Campus n°141

« Je suis nul en langues ! » Une étude se penche sur les différences entre individus

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Tout le monde n’est pas égal face au langage. Certains ont plus d’aptitudes que d’autres pour l’apprentissage d’un nouvel idiome. D’où viennent ces différences interindividuelles ? Narly Golestani, codirectrice d’un projet au sein du PRN « Evolving Language », mène l’enquête.

On peut être doué pour la prononciation de mots en langue étrangère tout en faisant beaucoup de fautes de grammaire. À l’inverse, on peut maîtriser parfaitement une nouvelle syntaxe mais, en même temps, être affligé d’un terrible accent ou avoir de la peine à apprendre de nouveaux mots dans un autre idiome que le sien. Plus radicalement, on peut être globalement mauvais dans l’apprentissage de langues ou, au contraire, jouir de toutes les aptitudes à la fois dans ce domaine. Bref, la nature distribue ses largesses un peu au hasard et les différences interindividuelles en matière de linguistique sont nombreuses.
Comprendre pourquoi ces variations existent, déterminer leurs causes, les dissocier, voire même les prédire : ce sont précisément les objectifs d’un des projets du Pôle de recherche national (PRN) Evolving Language qui devrait démarrer le 1er juin. Codirigée par Narly Golestani, professeure associée à la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), et Raphael Berthele, professeur à l’Institut de plurilinguisme de l’Université de Fribourg, cette étude, qui durera quatre ans, prévoit d’enrôler quelque 150 participants. Ils seront soumis à une batterie de tests permettant d’évaluer leurs aptitudes linguistiques comme des fonctions cognitives plus générales, ainsi qu’à de l’imagerie cérébrale.
« Dans le premier volet, nous nous intéresserons à une cinquantaine d’adultes sains – c’est-à-dire ne présentant aucun trouble du langage, explique Narly Golestani. Dans le second, nous aimerions comparer deux groupes d’une cinquantaine d’adolescents (entre 13 et 16 ans) dont l’un est composé de personnes souffrant de dyslexie. La difficulté de notre recherche, c’est qu’il va falloir trier parmi le très grand nombre de variables qui entrent en jeu dans l’apprentissage du langage et qui peuvent expliquer les différences d’aptitude constatées. »
L’idée du projet consiste à mesurer et à tisser des liens entre ces variables, dont certaines sont directement associées à la linguistique tandis que d’autres pourraient, à première vue, en paraître éloignées. Les personnes dont le cortex auditif est capable d’un traitement plus fin que la moyenne ont-elles plus d’aisance dans l’apprentissage des sons ? Les individus plus doués pour les fonctions exécutives, telles que la planification ou la mémoire de travail, maîtrisent-ils mieux la grammaire ? Et ceux qui sont gratifiés d’un contrôle moteur manuel particulièrement bon sont-ils aussi meilleurs dans la prononciation de mots d’une langue étrangère ?
Les chercheurs comptent soumettre les participants à des tests linguistiques classiques permettant d’évaluer les capacités grammaticales, syntaxiques, lexicales (par exemple, de vocabulaire), phonétiques (tant dans la production que dans la perception des sons) et aussi d’écriture et de lecture. Ils mesureront également des facultés plus générales comme les facultés attentionnelles, exécutives, auditives, ainsi que la capacité d’extraire les règles d’une nouvelle grammaire, la liste n’est pas exhaustive.

Que des monolingues

Les chercheurs prendront soin de n’enrôler que des personnes monolingues, c’est-à-dire qui ne parlent couramment qu’une seule langue (tout en acceptant le fait que la plupart des gens ont forcément une expérience, même limitée, dans au moins une deuxième langue). Chez les individus parfaitement bilingues, trilingues ou plus, il est considérablement plus compliqué d’isoler l’aptitude innée à apprendre une nouvelle langue de leurs compétences, améliorées par l’entraînement considérable que représente la pratique courante de plusieurs langues.
« Cela dit, on ne peut pas exclure que certains de nos monolingues soient musiciens, ce qui peut aussi créer des biais, souligne Narly Golestani. Les musiciens ont en effet une expérience auditive en moyenne plus développée que les autres, ce qui améliore certaines des aptitudes nécessaires au langage. Dans le même registre, certains monolingues manient davantage leur langue quotidiennement, pour leur travail par exemple, que d’autres, ce qui augmente aussi leur expérience dans ce domaine et peut masquer les variations interindividuelles que nous aimerions détecter. »
Les participants passeront certains de ces tests par ordinateur et d’autres allongés dans un appareil d’imagerie par résonance magnétique (IRM). L’IRM fonctionnelle permettra de visualiser quelles régions sont activées durant quelles tâches, tandis que l’IRM structurelle fournira des informations sur l’anatomie du cerveau, telles que le volume de régions bien spécifiques, l’épaisseur du cortex, la connexion entre les zones, etc.
« Nous savons déjà un certain nombre de choses dans ce domaine, note Narly Golestani. Des études assez anciennes ont par exemple montré que les individus doués dans l’apprentissage de sons utilisés dans des langues étrangères possèdent aussi une région du cortex auditif qui est plus volumineuse. Des recherches plus récentes, y compris les miennes, se sont concentrées sur des aspects particuliers du langage et leur ancrage dans le cerveau, comme la perception ou la production phonétique, des capacités syntaxiques, etc. Notre projet au sein du PRN a cela de nouveau qu’il va, pour la première fois, mesurer un grand nombre de variables différentes, toujours chez les mêmes personnes. »
Pour pouvoir tisser des liens entre ces données, qui promettent d’être très abondantes, l’équipe de chercheurs compte s’appuyer sur la puissance informatique et en particulier sur des techniques très pointues d’analyse des données, dont le machine learning, ou l’apprentissage automatique. C’est grâce à ces méthodes de pointe que les chercheurs espèrent faire ressortir des relations cachées entre des variables auxquelles ils n’auraient pas pensé intuitivement. Et ainsi identifier les causes possibles – et inédites, qui sait – responsables des différences interindividuelles dans les aptitudes linguistiques.
Les résultats de ce projet pourraient permettre le développement de nouvelles approches thérapeutiques pour soigner les personnes souffrant de troubles du langage, qu’il s’agisse de difficultés de lecture, de traitements phonologiques ou autres. Il est trop tôt pour évoquer des pistes plus précises, le projet ayant à peine démarré, mais elles pourraient ressembler à des solutions qui existent déjà dans la littérature scientifique. L’une d’elles, par exemple, cible les patients dyslexiques et vise à améliorer leur traitement défaillant des sons rapides. On leur fait entendre des sons brefs, tels que les consonnes t, p ou k, mais de manière ralentie, afin qu’ils puissent être correctement assimilés et associés aux symboles correspondants. Par la suite, on repasse les sons progressivement à la vitesse normale.

Bases de données

« Bien que cette partie du travail ne fasse pas formellement partie du PRN, nous prévoyons également des collaborations avec des équipes européennes dans le but d’exploiter des bases de données similaires mais produites par des études de grande envergure menées sur des milliers de participants, ajoute Narly Golestani. Elles comprennent des résultats de nombreux tests, dont certains évaluent les capacités linguistiques comme la production de mots, l’apprentissage associatif. Ces bases de données, notamment une britannique qui s’appelle UK Biobank, contiennent aussi des informations cérébrales et même génétiques sur les participants. »
La dimension génétique du langage permettrait d’ailleurs d’identifier parmi les aptitudes – ou les lacunes – linguistiques celles qui seraient innées. Elle compléterait ainsi le tableau des causes liées à l’apprentissage, à l’expérience ou encore à la plasticité cérébrale.

 

 

Le sens est (aussi) dans le rythme



La prosodie donne du sens aux paroles. Une question, par exemple, n’a pas la même mélodie qu’une affirmation ou qu’un ordre. L’intonation et le rythme que l’on donne à ses paroles aident aussi au traitement du langage par le cerveau. C’est à cet aspect paralinguistique que va s’intéresser le second projet (pour le premier, lire l’article principal) de Narly Golestani, professeure associée à la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), au sein du Pôle de recherche national (PRN) Evolving Language.
« On sait grâce aux travaux du psychologue français Jacques Mehler (décédé le 11 février dernier à l’âge de 83 ans) que les bébés, dès la naissance, arrivent à distinguer des langues les unes des autres ou, du moins, à reconnaître celles qui n’appartiennent pas à la même classe rythmique que la langue maternelle, explique Narly Golestani. Ils y parviennent grâce à la prosodie. Les bébés perçoivent en effet la prosodie linguistique quand ils sont encore dans le ventre de la maman. Leur cortex auditif est déjà en place dans les dernières semaines de la grossesse. Ils ne distinguent pas les sons individuels, filtrés par le liquide amniotique, mais bien leur mélodie. Après la naissance, on pense que la prosodie aide à séparer le flot de paroles en mots distincts et, plus tard, à faire le lien entre ces mots et donc à donner du sens aux phrases. »
L’étude de « la prosodie au sens », que la chercheuse genevoise codirige avec Martin Meyer, professeur au Linguistik Zentrum de l’Université de Zurich, consistera à mesurer l’activité cérébrale de volontaires adultes grâce à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) alors qu’ils sont soumis à des phrases normales ou filtrées de manière à en cacher le sens mais pas le rythme et les intonations.
Le but est de déterminer à quel point la prosodie aide à comprendre le sens du langage et comment le cerveau traite les sons qui lui parviennent dans ces différentes conditions.
Dans un deuxième volet, les chercheurs envisagent de réaliser du « neurofeedback IRMf en temps réel ». Toujours installés dans l’IRMf, les participants seront cette fois-ci invités à activer une zone particulière du cerveau (impliquée justement dans le traitement de la prosodie), rien qu’en regardant un curseur indiquant en direct le niveau d’activité de la région en question. «Nous aimerions mesurer si cet entraînement très spécifique améliore leurs capacités dans le traitement prosodique, expose Narly Golestani. Cela pourrait s’avérer utile pour les personnes qui ont des difficultés dans ce domaine. Il existe en effet des gens, que l’on dit aprosodiques, qui ont plus de peine à comprendre le sens que la prosodie peut donner à la parole.»