Campus n°137

À la chasse aux maladies rares au Pakistan

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Un projet helvético-pakistanais se penche sur des familles consanguines présentant des maladies mentales ou oculaires. Le but : trouver des maladies monogéniques récessives encore inconnues.

La famille K. est originaire de la région de Kohat, près de Peshawar, au nord du Pakistan, et elle peut légitimement estimer que le sort s’acharne sur elle. Sur cinq enfants, trois souffrent en effet de microcéphalie et présentent une déficience intellectuelle sévère. L’équipe de Stylianos Antonarakis, professeur honoraire à la Faculté de médecine, et des collègues pakistanais ont récemment découvert la cause de leurs tourments. Dans un article paru dans l’American Journal of Human Genetics du mois de juin, ils montrent que cette malformation est due à la mutation d’un seul gène, le DYNC1I2. Ils ont également remarqué que les deux parents sont porteurs sains, c’est-à-dire que chez eux une seule copie de ce gène (dit récessif) est altérée, l’autre parvenant à pallier cette absence. Trois des enfants ont toutefois eu la malchance d’hériter de cette mutation à la fois de leur père et de leur mère, provoquant du même coup le développement de la maladie.
Un tel événement est hautement improbable en temps normal mais, dans le cas présent, il s’explique par le fait que les parents sont cousins germains. Tous deux ont vraisemblablement hérité d’une copie d’un même gène dysfonctionnel appartenant à leur grand-mère ou grand-père commun. Au Pakistan, près de 60 % des mariages sont consanguins, un record mondial (la moyenne étant d’environ 15 %). C’est d’ailleurs pour cette raison que Stylianos Antonarakis et ses collègues s’intéressent à cette population et en particulier à la famille K.

Séquençage complet

Soupçonnant la présence d’une maladie congénitale inconnue, les chercheurs ont prélevé l’ADN de tous les membres de la famille. Le séquençage complet de leur génome a fait ressortir le DYNC1I2 comme candidat susceptible d’expliquer le retard mental des trois enfants. Une candidature soutenue par le fait que ce gène, qui n’a jusqu’ici jamais été relié à une maladie, est déjà connu pour son implication dans le cerveau.
Il produit en effet la dynéine, un composant d’un complexe protéique plus grand qui intervient notamment dans le fonctionnement et le développement des neurones.
Les chercheurs ont ensuite interrogé Gene Matcher, une base de données internationale qui répertorie tous les gènes faisant l’objet de recherches cliniques ou fondamentales dans le monde. Ils ont ainsi découvert deux autres patients présentant une double mutation sur le même gène. Renseignements pris, les deux cas, vivant aux États-Unis, souffrent des mêmes symptômes, en l’occurrence une microcéphalie et une déficience intellectuelle sévère.
Pour ne rien laisser au hasard, les auteurs ont encore demandé à des collègues de l’Université de Duke aux États-Unis d’étudier des poissons-­zèbres (Danio rerio), auxquels la variante poissonnière du gène DYNC1I2 a été enlevée ou remplacée par la version humaine mutée. Dans les deux cas, les embryons modifiés ont donné naissance à des animaux atteints de microcéphalie (la déficience intellectuelle ne pouvant pas être mesurée).

Nouvelle maladie

« Nous pouvons affirmer avoir identifié une nouvelle maladie monogénique récessive, c’est-à-dire une maladie causée par la mutation d’un seul gène mais qui ne se déclare que lorsque les deux copies (allèles), maternelle et paternelle, sont altérées, estime Stylianos Antonarakis. Cette avancée permet de mettre au point un diagnostic pour cette forme de déficience intellectuelle dont nous ignorons pour l’instant l’incidence dans le monde. Ce diagnostic, assez bon marché et facile à réaliser, peut aider dans le cadre du planning familial en informant les couples qui seraient à risque de transmettre cette maladie à leurs enfants ou en détectant des fœtus atteints. Notre découverte ouvre également des voies de recherche sur les mécanismes biomoléculaires de cette maladie. »

Swiss-Pakistan Project

La famille K. n’est pas la seule à avoir fait l’objet de l’attention des chercheurs genevois et pakistanais. Il y a 4 ans, Stylianos Antonarakis a lancé le Swiss-Pakistan Project en collaboration avec Muhammad Ansar, biologiste formé à l’Université du Pendjab à Lahore et venu à l’Université de Genève à la faveur d’un accord de coopération scientifique conclu entre les deux pays. L’objectif consiste à identifier des maladies monogéniques récessives encore inconnues.
Les maladies monogéniques dominantes (pour lesquelles un seul allèle muté suffit pour déclencher la maladie) sont certes rares mais plus fréquentes. Elles peuvent être détectées dans les pays occidentaux où les systèmes sanitaires sont très développés. Les récessives, par contre, exigent un concours de circonstances plus improbable. Ou des familles consanguines. De ce point de vue, le Pakistan, fort de ses 220 millions d’habitants et où trois mariages sur cinq sont conclus entre cousins germains, est un terrain d’investigation intéressant.
« Les génomes des fratries issues de germains possèdent 10 fois plus d’ADN en commun que des frères et sœurs non consanguins, explique Stylianos Antonarakis. En d’autres termes, les premiers ont 10 à 20 fois plus de risques que les seconds de développer une maladie monogénique récessive. »
Le chercheur estime que la plupart d’entre elles sont encore inconnues. À l’heure actuelle, sur les quelque 20 000 gènes humains existants, les scientifiques n’en connaissent en effet que 4250 qui sont associés à des maladies monogéniques.
« Nous avons limité notre champ d’investigation aux déficiences intellectuelles et à la cécité, explique Stylianos Antonarakis. Ces deux infirmités sont les plus faciles à détecter par les responsables de soins dans les villages ou dans les quartiers. »
De son côté, Muhammad Ansar, désormais durablement installé à Genève, s’est chargé de rallier sept universités pakistanaises au projet afin de disposer de centres capables d’établir le phénotype des patients et de collecter des échantillons de sang et de salive. Le séquençage des génomes est réalisé à l’Université de Genève, qui dispose de la technologie et du savoir-faire nécessaires. Une bourse financée par le Fonds national pour la recherche scientifique permet d’ailleurs de faire venir un étudiant pakistanais à Genève tous les deux ans. Les vérifications sur des animaux de laboratoire génétiquement modifiés (mouches, poissons ou souris) sont ensuite confiées à d’autres institutions partenaires.

Sept nouveaux gènes

À ce jour, environ 500 familles pakistanaises consanguines ayant parmi leurs membres plusieurs enfants touchés par un des deux types de malformations ont été enrôlées dans le projet. Sept nouveaux gènes associés à des maladies monogéniques récessives jusque-là inconnues ont déjà été publiés, au rythme effréné d’un article tous les deux mois. Au moins 35 autres sont en phase de soumission auprès de différents journaux scientifiques.
« Si l’on tombe sur un gène déjà identifié comme étant une cause de maladie, on laisse le cas de côté, précise Stylianos Antonarakis. Sinon, on poursuit le travail. Pour l’instant, on trouve un nouveau gène chez une famille sur cinq touchées par une forme de cécité. Pour la déficience intellectuelle, le rapport moyen est même de 1 sur 3,5. Les résultats sont tels que plusieurs autres institutions scientifiques et sanitaires du Pakistan aimeraient travailler avec nous. Certaines souhaitent désormais rassembler une population de contrôle d’au moins 10 000 personnes et élargir les investigations aux maladies des reins, de l’audition, du système immunitaire, etc. »
Le moyen le plus efficace d’éviter les maladies monogéniques récessives serait encore d’abandonner la pratique des mariages entre cousins. Cette tradition est cependant tolérée par l’Islam et très ancrée dans la culture du Pakistan qui compte beaucoup de communautés isolées les unes des autres et très peu mobiles.
Les populations concernées estiment par ailleurs que les unions entre germains comportent de nombreux avantages. Elles sont considérées comme un élément stabilisateur, puisque les deux parties se connaissent bien, et elles permettent à l’argent de rester au sein des familles. Par ailleurs, la pratique assez rigoriste de la religion empêche littéralement les jeunes hommes et les jeunes femmes de se rencontrer lorsque leur lien de parenté dépasse celui de cousin germain. Dans un tel contexte, il y a peu de chances que des arguments de santé publique fassent changer les choses dans un avenir proche.


Anton Vos