Campus n°137

L’«Homo novus», transhumain utopique

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Augmenter l’être humain en modifiant certains de ses gènes, c’est peut-être possible. Mais la seule manière d’obtenir des résultats intéressants consisterait à modifier son génome entier et donc à produire une nouvelle espèce.

À quoi bon se lancer dans le transhumanisme si c’est pour se limiter à des modifications transitoires telles que la pose de quelques implants dont les effets disparaîtront avec l’individu égocentré qui aura choisi d’en bénéficier ou la modification de certains gènes ? Pour Denis Duboule, professeur au Département de génétique et évolution (Faculté des sciences), le mouvement intellectuel qui vise à l’amélioration de la condition humaine et qui connaît une popularité croissante doit viser beaucoup plus haut. Étant donné les possibilités mais aussi et surtout les limites de la génétique, la seule voie qui soit digne d’intérêt aux yeux du généticien genevois serait disruptive car elle envisagerait une modification du programme génétique humain si profonde qu’elle passerait carrément par la création d’une nouvelle espèce : l’Homo novus. Cette forme augmentée d’Homo sapiens, fabriquée à partir de son génome, présenterait des traits foncièrement différents, bien qu’impossibles à prévoir. Et parmi eux, pourquoi pas, se trouveraient certains des avantages tant convoités par les tenants du transhumanisme. Cette position radicale, utopique et provocatrice, Denis Duboule l’a notamment présentée lors d’une conférence publique organisée par l’association des Alumni de l’UNIGE au printemps 2018.
Quel que soit son degré d’intervention, la modification du programme génétique humain à des fins transhumanistes soulève d’abord la question épineuse du déterminisme génétique : Quel changement dans l’ADN produit quel résultat ? Les connaissances actuelles ne sont de loin pas suffisantes pour apporter une réponse précise mais elles permettent cependant déjà de planter un certain nombre de clôtures autour du champ des possibles.
Les scientifiques ont longtemps considéré que l’unité de base du déterminisme génétique était le gène. Avant même qu’on découvre les mécanismes de l’hérédité, le naturaliste britannique Charles Darwin (1809-1882) suppose, au travers de sa théorie de l’évolution, que la variation des formes des êtres vivants est aléatoire, infinie et dénuée de cause. Pour lui, la sélection naturelle, en faisant le tri entre toutes les possibilités, est le seul moteur important dans le processus évolutif. À l’image du bec des pinsons des îles Galápagos dont la forme s’adapte à la nourriture locale, il considère alors que chaque trait peut être réduit à une unité d’informations élémentaires qui seraient libres de varier de façon autonome

Progrès spectaculaires

Cette idée qu’il existe une relation directe entre une unité génotypique, une mutation dans l’ADN par exemple, et une unité phénotypique, c’est-à-dire un effet sur l’organisme, s’est propagée jusqu’à aujourd’hui.
La réalité est toutefois plus complexe que cela. Les progrès spectaculaires réalisés en génétique ces dernières décennies ont en effet révélé que chaque gène possède en fait de multiples fonctions à des temps différents et dans des contextes variés – plusieurs d’entre eux se retrouvent même presque à l’identique dans d’autres espèces vivantes. Inversement, chacun des traits morphologiques ou physiologiques de l’être humain est déterminé non pas par un mais par des dizaines, voire des centaines de gènes.
Ce changement de paradigme bouleverse le concept du déterminisme génétique sans l’éliminer pour autant. Il demeure en effet indéniable que deux génomes identiques produisent systématiquement le même résultat. Il suffit de voir la ressemblance frappante entre de vrais jumeaux pour s’en convaincre. En revanche, il ressort, au fur et à mesure que les connaissances s’étoffent, que l’on ne peut plus morceler le déterminisme d’un génome entier (comprenant l’ensemble des gènes, des parties non codantes, des éléments épigénétiques, une structure et une dynamique tridimensionnelles…) en sous-unités de base qui auraient chacune leur propre petit déterminisme, indépendant de celui des autres.
Cette complexité vient du fait que toutes les parties de l’organisme ont évolué de concert et non pas de manière indépendante les unes des autres. De ce point de vue, on pourrait donc voir l’humain comme un assemblage parfait de fonctions toutes imparfaites – plutôt que le contraire.
Le problème est que, dans ce contexte, le déterminisme d’un génome pris dans son ensemble devient nettement plus diffus que celui d’un seul gène ayant un seul effet. À tel point que la modification génétique d’ à des fins transhumanistes risque fort d’être décevante et très probablement illusoire.

Il sera certes un jour possible de perfectionner certaines fonctions humaines qui dépendent de causes génétiques bien identifiées, comme la production d’insuline, une fonction musculaire par-ci ou une fonction digestive par-là. Mais, pour Denis Duboule, ce ne sont là que des changements cosmétiques qui n’emmèneront pas Homo sapiens vers les nouveaux horizons promis par le transhumanisme (lire encadré ci-dessous).

Vision nocturne

On pourrait souhaiter par exemple rendre à l’être humain la vision nocturne – une faculté qu’il a sans doute perdue au cours de l’évolution – sans passer par l’utilisation de caméras ou d’implants intraoculaires infrarouges. Il se trouve que pour ajouter cette option au modèle actuel d’Homo sapiens, il faudrait modifier une chaîne de causalité si complexe que nul ne sait à quoi ressemblerait le transhumain porteur de cette nouvelle fonctionnalité. Peut-être même, suggère Denis Duboule, ressemblerait-il à l’animal duquel on se serait inspiré pour acquérir cette vision nocturne.
Et si l’on voulait se faire pousser des ailes dans le dos, comme celles des anges, on serait confronté au même problème insoluble que le propriétaire d’un appartement qui aimerait construire ses toilettes au-dessus du salon de son voisin. Le plan, c’est-à-dire le programme génétique, ne le permet pas pour des raisons structurelles. La seule possibilité imaginable consisterait, dans ce cas, à remplacer les bras par des ailes et à transformer un tel nombre d’autres paramètres qu’il ne serait pas tellement étonnant que la créature résultant d’une manipulation si massive soit finalement munie d’un bec à la place de la bouche.
En bref, l’être humain, comme n’importe quel être vivant d’ailleurs, est contraint par l’héritage immémorial de son programme génétique et par ses règles de fonctionnement. Il est condamné à rester dans le cadre fixé par ce qu’autorise la génétique. Sans être figé, ce cadre est néanmoins relativement rigide. Toutes les formes ne sont pas réalisables. D’ailleurs, au cours de son évolution, Homo sapiens n’a pratiquement rien inventé en termes de morphologie ou de physiologie sauf peut-être s’est-il doté d’un cerveau à peine plus élaboré que celui d’un singe.

Big Genome

Du point de vue transhumaniste, ce constat peut paraître décevant. Mais il existe encore un espoir, affirme Denis Duboule. La tâche principale des êtres humains, rappelle-t-il, consiste à transmettre un génome aux générations suivantes. Non pas son génome unique mais des milliers, voire des millions d’entre eux, c’est-à-dire une quantité suffisante pour permettre d’assurer la pérennité de la formule chromosomique qui définit l’espèce.
Partant de ce constat, le généticien genevois estime qu’un transhumanisme digne de ce nom doit commencer par la création d’un génome humain de référence. Celui-ci serait issu de la synthèse effective de ces millions de génomes humains venus de toute la planète à partir desquels un certain nombre de règles normatives pourraient être extraites. Baptisée Big Genome, cette séquence d’ADN « modèle » n’existerait au départ que sur ordinateur et servirait à vérifier ce qui est génétiquement réalisable ou non (ce qui sous-entend également que l’on soit en mesure de maîtriser et de simuler tous les mécanismes biomoléculaires du fonctionnement d’un génome, ce qui demandera encore un peu de travail). En modifiant ensuite l’algorithme à volonté, on pourrait rechercher de nouveaux équilibres stables qui présenteraient un maximum de traits souhaités. Les résultats les plus satisfaisants ainsi obtenus pourraient ensuite être synthétisés et donner naissance à l’Homo novus, un homme véritablement nouveau, transcendant l’actuel Homo sapiens sur bien des points.
Denis Duboule ajoute à ce programme deux éléments à ses yeux essentiels. Il ne faudra pas oublier d’introduire des paramètres pouvant varier de façon aléatoire afin de générer un minimum de différences entre les individus qui rendront la vie en société acceptable. Et, surtout, il faudra faire en sorte que la formule chromosomique d’Homo novus soit incompatible avec celle d’Homo sapiens. Il s’agit d’éviter que ce nouveau génome ne se dilue dans l’ancien par des croisements illégitimes, comme cela s’est passé avec nos cousins néandertaliens, et qu’une vigueur hybride ne mette en danger la survie de cette nouvelle espèce.

 

 

De l’ébauche à la perfection


Selon Nick Bostrom, professeur à la Faculté de philosophie de l’Université d’Oxford, le transhumanisme se définit comme une façon de penser l’avenir qui repose sur le principe que l’espèce humaine, dans sa forme actuelle, n’a pas atteint la fin de son développement mais plutôt une phase relativement précoce. Le chercheur le voit aussi comme « un mouvement intellectuel et culturel qui affirme la possibilité et l’utilité d’améliorer fondamentalement la condition humaine, notamment
en développant et en mettant à la disposition du grand public des technologies permettant d’éliminer le vieillissement et d’améliorer considérablement les capacités psychologiques ». Enfin, il comprend l’étude des ramifications, des promesses et des dangers potentiels des technologies qui permettront de surmonter ces limitations humaines.
Le transhumanisme peut être considéré comme une extension de l’humanisme dont il est partiellement dérivé.
Les humanistes croient que les individus comptent. Ils ne sont peut-être pas parfaits mais il est possible de les améliorer en promouvant la pensée rationnelle, la liberté, la tolérance, la démocratie et le souci de ses semblables.
Les transhumanistes partagent cette vision mais soulignent en plus ce que l’humain a le potentiel de devenir. L’homme peut utiliser des moyens rationnels non seulement pour améliorer la condition humaine et le monde extérieur mais aussi pour s’améliorer lui-même, c’est-à-dire l’organisme humain.
Ce faisant, les transhumanistes ne se limitent pas aux méthodes humanistes traditionnelles telles que l’éducation et le développement culturel. Ils utilisent également des moyens technologiques qui permettront à terme d’aller au-delà de ce que certains pourraient qualifier d’humain.


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