Campus n°137

Superman, prozac de l’Amérique

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La figure du super-héros traverse toute la culture occidentale avant de se déployer pleinement dans l’amérique des années 1930. Retour sur un mythe moderne qui exalte la toute-puissance de l’individu face aux lacunes de la force publique.

Le surhomme dont rêvent les tenants du transhumanisme existe depuis longtemps. De la Grèce antique au Moyen Âge, en passant par l’Amérique des années 1930, la figure du super-héros traverse en effet toute la culture occidentale avec des caractéristiques dont le bien nommé Superman offre une parfaite synthèse. Plongée dans l’univers de ces individus sans peur et sans reproche avec Michel Porret, professeur d’histoire moderne à la Faculté des lettres et grand connaisseur du neuvième art.
Le 18 avril 1938 est une date à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la pop culture américaine. Ce jour-là, Clark Kent promène en effet pour la première fois son collant azur et sa cape écarlate sur les pages d’un magazine à grand tirage, en l’occurrence le numéro inaugural d’Action Comics, tiré à 200 000 exemplaires et vendu à l’époque pour 10 cents. Rencontrant un succès public immédiat, l’apparition du personnage imaginé cinq ans plus tôt par deux adolescents de 17 ans, Jerry Siegel et Joe Shuster, annonce une ère nouvelle : celle d’individus dotés d’une force, d’une intelligence et d’une droiture morale largement au-dessus de la moyenne et dont le succès commercial ne s’est depuis jamais démenti (1,2 milliard de dollars de recettes en quatre jours pour le dernier épisode d’Avengers).
« Entre 1931 et 1945, on assiste à la création en rafale de toute une série de super-héros, situe Michel Porret. Avant Superman, il y a The Shadow (1931), qui est un as de l’aviation doté du pouvoir d’invisibilité ou encore Doc Savage (1933), un milliardaire mélangeant la puissance physique de Tarzan et l’intelligence de Sherlock Holmes. Après, arrivent Batman (1939), Green Lantern et Flash (1940), Captain America et Wonder Woman (1941), pour ne citer que les plus connus. Ce qui est intéressant, c’est que tous disposent d’un certain nombre de caractéristiques communes qui vont durablement fixer le genre. »
La première tient à leurs capacités physiques largement au-dessus de celles dont dispose le commun des mortels. Dus à une mutation génétique (comme dans le cas de Spiderman ou de Hulk), à une provenance extraterrestre (Superman tire sa force de sa planète d’origine, Krypton) ou a un arsenal technologique (Batman ou Iron Man), ces « super pouvoirs » permettent de soulever des montagnes, de se déplacer à la vitesse de l’éclair, de résister à la douleur et même de voir à travers les murs.
Le second trait partagé par ces personnages est leur double identité. Sauf exception (Captain America, Iron Man), le super-héros agit dans le plus grand des secrets, le lecteur étant seul à connaître sa véritable nature. Cette clandestinité va de pair avec l’usage d’un costume distinctif (généralement aussi moulant que possible) que ces forçats de l’ombre abandonnent sitôt qu’ils retournent à leur vie d’individu ordinaire.
Si quelques-uns disposent d’un alter ego (comme Robin dans le cas de Batman), la plupart agissent par ailleurs seuls, n’ayant ni amis ni famille.
Enfin, tous sont portés par la même nécessité de mener une guerre totale contre le crime et l’injustice.
« La figure du super-héros telle qu’elle apparaît dans l’Amérique des années 1930 est très nettement marquée par un double ancrage, complète Michel Porret. D’une part, celui de la mythologie grecque et de ses prolongements dans les récits médiévaux. De l’autre, celui de la littérature de la fin du XIXe siècle qui voit fleurir les justiciers. »
À cet égard, la parenté avec le Comte de Monte Cristo et surtout Zorro relève de l’évidence. Tout comme ses héritiers, Don Diego de la Vega se cache derrière un masque, porte le costume et lutte en faveur de la veuve et de l’orphelin contre un État dévoyé, dans le cas présent par la tyrannie exercée par le sinistre commandant Monastorio.
En remontant un peu le fil du temps, on peut ranger parmi les aïeux de Superman, Pierre Terrail, seigneur de Bayard (1475-1524), le fameux chevalier « sans peur et sans reproche » aussi bien que Roland de Ronceveaux, enfant doté d’une force phénoménale recueilli par un berger et insensible aux coups de ses ennemis. Plus loin encore, on trouvera le dieu germanique Thor, l’invulnérable Achille et, bien sûr Hercule auquel il est explicitement fait référence dès la première aventure de l’homme à la cape rouge.
Éclairer cette filiation n’explique cependant en rien le déferlement aussi massif que soudain des super-héros dans l’Amérique des années 1930.
«Une des raisons que l’on peut avancer, c’est la profonde crise morale et politique que traverse alors ce pays, avance Michel Porret. En faisant exploser le chômage, la Grande Dépression a fait voler en éclats les rêves de millions de citoyens que l’État peine à protéger de la misère. À cela s’ajoute la montée en puissance du crime organisé face auquel la police, qui est une invention tardive aux États-Unis, semble incapable de lutter. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard qu’au moment de la guerre du Vietnam, on verra apparaître une nouvelle génération de héros costumés avec des personnages comme Spiderman, Hulk, Dardevil ou le Surfer d’argent.»
Au contexte, il faut ajouter un dispositif de production permettant de faire partager cette nouvelle forme culturelle à un très large public. C’est ce qu’offrent d’abord les « pulp magazines », ces romans peu coûteux et de piètre qualité matérielle qui connaissent leur âge d’or durant la première moitié du XXe siècle. Le cinéma prendra ensuite le relais, proposant en avant-programme de petites séries d’une vingtaine de minutes et d’une quinzaine d’épisodes parmi lesquelles les récits mettant en scène des super-héros vont rapidement se tailler la part du lion (les « serials »). Mais ce seront surtout les comic books qui vont populariser le genre à grande échelle avec des maisons d’édition comme DC Comics ou Marvel Comics dont certaines publications dépasseront les 2 millions d’exemplaires au cours des années 1970.
« Ce formidable succès, qui n’a pas d’équivalent en Europe, s’explique aussi en partie par l’idéologie que ces récits véhiculent, analyse Michel Porret. Le super-héros, c’est en effet le culte de l’individu poussé à son paroxysme. C’est l’image privée d’une forme de puissance capable de faire triompher le bien sans avoir de compte à rendre à la collectivité publique. En ce sens, c’est donc une forme d’archétype du « self-made-man » si cher au rêve américain. »