107 g). Les produits transformés sont davantage prisés en Suisse alémanique (46 g par jour) qu’en Suisse italienne et Suisse romande (39 g).
La consommation de viande est plus élevée chez les jeunes que chez leurs aînés et chez les hommes que chez les femmes. À l’échelle du pays, près de 5% des adultes ont opté pour un régime végétarien ou végétalien. Les femmes (6,5%) sont plus nombreuses que les hommes (2,5%) à avoir fait ce choix.