Tout Rougemont en libre accès
Offrir en ligne et gratuitement les œuvres complètes du penseur neuchâtelois accompagnées d’outils d’analyse et de recherche scientifiques, c’est ce que propose depuis le mois de mars la plateforme « Rougemont 2.0 ».
Écrivain, philosophe et professeur d’université, Denis de Rougemont (lire Campus n° 98) est un monument intellectuel. En témoignent la trentaine d’ouvrages, le millier d’articles, les centaines d’entretiens et la très riche correspondance qu’il a laissés derrière lui au moment de sa disparition en 1985. Une œuvre majuscule donc, dont les contours sont d’autant plus difficiles à dessiner qu’elle aborde une multitude de thèmes allant de la théologie à la critique littéraire, en passant par l’engagement européen, la défense de la culture, la collaboration scientifique ou la réflexion écologique. Rendre accessible ce patrimoine tout en offrant les outils nécessaires à sa compréhension et à son analyse, c’est l’objectif que poursuivent depuis 2017 les chercheurs impliqués dans le projet « Rougemont 2.0 », une plateforme en ligne gratuite inaugurée en mars dernier. Explications avec Nicolas Stenger, chargé d’enseignement au Global Studies Institute (GSI) et instigateur du projet.
« Les études sur Denis de Rougemont sont relativement nombreuses encore aujourd’hui, précise l’historien. Mais chaque chercheur – et je me range dedans – voit le personnage par le bout de sa lorgnette, ce qui fait que tous ces travaux restent un peu cloisonnés. Notre ambition est non seulement de rendre disponible l’ensemble des œuvres de Rougemont, ce qui est déjà totalement inédit pour un auteur contemporain, mais aussi de permettre des regards transversaux sur celles-ci grâce aux potentialités offertes par les nouvelles technologies. »
Mise au propre
Avec l’appui de plusieurs mécènes dont une fondation privée genevoise, de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel et des services informatiques de l’UNIGE, la petite équipe (dans laquelle figurent trois autres chercheurs du GSI, François Saint-Ouen et Jonathan Wenger, ainsi que Frédéric Glorieux, informaticien expert en linguistique computationnelle) s’est, dans un premier temps, concentrée sur la quarantaine d’ouvrages (éditions originales et rééditions) signés par Rougemont. Soit la majorité des livres, à l’exception de deux textes parus initialement en anglais et d’un oratorio, qui seront publiés ultérieurement.
Après sa numérisation, chaque recueil a fait l’objet d’un minutieux travail d’édition que se sont partagés les chercheurs. « Il ne s’agit pas simplement de scanner un livre et de le mettre sur le net, précise Nicolas Stenger. Pour pouvoir être pleinement exploité, le texte doit être bien structuré et aussi propre que possible, sans quoi on obtiendrait beaucoup de déchets et d’artefacts qui pourraient nuire au travail de fouille et d’exploration que l’on souhaite effectuer dans un deuxième temps. »
Plusieurs centaines d’articles de revues ont déjà subi un tel traitement et devraient être mis en ligne très prochainement. Tout comme le sont d’ores et déjà les archives audiovisuelles gracieusement mises à disposition par la Radio Télévision suisse (RTS).
Carte blanche
Le traitement de la correspondance prendra, par contre, un peu plus de temps. D’une part, parce que la reconnaissance automatique de caractères ne peut pas être utilisée dans la majorité des cas et qu’il faut saisir le contenu à la main. D’autre part, parce que, pour avoir une vue complète, il est nécessaire de retrouver les lettres envoyées par Rougemont qui sont conservées dans différentes bibliothèques de par le monde. « Sur ce plan, les choses avancent, précise Nicolas Stenger. Nous nouons des accords au fur et à mesure avec plusieurs des institutions concernées. »
Les questions de droits ont, quant à elles, été résolues grâce à une procédure similaire auprès des éditeurs qui possèdent encore des œuvres de Rougemont dans leur catalogue (c’est notamment le cas de Gallimard, de Plon et de La Baconnière). La famille a également donné carte blanche à Nicolas Stenger pour toutes les démarches nécessaires à la mise en ligne du reste du patrimoine.
L’esprit du penseur
Deuxième grand volet de l’entreprise, l’élaboration des outils informatiques destinés à naviguer par monts et par vaux dans l’esprit du penseur neuchâtelois a été lancée en parallèle.
« Plutôt que de surcharger cette masse de textes déjà considérable avec un important appareil critique, nous avons choisi de nous focaliser sur le développement d’instruments facilitant la navigation au milieu de ces données, poursuit le scientifique. Cela facilitera la tâche des personnes qui visitent le site tout en nous permettant d’affiner au fur et à mesure le travail d’édition. »
Le premier segment de ce cercle vertueux consiste à développer un moteur de recherche beaucoup plus précis que celui qui est utilisé actuellement afin de produire des statistiques aisées à interpréter ou de faciliter la visualisation de certains concepts clés.
L’informaticien de l’équipe planche par ailleurs sur un algorithme capable de produire des suggestions de lecture de façon automatisée. « Penser à des renvois vers d’autres œuvres, c’est quelque chose qui est dans nos compétences habituelles en tant que spécialistes de Rougemont, précise Nicolas Stenger. Mais, malgré notre expertise, il y a toujours des choses qui vont passer en dehors de nos radars. Sur la base d’éléments stylistiques, de mots ou d’agencements de phrases, un algorithme bien conçu peut créer des parcours de lecture, et donc des corpus de recherche, auxquels nous n’aurions jamais pensé. »
Dans le même ordre d’idées, un instrument servant à détecter les reprises est également à l’étude. Cet outil, qui pourrait s’avérer utile à tous les spécialistes de la génétique textuelle, faciliterait considérablement l’identification des variations qui peuvent exister entre différentes éditions d’un même texte. Dans le cas d’un auteur comme Rougemont, qui a souvent repris les mêmes arguments en les reformulant selon le public auquel il s’adressait, il permettrait de suivre très précisément l’évolution de sa pensée sur certaines thématiques. Cela, tout en éclairant d’un jour nouveau la genèse de certaines œuvres construites sur la base d’articles ou de chapitres publiés en guise de tests dans différentes revues.
Penser la crise
Enfin, un index général du site est également en cours de développement. Recensant chaque lieu, date ou nom de personnes figurant dans le corpus, il offrira un précieux appui à qui chercherait, par exemple, à dresser une cartographie fine de l’immense réseau de relations qu’avait tissé Denis de Rougemont à travers le monde.
« La pensée de Rougemont mérite qu’on s’y arrête en tant que telle, conclut Nicolas Stenger. Entre autres choses, c’est quelqu’un qui est intéressant à questionner pour penser le contexte de crise dans lequel nous nous trouvons actuellement, et qui est amplifié avec l’épidémie de Covid-19. Mais, au-delà de son œuvre, nous serions ravis si le travail que nous avons effectué pouvait inspirer et servir à d’autres équipes travaillant sur d’autres auteur-es. »
Vincent Monnet
www.unige.ch/rougemont