Campus n°136

Les secrets de « la Licorne »

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L’Université possède un bateau scientifique, «La Licorne». Géré depuis bientôt 40 ans par le Département F.-A. Forel, le navire a permis des découvertes importantes sur le Léman dont celle du tsunami de 563.

Cela fait bientôt quarante ans que La Licorne croise sur le Léman. Habillé de neuf et enfin orné de son nom après un passage par le chantier naval de Mies pour y recevoir un coup de pinceau bienvenu, le bateau du Département F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau a repris sa place à Port Choiseul et attend sa prochaine mission scientifique. Car si, contrairement à son homonyme imaginé par Hergé, il ne recèle lui-même aucun secret, il contribue à révéler ceux du lac.
C’est en effet en réalisant des mesures depuis son bord que Stéphanie Girardclos et Katrina Kremer, toutes deux géologues au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences) ont découvert en 2010 une anomalie dans les couches sédimentaires du Léman dont il s’est avéré qu’il s’agissait d’un véritable trésor : les dépôts laissés par le raz-de-marée légendaire du Tauredunum survenu en l’an 563 (lire ci-dessous).
C’est également qui est régulièrement mise à contribution pour étudier la baie de Vidy, un site unique au monde de par sa morphologie et ses courants piégeant les polluants, pour l’étude de la contamination des sédiments et de l’environnement par les rejets d’une station d’épuration d’une ville comme Lausanne.
Et c’est encore elle qui a permis de réaliser en 2014, sur mandat de l’État de Vaud, une bathymétrie complète du lac, une opération peu banale puisque la seule fois que la profondeur du Léman a été ainsi mesurée systématiquement remonte à la fin des années 1880.

Fil à plomb

« À cette époque, les relevés étaient obtenus à l’aide d’un fil à plomb et de géomètres placés sur les rives pour noter la position du bateau, explique Jean-Luc Loizeau, maître d’enseignement et de recherche au Département F.-A. Forel et l’une des quatre personnes de l’institution à détenir un permis de navigation pour piloter La Licorne. Philippe Gosset et Jakob Hörnlimann, pour la partie suisse, et André Delebecque, pour la française, ont réalisé de cette manière près de 12 000 sondages qui ont permis de dresser la carte hydrographique de l’Atlas Siegfried – l’atlas topographique officiel de la Suisse, terminé en 1926 – avec des courbes équidistantes de 10 mètres. »
Depuis La Licorne, les mesures ont été effectuées à l’aide d’un appareil de pointe autrement plus performant : un sonar multifaisceau qui balaie une grande surface durant chaque transept et est ainsi à même de fournir, en quelques mois, des données pour l’ensemble du fond lacustre.
Les résultats des deux campagnes ont pu être comparés. Le point le plus profond a ainsi subi une remontée de 86 centimètres pour se fixer à 308,99 mètres. Mais parmi la foule de découvertes moins anecdotiques que la bathymétrie a permises, il en est une qui a surpris Jean-Luc Loizeau. Dans une zone juste au nord de l’embouchure du Rhône, qui correspond encore au front du delta, la carte montre que des sédiments se seraient accumulés sur une épaisseur de près de 50 mètres en seulement 125 ans. C’est-à-dire presque 40 centimètres par an en moyenne. Ce qui est énorme.
Le chercheur, qui dirige actuellement avec Stéphanie Girardclos une thèse visant à comprendre la dynamique des sédiments dans le delta du Rhône, n’y a pas cru tout de suite. Mais un forage récent a rapidement confirmé l’hypothèse d’une sédimentation rapide qui semble se poursuivre. Dans la mesure où ces dépôts sont accrochés à un terrain en forte pente, leur stabilité est évidemment questionnable. D’autres études sont néanmoins nécessaires pour évaluer les risques d’éboulements sous-lacustres comparables à ceux qui ont provoqué le tsunami d’il y a 1500 ans.

Une bonne machine

« Pour la réalisation de ces projets et de bien d’autres, La Licorne représente un précieux outil à disposition des scientifiques, explique Jean-Luc Loizeau. Précieux et fiable. Il a été construit aux Pays-Bas et était, paraît-il, destiné aux gardes-côtes portugais. C’est finalement le professeur Jean-Pierre Vernet, le fondateur de l’Institut F.-A. Forel, qui l’a acheté pour 250 000 francs en 1980 afin de remplacer l’ancien bateau, devenu trop petit. Et depuis, il n’a jamais eu une seule avarie. C’est une bonne machine. »
Avec ses 13 mètres de long, le navire peut transporter jusqu’à 12 personnes et, surtout, embarquer tout le matériel scientifique nécessaire, comme des carottiers, des bouteilles de prélèvement, des sonars, etc. Il possède également une grue pouvant soulever jusqu’à 500 kilos. La flotte de l’Université compte d’ailleurs un second bateau, beaucoup plus petit et naviguant peu. Avec son fond plat, il est notamment utilisé pour les recherches archéologiques dans la Rade de Genève.
« Il n’y a pas de budget spécifique alloué à La Licorne, précise Jean-Luc Loizeau. Son entretien est payé par les projets de recherche qui utilisent le navire et qui intègrent dans leur financement une certaine somme par jour d’exploitation. Et quand des travaux plus importants s’imposent, comme la rénovation complète du système hydraulique et des réservoirs qui a été effectuée il y a 4 ans, nous demandons le soutien de la Section. »
L’utilisation du bateau varie beaucoup d’une année à l’autre. Pour 2019, il est déjà réservé pour deux projets (l’un concernant le mercure dans le lac, l’autre le phytoplancton). Par ailleurs, La Licorne, qui peut être louée pour 1300 francs par jour en dehors de toute collaboration scientifique, s’ouvre au public lors de chaque Nuit de la Science dont la prochaine édition aura lieu à l’été 2020 à Genève.

 

Un laboratoire flottant au chevet du Léman

 

Depuis mi-février, LéXPLORE, la station de recherche flottante la plus moderne au monde aménagée sur un lac, est ancrée au large de Pully. Créé par Bastiaan Ibelings, professeur au Département F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau (Faculté des sciences) et ses collègues de l’Université de Lausanne, de l’École polytechnique fédérale de Lausanne et de l’Eawag (Institut fédéral des sciences et technologies de l’eau), ce laboratoire monté sur une plateforme de 100 m2 est à l’affût des moindres changements touchant les eaux, la faune et la flore du lac. Les appareils montés à bord (une station météorologique pour enregistrer les températures et les vents, des détecteurs de vitesse d’écoulement, de lumière, de turbulences, d’oxygène, de dioxyde de carbone, d’algues et de toutes sortes de substances naturelles et artificielles) sont conçus pour enregistrer toutes les modifications horaires et saisonnières jusqu’en 2026.
L’idée consiste à suivre au plus près l’état de santé d’un lac qui joue un rôle très important aussi bien pour l’être humain que pour la nature mais qui représente aujourd’hui un écosystème mis sous pression. En dehors des changements d’occupation des sols et des rejets de substances nutritives et polluantes, les changements climatiques exercent un impact non négligeable.
Le réchauffement continu de l’eau augmente la stratification des lacs et modifie la composition du plancton. En particulier, certaines algues bleues (cyanobactéries) prolifèrent et compromettent la pêche et l’approvisionnement en eau potable.
Les résultats seront partagés au fur et à mesure avec tous les utilisateurs du lac, des pêcheurs professionnels aux défenseurs de la nature, en passant par les plaisanciers.

 

 

« Tauredunum 563 »,
quand le Léman sort de ses rives

 


Le placide Léman connaît régulièrement de grosses colères, en général énervé par une forte bise. Mais aucune n’égale en puissance dévastatrice celle de 563. En un jour funeste de cette année-là, à en croire les chroniques médiévales de Marius d’Avenches et de Grégoire de Tours, deux évêques du VIe siècle, le lac, « sortant de ses deux rives », « détruisit des villages très anciens » et « emporta dans sa violence le pont de Genève, les moulins et les hommes et, entrant dans la cité de Genève, il tua beaucoup d’hommes ». La cause de ce cataclysme serait une montagne, désignée comme le Tauredunum, qui se serait écroulée quelque part dans la vallée du Rhône (entre Martigny et le delta), après avoir « fait entendre pendant plus de soixante jours une espèce de mugissement ». L’éboulement aurait provoqué, d’une façon ou d’une autre, un raz-de-marée destructeur sur le lac. Faute de restes archéologiques et de données géologiques permettant de corroborer la catastrophe, cette histoire est restée une énigme durant 1500 ans.
Comme le détaille un ouvrage récent, Un Tsunami sur le Léman, Tauredunum 563, le mystère s’est subitement éclairci en 2010, lorsque Stéphanie Girardclos et Katrina Kremer, toutes deux géologues au Département des sciences de la Terre (Faculté des sciences), ont vu apparaître sur l’écran de leur ordinateur les résultats obtenus à l’aide de leur échosondeur. Visionnant la reconstitution par cet appareil des sédiments au fond du lac, elles observent alors une couche anormalement épaisse. Après analyse, il se trouve que cette strate remonte à l’époque du fameux tsunami et qu’elle renferme deux fois plus de sédiments – déposés en quelques heures – que la couche qui s’est formée au-dessus au cours du millénaire et demi qui a suivi. Il ne fait aucun doute que les chercheuses sont en présence d’un événement d’une ampleur peu fréquente.
Les résultats et les modélisations sont publiés dans la revue Nature Geoscience du mois de novembre 2012 et les auteures font le lien avec l’épisode du Tauredunum. Les modèles confirment la formation d’un tsunami avec une vague de plusieurs mètres de haut.
Selon le dernier scénario en date, rapporté dans le livre, la catastrophe commencerait avec le détachement de la partie sommitale de la Suche, une montagne qui surplombe le delta du Rhône, et son écroulement dans la plaine. Cette dernière se plisse et l’onde de choc se transmet aux sédiments du lac, provoquant une avalanche sous-lacustre. Pas moins de 250 millions de mètres cubes de matière se détachent du front du delta. Ce déplacement massif de sédiments provoque l’apparition d’énormes vagues dont la plus haute atteint 13 mètres à Lausanne, détruisant toutes les infrastructures situées sur les rives. Quelque 70 minutes après l’écroulement, une vague de 8 mètres de haut frappe et dépasse les premiers murs de la cité burgonde de Genève.