Campus n°138

« Dis-moi qui sont tes voisins, je te dirai comment tu vas »

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L’état de santé des individus dépend de l’endroit où ils habitent et est souvent corrélé à celui des voisins. L’identification de ces inégalités territoriales permet des campagnes de prévention plus efficientes car mieux ciblées.

C’est une donnée banale mise au service d’une science sophistiquée : l’adresse du patient. Ce renseignement facile à obtenir ouvre en effet les portes d’un domaine de recherche de pointe en plein essor, la « santé populationnelle de précision ». Pour Idris Guessous, professeur associé à la Faculté de médecine et responsable du Service de médecine de premier recours des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), le lieu précis d’habitation (au minimum la rue et le numéro, voire l’étage) n’est en effet pas sans conséquences sur la santé des individus. Et ce, en raison de l’environnement direct (qualité de l’air et de l’eau, niveau de bruit nocturne…) mais aussi du mode de vie ou de l’alimentation qui sont autant de paramètres que partagent des groupes de personnes vivant dans un même secteur.
Dans un premier article qui a marqué les esprits du bout du lac (et au-delà) et qui est paru dans la revue Nutrition & Diabetes du 10 mars 2014, Idris Guessous et ses collègues ont montré que la répartition de l’Indice de masse corporelle (IMC*) dans la population genevoise n’est pas uniforme sur le territoire du canton. Se basant sur les adresses et les données de santé de 3601 enfants (fournies par le Service de santé de l’enfance et de la jeunesse) et de 6663 adultes, les auteurs ont produit des cartes dévoilant des « clusters » d’individus ayant un IMC élevé ou normal.
Les clusters sont formés de personnes présentant le même trait et qui sont « spatialement corrélées », c’est-à-dire qu’elles sont regroupées autour de leur lieu de vie. Pour ce faire, chaque individu a été comparé à tous ses voisins situés dans un rayon de 1800 mètres. Une précision inédite.
Plus concrètement, les clusters de personnes ayant un IMC élevé se concentrent surtout dans les communes de Meyrin, Vernier, Onex et Lancy qui forment une espèce de couronne à l’ouest de la ville de Genève. Ceux à l’IMC normal se situent essentiellement sur la rive gauche, aux Eaux-Vives et dans les communes de Cologny, Vandœuvre, Collonge-Bellerive, Meinier et Corsier mais aussi à Chêne-Bougeries, Carouge et Troinex. Le clivage entre quartiers populaires et aisés est criant, même après l’ajustement des données au niveau socio-économique des habitants.


Une démarche efficiente

Les cartes des chercheurs genevois – en particulier celle montrant les clusters d’enfants ayant un IMC élevé – permettent d’identifier les zones du canton où il faudrait organiser en priorité des actions ou des campagnes de promotion en faveur de l’exercice physique ou d’une meilleure alimentation. Celles-ci obtiendraient certainement plus de résultats et coûteraient moins cher à la collectivité que des programmes uniformément répartis sur tout le canton. « C’est ce qu’on appelle l’efficience, précise Idris Guessous. Et à une époque de restrictions budgétaires, cela prend tout son sens.»
Idris Guessous et son équipe ne se sont pas arrêtés là et ont cherché des explications autres que le seul critère socio-économique à cette inégalité spatiale. Ils se sont d’abord demandé si le bruit nocturne pouvait contribuer au phénomène. Dès qu’elle devient trop forte, cette nuisance entraîne en effet une dégradation de la qualité du sommeil qui, à son tour, augmente les risques de dépression, d’hypertension, de stress et, précisément, de prise de poids.
L’étude, parue en 2018 dans l’International Journal of Hygiene and Environmental Health, a cette fois-ci été menée à Lausanne. Grâce aux adresses des patients, les auteurs ont pu déterminer dans la capitale vaudoise des clusters de participants ayant des troubles du sommeil corrélés à des niveaux de bruit nocturne élevés dans leur quartier causés par la circulation routière et ferroviaire. L’équipe explore désormais le rôle de la qualité des rénovations des bâtiments sur ces clusters.


Le poids du sucre

Dans la même veine, dans un article en cours d’évaluation, les chercheurs ont réussi à identifier dans le canton de Genève des clusters de personnes consommant trop de boissons sucrées. Une fois de plus, leur distribution est cohérente avec celle de la répartition spatiale de personnes souffrant d’obésité.
« On entend souvent dire que l’obésité relève de la responsabilité individuelle, commente Idris Guessous. On voit bien que la réalité est plus complexe. Grâce à nos recherches, on sait non seulement où agir mais aussi avec quel message. On voit que la cause d’un surpoids n’est pas seulement le manque d’exercice physique mais aussi la surconsommation de sodas ou un sommeil de mauvaise qualité. L’avantage de ces paramètres, c’est que l’on peut agir dessus. On peut favoriser l’exercice, mieux isoler des bâtiments ou encore insonoriser des routes – la ville de Lausanne se base d’ailleurs sur nos travaux pour identifier les routes à couvrir en priorité d’asphalte phono-absorbant. On peut aussi taxer les boissons sucrées et redistribuer le revenu de ces taxes de manière à venir en aide aux populations les plus exposées au problème.»
Cette dernière idée n’est cependant pas près de se concrétiser en Suisse. La taxe sur les boissons sucrées a en effet connu une série de revers ces dernières années au parlement alors même que plus d’une trentaine de pays dans le monde l’ont déjà instaurée.



« Bus Santé » et Giraph

L’approche des chercheurs genevois tire une large part de sa force du projet « Bus santé », financé par le canton de Genève et piloté depuis 1993 par l’Unité d’épidémiologie populationnelle des HUG (qui fait partie du Service de médecine de premier recours). Depuis vingt-cinq ans, un millier de résidents genevois volontaires et sains, âgés de 20 à 74 ans, sélectionnés au hasard, répondent chaque année à des questionnaires portant sur la santé, l’activité physique et la nutrition. Ils se rendent pour cela dans deux sites (Cluse-Roseraie et Belle-Idée) ainsi que dans une unité mobile, soit un semi-remorque équipé comme un cabinet médical qui stationne à plusieurs endroits au centre-ville. Les investigateurs en profitent pour réaliser un bilan sanguin et mesurer le poids et la taille de leurs visiteurs volontaires. Sans oublier de noter soigneusement leur adresse. Au total, plus de 20 000 adultes ont participé.
En matière de santé populationnelle, Idris Guessous travaille en étroite collaboration avec Stéphane Joost, du Laboratoire de systèmes d’informations géographiques à l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Il existe d’ailleurs à Lausanne une base de données (CoLaus) similaire à celle de « Bus Santé » qui comprend les informations sur environ 7000 patients. Les deux chercheurs ont créé en 2014 le laboratoire Giraph (Geographic information and analysis in population health) au sein duquel ils analysent, traitent et cartographient leurs données.
Le laboratoire Giraph a reçu il y a peu un financement de la part d’organismes actifs dans la prévention du tabagisme afin de cartographier l’organisation spatiale des fumeurs en Suisse. L’objectif cette fois-ci consiste à vérifier s’il existe des clusters de personnes dépendantes au tabagisme et de corréler leur distribution à l’environnement social, à l’implantation de kiosques qui vendent des cigarettes ou de publicités qui vantent la fumée.
« On m’a demandé si je ne craignais pas que les industries des sodas, du fast-food ou encore du tabac utilisent les résultats de nos recherches pour leur profit, se rappelle Idris Guessous. En réalité, il faut bien être conscient que tous les efforts que nous déployons actuellement pour identifier les populations vulnérables ont été faits avant nous par les industries en question. À chaque fois qu’elles se sont implantées quelque part, c’est à la suite d’une étude de marché leur indiquant où trouver les populations les plus vulnérables. Nous sommes à chaque fois venus derrière eux. Trop tard. Pour réparer. Nous devons les devancer.»

Référence : www.giraph.org

 

* L’IMC est une mesure de la charge pondérale d’une personne. S’il est trop élevé, il est associé à un risque plus grand de développer des maladies (diabète, maladies cardiovasculaires…). L’IMC se calcule en divisant le poids (en kilos) par la taille (en mètres) élevée au carré : IMC= poids/(taille)2. Pour une personne de 1,70 m, un IMC de 25 correspond à un poids de 72,25 kg. On considère que la surcharge pondérale commence à partir de 25 et l’obésité à partir de 30.

 

 

La puissance de la précision


« En santé publique, l’approche classique consiste à considérer une population dans son ensemble, à calculer des moyennes, à extrapoler et à en tirer des messages globaux, explique Idris Guessous, professeur associé à la Faculté de médecine et responsable du Service de médecine de premier recours des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Le problème, c’est qu’en agissant ainsi, on lisse les données, on efface les détails qui cachent pourtant des informations diablement utiles et on se trompe souvent. De notre côté, à l’Unité d’épidémiologie populationnelle des HUG, nous cherchons à changer de paradigme, c’est-à-dire à collecter les informations avec la plus grande finesse et à ne surtout pas faire de moyennes afin de délivrer les messages les plus précis possible en matière de santé publique.»
Et le chercheur de citer l’exemple d’une étude récente qui visait à identifier une relation entre le bruit nocturne et la somnolence durant la journée. Comme elle ne prenait en considération que des données moyennes sur l’ensemble de la population, elle n’a pu mesurer aucune corrélation. Idris Guessous et ses collègues ont alors proposé leur propre démarche. Ils ont d’abord identifié des clusters de personnes souffrant de somnolence, c’est-à-dire des gens qui ont en commun le fait de s’endormir durant la journée et d’être spatialement corrélés, c’est-à-dire que le voisinage de leurs adresses ne doit rien au hasard. Les auteurs ont fait de même avec des personnes n’ayant pas de problèmes de sommeil. Ils ont ensuite mesuré et comparé les niveaux sonores auxquels ces clusters étaient exposés.
En procédant ainsi, les chercheurs ont pu montrer qu’il existait des différences massives de pollution sonore nocturne entre les deux groupes, du même ordre que si les uns dormaient à côté d’une machine à laver enclenchée et les autres non.